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Date : 20220131


Dossier : IMM-3719-20

Référence : 2022 CF 110

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

TAOFIQ MOHAMMED OLAGUNJU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’instance et le contexte

[1] Le demandeur, Taofiq Mohammed Olagunju, est un citoyen nigérian de 45 ans qui sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 12 août 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision antérieure du 22 août 2019 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait rejeté sa demande d’asile au motif qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] à Lagos.

[2] M. Olagunju est né à Lagos, au Nigéria, et est Yorouba. Il a vécu dans le nord du Nigéria, dans l’État de Zamfara, jusqu’en 1998, année où, à l’âge de 22 ans, il est parti pour la Libye, soi‑disant en raison du conflit ethnique entre les Haoussas-Fulanis et les Yorouba. M. Olagunju est retourné vivre dans le nord du Nigéria en 2000. En 2007, des membres de Boko Haram se seraient rendus au domicile de ses parents dans l’État de Zamfara pour tenter de le recruter et le menacer de mort s’il refusait — M. Olagunju reconnaît qu’il n’a lui-même jamais eu de contact avec un membre de Boko Haram et que tous les contacts se faisaient par l’entremise de ses parents.

[3] À un certain moment, Boko Haram a lancé une attaque contre la communauté de ses parents; la maison de ses parents a été incendiée et, deux semaines plus tard, l’un de ses frères a perdu la vie en tentant d’échapper au conflit. M. Olagunju est resté au Nigéria pendant encore deux ans. Il n’avait pas d’adresse fixe et parcourait le pays. En 2009, il a déménagé en Afrique du Sud, où il s’est installé, s’est marié et a eu des enfants. Cependant, comme il était devenu la cible d’attaques xénophobes parce qu’il était originaire d’Afrique de l’Ouest, M. Olagunju a quitté l’Afrique du Sud et s’est rendu aux États-Unis en 2016. Sa femme et ses enfants sont restés en Afrique du Sud. Il n’a pas demandé l’asile aux États-Unis parce qu’il craignait d’être expulsé en raison des politiques strictes du gouvernement américain et parce qu’il ne pouvait pas payer les frais juridiques. M. Olagunju est finalement arrivé au Canada et a présenté une demande d’asile en janvier 2018. Il y a maintenant 13 ans qu’il n’a pas vécu au Nigéria.

[4] Devant la SPR, M. Olagunju a affirmé qu’il craignait la violence entre les Haoussa‑Fulani et les Yorouba, ainsi que Boko Haram, qui continue de chercher à le tuer pour avoir refusé de se joindre au groupe; deux semaines avant son décès, au début de 2019, le père de M. Olagunju lui aurait dit que des membres de Boko Haram le cherchaient toujours dans l’État de Zamfara, dans le nord du Nigéria. La question déterminante pour la SPR était celle de l’existence d’une PRI viable. En ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, la SPR était disposée à reconnaître que les allégations de M. Olagunju étaient généralement crédibles, mais elle a conclu que Boko Haram avait été confiné par les forces de sécurité nigérianes au nord du pays, essentiellement, et que, même si le groupe avait toujours la motivation de retrouver M. Olagunju, celui-ci n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que Boko Haram avait la capacité de le faire à Lagos. La possibilité que M. Olagunju tombe, à Lagos, sur un membre de Boko Haram qui serait apparemment en possession de sa photo, comme il l’a affirmé, ne relevait que d’une simple hypothèse et n’était pas étayée par le cartable national de documentation [le CND], qui indique que la capacité du groupe à retrouver des citoyens est discutable. En ce qui concerne le conflit entre les Haoussas‑Fulanis et les Yorouba, la SPR a conclu que l’explication du conflit par M. Olagunju était conjecturale et peu détaillée et que l’existence du conflit n’est en fait pas étayée par le CND; par conséquent, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que M. Olagunju n’avait pas démontré que c’était ce conflit qui l’avait poussé à fuir le Nigéria en 1998 ou que ce conflit se poursuit encore aujourd’hui. Quant au deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SPR a reconnu le taux de chômage élevé au Nigéria, mais a conclu que M. Olagunju avait démontré sa capacité d’adaptation et sa résilience en déménageant et en trouvant un emploi en Libye, en Afrique du Sud et au Canada, et qu’il était dans une meilleure position que le Nigérien moyen pour trouver un emploi à Lagos. La SPR a conclu que M. Olagunju n’avait pas démontré qu’il serait objectivement déraisonnable ou trop difficile pour lui de s’établir dans la ville proposée comme PRI compte tenu de sa situation particulière.

