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Date : 20220207


Dossier : IMM-4934-20

Référence : 2022 CF 152

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 7 février 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

GERSON HARVEY GOMEZ GUZMAN

YUDITH ALEXANDRA GARCIA LOZANO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Garcia Lozano et son conjoint de fait, M. Gomez Guzman [collectivement, les demandeurs], sont des citoyens de la Colombie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], à savoir qu’ils n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] À l’appui de leur appel, les demandeurs ont présenté à la SAR de nouveaux documents sur la situation dans le pays. La SAR a refusé d’admettre certains de ces documents et a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Bogotá, en Colombie.

[3] J’accueillerai la demande, car la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre de nouveaux documents sur la situation dans le pays, documents jugés pertinents et probants.

II. Le contexte

A. Le contexte factuel

[4] En 2000, la ferme appartenant au père de Mme Garcia Lozano a été prise par les Autodéfenses unies de Colombie [les AUC], un groupe paramilitaire. Le groupe avait proféré des menaces contre le père de la demanderesse, et celui-ci a été assassiné en 2001.

[5] En 2006, Mme Garcia Lozano a vu une publicité télévisée concernant des programmes pour la restitution de terres prises par la violence et elle a voulu obtenir justice pour sa famille et son père décédé. Sa famille a entamé le processus de demande de restitution de terre, lequel processus est devenu sa responsabilité au décès de sa mère en 2009. Elle se rendait au bureau de la justice et de la paix une ou deux fois par année. Comme le processus n’avançait pas, elle a présenté, en 2016, une demande de renseignements. Le 30 décembre 2016, elle a reçu un appel téléphonique anonyme; la personne lui a dit [traduction] « [d’]arrêter de les emmerder » et l’a menacée de les tuer sa famille et elle si elle continuait.

[6] Mme Garcia Lozano a déposé une plainte auprès du bureau du procureur de la région, à Cúcuta. Comme elle n’avait aucune nouvelle, elle a envoyé une lettre au bureau du procureur à Bogotá. Durant 90 jours, des policiers du service de police de Cúcuta se sont rendus au domicile de sa famille une fois par jour pour vérifier s’ils étaient toujours en vie.

[7] Mme Garcia Lozano a de nouveau fait un suivi de sa demande de restitution de terre le 11 septembre 2017. Le 25 septembre 2017, lorsque M. Gomez Guzman est rentré chez lui, deux hommes armés l’ont menacé de les tuer s’ils n’abandonnaient pas la demande de restitution de la terre et s’ils ne quittaient pas Cúcuta dans les trois jours suivants. M. Gomez Guzman a reconnu les hommes; il s’agissait de deux hommes du quartier reconnus pour appartenir aux Aigles noirs (aussi appelés les Aguilas Negras), un groupe paramilitaire qui avait vu le jour dans la foulée de la démobilisation des AUC par la Colombie.

[8] Les demandeurs se sont enfuis dans un motel en périphérie de Cúcuta. Ils ont envisagé de communiquer avec le bureau du procureur, mais sachant que les autorités n’avaient pas été en mesure de les protéger auparavant, ils ont décidé de s’envoler vers le Canada au moyen de visas qu’ils avaient déjà obtenus et ils ont présenté des demandes d’asile à leur arrivée.

B. La décision de la SPR

[9] La SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs en janvier 2018. Elle a conclu qu’ils disposaient d’une PRI viable à Bogotá. Elle a souligné que ses recherches ne permettaient pas d’affirmer que les Aigles noirs étaient présents et influents partout en Colombie et elle a jugé que le groupe n’aurait pas l’intérêt ni la motivation nécessaires pour poursuivre les demandeurs à l’extérieur de Cúcuta. Soulignant aussi les antécédents des demandeurs en matière d’emploi et de résidence et le fait qu’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’ils s’adaptent à la vie dans la ville proposée comme PRI, la SPR a conclu qu’il était raisonnable pour Mme Garcia Lozano de renoncer à sa demande de restitution de terre.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[10] Les demandeurs ont interjeté appel devant la SAR en avril 2018. Ils ont fait valoir que la SPR n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve objectifs qui contredisaient ses conclusions quant à l’existence d’une PRI. Ils n’ont présenté aucun nouvel élément de preuve à ce moment-là, mais ils ont déposé des observations détaillées pour contester la décision de la SPR.

[11] En juillet 2020, les demandeurs ont fourni à la SAR une preuve à jour, notamment des éléments de preuve concernant la pandémie de COVID‑19 en Colombie et des éléments de preuve datés de 2019 concernant les activités des Aigles noirs à Bogotá. La SAR a admis les éléments de preuve concernant la pandémie de COVID‑19, mais pas ceux concernant les Aigles noirs. Elle a rejeté l’appel des demandeurs en septembre 2020, convenant avec la SPR qu’il existait une PRI viable à Bogotá.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[12] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes : 1) La SAR a-t-elle commis une erreur en refusant d’admettre de nouveaux éléments de preuve? 2) Les conclusions de la SAR concernant la PRI étaient-elles raisonnables? 3) La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs devaient renoncer à leur demande de restitution de terre? Le défendeur soutient que la SAR a procédé à un examen indépendant et approfondi du dossier et que ses conclusions étaient raisonnables.

