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Date : 20220223


Dossier : IMM-3453-20

Référence : 2022 CF 251

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 février 2022

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

DINO BRDAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire inhabituelle portant sur le rejet d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur, qui sollicite une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire — une mesure hautement discrétionnaire —, se trouve en Allemagne, même s’il a été renvoyé du Canada vers son pays d’origine. Au lieu de retourner en Croatie, il s’est soustrait à son expulsion en se rendant chez sa mère, en Allemagne.

[2] Comme la Cour l’a conclu dans la présente décision, quelles que soient les lacunes de la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur se trouve maintenant dans un pays de l’Union européenne, où il peut chercher un recours. La Cour n’exercera pas son pouvoir discrétionnaire pour accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Le contexte

A. La demande d’asile

[3] Le demandeur est âgé de 45 ans et est citoyen de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine [la Bosnie]. Il est entré au Canada en septembre 2012 et a présenté une demande d’asile fondée sur son orientation sexuelle et son origine ethnique et religieuse mixte (croate catholique et bosniaque musulman).

[4] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande d’asile, et la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté son appel. Le demandeur a ensuite présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. C’est la décision prise à l’égard de cette demande qui est visée par le présent contrôle judiciaire. Le demandeur a été frappé d’une mesure d’expulsion, et sa demande de report a été rejetée de même que sa demande de sursis. Il a quitté le Canada conformément à la mesure d’expulsion, mais n’est apparemment pas retourné dans son pays d’origine.

[5] La SPR a jugé que le demandeur était, dans l’ensemble, un témoin crédible et a reconnu qu’il était un homme gai d’origine ethnique mixte. Elle a toutefois rejeté sa demande d’asile au motif qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve clairs et convaincants qui démontraient que le gouvernement croate ne pouvait ni ne voulait le protéger. La SPR n’était pas tenue d’examiner la question de l’origine bosniaque du demandeur.

[6] La SPR a explicitement reconnu que l’homophobie était profondément ancrée dans la société croate, mais a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve qui établissaient l’existence d’une tendance plus générale de la police et du gouvernement en Croatie à ne pas pouvoir ou vouloir protéger les minorités sexuelles. D’autres éléments de la demande d’asile ont également été rejetés.

B. La décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[7] L’agent a examiné la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, notamment l’établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants (les enfants d’un ami et de membres de la famille élargie) et les conditions défavorables dans le pays. L’agent a clairement présumé que le demandeur s’était conformé à la mesure d’expulsion prise contre lui et s’est appuyé sur cette présomption pour faire remarquer que le demandeur n’avait produit aucun élément de preuve qui montrait qu’il avait été exposé à des difficultés à son retour en Croatie. Après avoir pris en compte les facteurs d’ordre humanitaire de façon globale, l’agent a rejeté la demande.

[8] En l’espèce, il est peu utile de se pencher sur la prise en compte des facteurs d’ordre humanitaire. Il suffit de souligner que, du point de vue de l’agent, l’établissement du demandeur n’avait rien de particulier et que peu de poids a été accordé aux facteurs liés à l’intérêt supérieur des enfants.

[9] En se fondant sur l’expertise de la SPR en matière d’évaluation des risques, l’agent a accordé un poids considérable aux conclusions de la SPR selon lesquelles la situation dans le pays était défavorable. L’agent a ensuite examiné non seulement la situation en Croatie, mais aussi celle en Bosnie.

[10] La principale critique à l’égard de la décision de l’agent est que celui-ci a outrepassé ses pouvoirs en examinant de façon détaillée des facteurs servant à mener une analyse fondée sur les articles 96 et 97, ce qui est interdit aux termes du paragraphe 25(1.3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

Non-application de certains facteurs

Non-application of certain factors

25 (1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

25 (1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

III. Analyse

A. La norme de contrôle

[11] En l’espèce, la Cour est saisie de deux questions : l’interdiction prévue au paragraphe 25(1.3) de la LIPR et le bien-fondé de la décision.

[12] Le paragraphe 25(1.3) interdit la prise en compte des facteurs servant à effectuer une analyse fondée sur les articles 96 et 97, mais exige qu’il soit tenu compte des difficultés auxquelles l’étranger est exposé. Le demandeur fait valoir que l’agent a tenu compte de facteurs servant à mener une analyse fondée sur les articles 96 et 97.