[5] Dans le cadre de l’appel porté devant la SAR, M. Olagunju a présenté à titre de nouvel élément de preuve un affidavit dans lequel son ami d’enfance indiquait que quatre hommes étaient venus à son domicile à Lagos en décembre 2019 parce qu’ils cherchaient M. Olagunju. Ces hommes avaient brandi des armes à feu et menacé de tuer le demandeur parce qu’il avait refusé de se joindre à Boko Haram. La police exigeait un pot-de-vin pour le protéger, mais l’ami du demandeur aurait refusé de céder. La façon dont Boko Haram a retrouvé l’ami de M. Olagunju dans une ville de 14 millions d’habitants demeure un mystère, tout comme la raison pour laquelle le groupe n’a pas recherché les frères de M. Olagunju, qui portent le même nom de famille et vivent également à Lagos.

[6] La SAR a accepté l’affidavit comme nouvel élément de preuve puisqu’il est postérieur à la décision de la SPR, mais elle a conclu que les déclarations de l’ami de M. Olagunju selon lesquelles Boko Haram recherchait activement ce dernier à Lagos manquaient de crédibilité. La SAR a fondé sa décision sur plusieurs facteurs :

  1. Dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], M. Olagunju affirme que le conflit ethnique entre les Haoussas-Fulanis et les Yorouba, qui a mené à l’attaque contre la communauté de M. Olagunju, à l’incendie de sa maison et à la mort de son frère, l’a poussé à déménager en Libye en 1998. Toutefois, dans son témoignage devant la SPR, M. Olagunju a déclaré que sa maison avait été incendiée par Boko Haram en 2007 et que son frère était mort en tentant de s’échapper. À l’appui de son affirmation concernant le décès de son frère, M. Olagunju a produit un certificat de décès daté de 2007 au nom d’un homme qui serait son frère, mais dont le nom ne figure pas dans la liste des membres de sa famille dans son formulaire FDA.

  2. Lors de son témoignage devant la SPR, M. Olagunju a indiqué que Boko Haram avait commencé à le menacer en 2007. Pourtant, l’allégation selon laquelle le groupe l’a directement pris pour cible ne figure d’aucune façon dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA. En fait, il n’y a aucune référence dans le formulaire FDA à un événement important survenu en 2007.

  3. Bien que M. Olagunju ne soit pas retourné au Nigéria depuis 2009 et qu’il ait déclaré dans son témoignage que son père l’avait informé juste avant son décès au début de 2019 que Boko Haram le recherchait toujours dans l’État de Zamfara, dans le nord du Nigéria, rien ne prouve que des membres de Boko Haram se soient déjà rendus chez les frères de M. Olagunju qui vivent à Lagos parce qu’ils recherchaient ce dernier dans cette ville. Toutefois, dix ans après que M. Olagunju a quitté le Nigéria, Boko Haram a pu identifier et retrouver l’un de ses amis d’enfance qui habite à Lagos, par coïncidence, comme le souligne la SAR, pendant qu’un appel était en instance devant elle sur la question de l’existence d’une PRI à Lagos.

  4. Les affirmations contenues dans l’affidavit étaient incompatibles avec les éléments de preuve figurant dans le CND selon lesquels Boko Haram est généralement inactif dans le Sud et que sa capacité de retrouver des personnes est très limitée.

[7] Par conséquent, la SAR a conclu que la déclaration de l’ami de M. Olagunju selon laquelle Boko Haram le recherchait activement à Lagos et avait les moyens de l’identifier et de le retrouver manquait de crédibilité. Ainsi, la SAR a conclu que l’affidavit ne satisfaisait pas au critère d’admissibilité établi dans les arrêts Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, aux para 13-15 et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, au para 38; l’affidavit a donc été jugé irrecevable au titre de l’article 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257, et du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [La Loi].

[8] En fin de compte, la SAR a conclu que Boko Haram n’avait probablement ni la motivation ni les moyens de trouver M. Olagunju à Lagos, que celui-ci n’y courait aucun risque et qu’il pouvait raisonnablement y déménager compte tenu de sa situation personnelle et des conditions dans le pays. La SAR a souligné que, même s’il était inapproprié pour la SPR de s’appuyer sur le guide jurisprudentiel TB7-19851 [le guide jurisprudentiel] pour évaluer la viabilité de la PRI puisque ce guide a été révoqué, la SPR a néanmoins procédé à sa propre évaluation de la viabilité de Lagos à titre de PRI et ne s’est pas fondée à tort sur le guide jurisprudentiel dans son analyse.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[9] La question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la décision de la SAR est raisonnable eu égard à son refus d’admettre le nouvel élément de preuve et à sa conclusion selon laquelle il existe une PRI viable à Lagos. M. Olagunju soulève également l’argument selon lequel la SAR n’a pas procédé à une analyse au regard de l’article 97 de la Loi. En ce qui concerne la norme de contrôle, les deux parties conviennent, tout comme moi, que la norme applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux para 16-17).