[13] Les parties conviennent que les trois questions sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], à l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, et au paragraphe 29 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh]. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

A. La SAR a-t-elle commis une erreur en refusant d’admettre de nouveaux éléments de preuve?

[14] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur, d’une part, en exigeant que les nouveaux éléments de preuve répondent aux exigences d’une demande présentée au titre de l’article 37 des Règles de la Section d’appel des réfugiés (DORS/2012-257) [les Règles] et, d’autre part, en concluant que les articles sur les Aigles noirs ne constituaient pas de nouveaux éléments de preuve. J’examinerai ces deux arguments.

(a) La SAR a-t-elle commis une erreur en exigeant que les nouveaux éléments de preuve répondent aux exigences d’une demande présentée au titre de l’article 37 des Règles?

[15] Le 15 juin 2020, lors de la réouverture des bureaux de la SAR (suivant leur fermeture en raison de la pandémie de COVID‑19), la SAR a écrit au conseil des demandeurs [la lettre de la SAR] pour l’informer qu’il disposait de 30 jours pour présenter des documents à l’appui de l’appel qui [traduction] « ser[aient] admis sans demande préalable ». Dans sa lettre, la SAR précisait en outre que [traduction] « [l]es autres exigences prévues à l’article 29 des Règles et au paragraphe 110(4) continu[aient] à s’appliquer ». Ces renvois portaient sur le paragraphe 110(4) de la LIPR, qui énonce des exigences chronologiques visant les nouveaux éléments de preuve, et sur l’article 29 des Règles, qui exige qu’un demandeur d’asile qui souhaite utiliser un nouveau document en fasse la demande et que la SAR tienne compte (entre autres) de « toute nouvelle preuve que le document apporte à l’appel ».

[16] En juillet 2020, les demandeurs ont présenté de nouveaux éléments de preuve concernant la pandémie de COVID‑19 et les Aigles noirs. Dans sa décision, la SAR a énoncé les éléments qu’elle avait pris en considération pour décider si elle admettait ou non les articles en question et elle a renvoyé au paragraphe 29(4) des Règles dans une note de bas de page :

[10] En ce qui concerne les éléments de preuve supplémentaires fournis après le dépôt du mémoire d’appel, je dois d’abord établir s’ils peuvent être admis, en évaluant s’ils sont pertinents et ont une valeur probante, apportent quelque chose de nouveau à l’appel et si l’appelant aurait pu, en faisant des efforts raisonnables, les fournir avec le dossier des appelants.

[17] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en s’appuyant sur les éléments à considérer énoncés au paragraphe 29(4) des Règles, lesquels éléments se rapportent à une demande présentée au titre de l’article 37 des Règles. Plus précisément, le paragraphe 29(4) des Règles est ainsi libellé :

Éléments à considérer

(4) Pour décider si elle accueille ou non la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent, notamment :

  • a) la pertinence et la valeur probante du document;

  • b) toute nouvelle preuve que le document apporte à l’appel;

  • c) la possibilité qu’aurait eue la personne en cause, en faisant des efforts raisonnables, de transmettre le document ou les observations écrites avec le dossier de l’appelant, le dossier de l’intimé ou le dossier de réplique.

[18] Les demandeurs font valoir que la SAR n’aurait dû se fonder que sur le paragraphe 110(4) de la LIPR, qui s’arrête à la question de savoir si les éléments de preuve auraient pu être fournis plus tôt, s’ils n’étaient pas accessibles ou s’ils sont survenus depuis la décision de la SPR. En outre, à l’audience, les demandeurs ont fait valoir que l’article 29 portait sur les nouveaux éléments de preuve présentés après le dépôt du dossier d’appel et non sur ceux présentés depuis la décision de la SPR aux termes du paragraphe 110(4) de la LIPR, et que les critères relatifs aux nouveaux éléments de preuve pouvant être présentés au titre de l’article 29 des Règles ou du paragraphe 110(4) de la LIPR étaient différents.

[19] Je ne suis pas convaincue par l’observation des demandeurs. Même si, dans sa lettre, la SAR annulait l’obligation de présenter une demande au titre de l’article 37 des Règles, elle mentionnait clairement que les autres exigences prévues à l’article 29 des Règles et au paragraphe 110(4) de la LIPR continuaient à s’appliquer. Selon le contenu de la lettre, il était raisonnable pour la SAR de continuer à renvoyer au paragraphe 29(4) des Règles, qui énonce les éléments qu’elle devait prendre en considération pour décider si elle admettait ou non de nouveaux éléments de preuve. Admettre l’argument des demandeurs selon lequel le paragraphe 29(4) des Règles ne s’applique qu’à une demande présentée au titre de l’article 37 des Règles viderait de son sens le passage de la lettre de la SAR qui disait que [traduction] « les autres exigences prévues à l’article 29 et au paragraphe 110(4) continu[aient] à s’appliquer ».