[13] Comme lorsqu’on cherche à savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale, il faut d’abord se demander s’il y a eu violation du paragraphe 25(1.3). À mon avis, suivant les mêmes principes que ceux qu’a appliqués le juge de Montigny au paragraphe 35 de l’arrêt Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, la question de la violation du paragraphe 25(1.3) concerne la manière dont une décision a été rendue, plutôt que l’essence de la décision.

[35] Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte : [renvois omis]. En fait, la raison pour laquelle nous continuons d’évaluer les questions touchant l’équité procédurale dans le cadre du contrôle judiciaire n’est pas claire pour moi, étant donné que l’équité procédurale concerne la manière avec laquelle une décision a été rendue, plutôt que l’essence de la décision, comme l’a à juste titre observé le juge Binnie dans l’arrêt S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 102. Ce qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non.

[Non souligné dans l’original.]

[14] En l’espèce, ce qui importe, en fin de compte, c’est de savoir s’il y a eu violation du paragraphe 25(1.3). Il n’est pas question de la possibilité qu’une « violation raisonnable » ait été commise. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse relative à la norme de contrôle. Pour les motifs donnés, je conclus qu’aucune violation n’a été commise.

[15] Je souscris aux observations du juge McHaffie lorsqu’il affirme, au paragraphe 21 de la décision Rannatshe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1377, que la norme de contrôle applicable au bien-fondé d’une décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable et qu’il peut être raisonnable pour un agent d’examiner les difficultés sous l’angle des facteurs servant à mener une analyse fondée sur les articles 96 et 97 lorsqu’une partie les fait entrer en jeu, comme ce fut le cas en l’espèce.

[16] Certains aspects de l’analyse de l’agent peuvent soulever des doutes relativement au respect du paragraphe 25(1.3). L’agent a effectué sa propre recherche sur la discrimination sexuelle. Il a également examiné la question de la protection de l’État et la possibilité de refuge intérieur en réponse aux préoccupations du demandeur concernant la protection offerte contre la discrimination et les endroits où il pourrait vivre en Croatie ou en Bosnie.

[17] Toutefois, il faut tenir compte du contexte. Dans le cadre de son analyse des difficultés, l’agent a reconnu le problème posé par l’origine ethnique mixte du demandeur et l’homophobie dans des secteurs comme le logement et l’éducation. L’examen des mesures, tant négatives que positives, prises pour remédier aux difficultés alléguées, est pertinent. Le demandeur a mis ces facteurs en jeu. Si l’agent n’en avait pas tenu compte, le demandeur aurait pu lui reprocher d’avoir omis d’examiner convenablement les questions soulevées.

[18] L’agent a clairement été influencé par le peu d’éléments de preuve relatifs aux difficultés dans le présent dossier. Il était raisonnable de la part de l’agent d’être influencé par la SPR.

[19] Compte tenu des circonstances, il était raisonnable pour l’agent de se demander pourquoi le demandeur n’avait pas fourni d’autres éléments de preuve concernant les difficultés liées à son retour dans son pays.

[20] Bien que la décision de l’agent se rapproche d’une analyse fondée sur les articles 96 et 97, lorsqu’elle est examinée en contexte, elle ne va pas jusqu’à contrevenir au paragraphe 25(1.3).

[21] Par conséquent, je conclurais premièrement que la décision de l’agent est raisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances.

[22] Deuxièmement, si l’agent s’est aventuré en territoire interdit, je ne suis pas disposé à exercer mon pouvoir discrétionnaire pour accueillir la demande de contrôle judiciaire. Le demandeur a bénéficié de toutes les mesures de protection offertes par les procédures d’immigration canadiennes. Il a fait fi des lois canadiennes en ne retournant pas dans son pays comme il était exigé de lui. La Cour n’est pas tenue d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour l’aider.

[23] Enfin, ce n’est pas seulement que le demandeur s’est moqué des lois canadiennes. La question des difficultés est réglée par le fait qu’il a choisi de rester en Allemagne, où il peut tenter de se prévaloir du système d’immigration conformément aux mesures de protection internationale.

IV. Conclusion

[24] Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[25] Il n’y a aucune question à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3453-20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3453-20

 

INTITULÉ :

DINO BRDAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Laoura Christodoulides

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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