III. La SAR a raisonnablement refusé d’admettre l’affidavit de l’ami d’enfance de M. Olagunju comme nouvel élément de preuve

[10] Selon ce que je comprends de l’argument de M. Olagunju, qui est quelque peu déroutant, il n’y avait pas lieu pour la SAR de conclure que l’affidavit de son ami n’était pas crédible puisque pareille conclusion revient à dire que l’affirmation selon laquelle Boko Haram le recherche à Lagos n’est pas plausible. Je ne suis pas de cet avis. Il me semble que le fait de conclure que le document d’un tiers est irrecevable pour des motifs liés à la crédibilité ne donne pas nécessairement lieu à une conclusion d’invraisemblance. Je ne vois rien de déraisonnable dans le fait que la SAR en arrive à la conclusion qu’elle a tirée quant à la recevabilité de l’affidavit en se fondant sur les facteurs qu’elle a pris en compte.

IV. La SAR a raisonnablement conclu que M. Olagunju avait une PRI viable à Lagos

[11] M. Olagunju n’a pas véritablement contesté devant moi la viabilité de Lagos à titre de PRI. La SAR a convenu avec la SPR qu’il était peu probable que M. Olagunju puisse être retrouvé à Lagos parce que sa photo avait été distribuée aux membres de Boko Haram — j’ajouterais que la photo daterait maintenant d’au moins 13 ans — et que Boko Haram n’avait ni la motivation ni les moyens de retrouver M. Olagunju à Lagos. Dans ses arguments écrits, M. Olagunju soutient que la SPR a commis une erreur en s’appuyant [traduction] « indûment » sur le guide jurisprudentiel révoqué et allègue que Lagos n’est donc pas une PRI viable. Toutefois, la révocation du guide jurisprudentiel n’a pas entraîné la révocation de Lagos en tant que PRI viable au Nigéria. Quoi qu’il en soit, la SAR ne s’est pas appuyée sur le guide jurisprudentiel dans sa décision et a seulement souligné que la SPR avait procédé à sa propre évaluation d’une PRI viable, et ce, malgré le fait qu’elle a fait référence au guide jurisprudentiel révoqué.

[12] À mon avis, la SAR a raisonnablement conclu que M. Olagunju avait une PRI viable à Lagos. La SAR a appliqué le critère à deux volets énoncé dans la décision Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, pour évaluer une PRI : i) il ne doit y avoir aucune possibilité sérieuse que l’individu soit persécuté dans la zone visée par la PRI (selon la prépondérance des probabilités); et ii) les conditions de la PRI proposée doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, qu’une personne y demande l’asile. Il incombe à M. Olagunju de réfuter l’un des deux volets du critère relatif à la PRI, mais il ne m’a pas convaincu que la SAR a commis une erreur de quelque façon que ce soit dans son évaluation.

V. La SAR n’a pas omis de procéder à une analyse au regard du paragraphe 97(1)

[13] M. Olagunju demande l’asile au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi, et il soutient que la SAR a omis d’examiner sa demande d’asile au regard du paragraphe 97(1) puisqu’elle n’a pas tenu compte du risque auquel il serait personnellement exposé s’il était renvoyé au Nigéria; même si ses allégations sur le risque auquel il serait exposé ont été jugées non crédibles au regard de l’article 96, elles peuvent tout de même être jugées crédibles au regard de l’article 97 (Paramananthalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 236, et Soliman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 162).

[14] Devant moi, M. Olagunju a reconnu que la SPR et la SAR avaient en fait procédé à un examen de sa demande d’asile au regard des articles 96 et 97 de la Loi — les décisions de la SPR et de la SAR renvoient expressément aux deux articles de la Loi —, mais il a soutenu que la SAR n’a pas approfondi l’analyse au regard de l’article 97 autant qu’elle aurait dû. M. Olagunju n’a fourni aucun élément à l’appui de son affirmation et n’a pas été en mesure de désigner dans la décision de la SAR une partie qui faisait défaut à l’égard de cette question; par conséquent, il n’est pas nécessaire que je m’attarde davantage à cet argument.

VI. Conclusion

[15] Je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3719-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3719-20

 

INTITULÉ :

TAOFIQ MOHAMMED OLAGUNJU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 décembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 31 janvier 2022

 

COMPARUTIONS :

Jerome Olorunpomi

 

POUR LE DEMANDEUR

Pavel Filatov

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jerome Olorunpomi

Avocat

North York (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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