[20] Même si j’admettais l’argument des demandeurs selon lequel la SAR n’aurait dû appliquer que le paragraphe 110(4) de la LIPR, il était tout de même raisonnable pour la SAR de tenir compte du facteur de « nouveauté » pour déterminer si elle devait admettre ou non un élément de preuve présenté après le dépôt du dossier d’appel.

[21] Dans l’arrêt Singh, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’en plus de se demander si les nouveaux éléments de preuve satisfont aux exigences chronologiques établies au paragraphe 110(4) de la LIPR, la SAR devait aussi considérer les facteurs pertinents établis dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza]. Comme il est mentionné au paragraphe 38 de l’arrêt Singh, le critère établi dans l’arrêt Raza comprend une évaluation du facteur de « nouveauté ». La Cour d’appel fédérale semble avoir fondé cette exigence quant à la nouveauté non pas sur les Règles de la SAR, mais plutôt sur une interprétation législative du paragraphe 110(4) de la LIPR. Elle a déclaré que « les critères implicites de l’arrêt Raza n’ajout[aient] pas vraiment au texte du paragraphe 110(4) mais s’en inf[éraient] nécessairement » : Singh, au para 64.

[22] Ainsi, l’arrêt Singh confirme le facteur de « nouveauté » en tant qu’exigence que la SAR doit prendre en considération au titre du paragraphe 110(4) pour décider si elle doit admettre ou non des éléments de preuve survenus depuis la décision de la SPR, ce qui comprend nécessairement les éléments de preuve déposés après le dossier d’appel. Autrement dit, même si les demandeurs en l’espèce pouvaient présenter de nouveaux éléments de preuve sans être assujettis à l’article 29 des Règles, la SAR devait tout de même tenir compte du facteur de « nouveauté » pour décider si elle admettait ou non les articles sur les Aigles noirs puisque le paragraphe 110(4) de la LIPR continuait à s’appliquer et que l’exigence quant à la nouveauté établie dans l’arrêt Raza était implicite dans le paragraphe 110(4) de la LIPR.

(b) La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas nouveaux?

[23] Même si j’ai conclu que la SAR n’avait pas commis d’erreur lorsqu’elle avait décidé d’appliquer le facteur de « nouveauté », je dois encore me demander si la SAR a commis une erreur en concluant que les articles sur les Aigles noirs (Aguilas Negras) ne constituaient pas de nouveaux éléments de preuve.

[24] La SPR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI à Bogotá au motif que [traduction] « peu d’éléments de preuve démontr[aient] que les Aigles noirs fonctionn[aient] comme une organisation systémique » et qu’il s’agissait plutôt « d’un nom qui [pouvait] être employé à l’égard de toute personne souhaitant se livrer à des actes d’extermination sociale ou politique, à la profération de menaces et à d’autres activités du genre ».

[25] Parmi les nouveaux éléments de preuve que les demandeurs cherchaient à présenter à la SAR, il y avait un article daté du 28 juin 2019 qui mentionnait que le bureau du procureur général de la Colombie [traduction] « [avait] amorcé une enquête sur les insaisissables Aigles noirs, le groupe d’extrême droite dont les autorités [niaient] l’existence ». L’article mentionnait aussi que la police nationale avait nié l’existence du groupe dans la foulée des meurtres de deux hommes dans le nord de la province de La Guajira, survenus peu après que leurs noms soient apparus sur une liste noire signée par les Aigles noirs. L’article citait des analystes qui avaient déclaré que [traduction] « les menaces qui [avaient] été proférées à Bogotá et à La Guajira sembl[aient] provenir d’un seul et même groupe selon une analyse du langage et des symboles employés par les Aigles noirs ». De plus, l’article mentionnait ce qui suit : [traduction] « [s]elon le journal El Espectador, des agents du renseignement de la police ont établi l’année dernière que le ou les groupes avaient envoyé 282 menaces de mort entre 2006 et 2018 dans l’ensemble du pays ». L’article citait aussi des analystes qui n’avaient pas été en mesure d’établir l’existence d’une structure quelconque indiquant une hiérarchie centralisée, malgré le renvoi constant à des sections régionales.

[26] Un autre article que les demandeurs cherchaient à faire admettre, daté du 25 février 2019, mentionnait que [traduction] « [t]ant les autorités que les experts indépendants suppos[aient] que les Aigles noirs n’[avaient] pas de direction centrale et que le nom était vraisemblablement employé par des militants d’extrême droite du milieu politique, du secteur privé et des forces de sécurité pour imposer la terreur ». Cependant, l’article indiquait aussi que [traduction] « [s]i le groupe [était] apparu pour la première fois dans la région de Catatumbo, au nord-est de la Colombie, il [était] maintenant actif dans tout le pays ». Par ailleurs, l’article mentionnait que des factions des Aigles noirs étaient apparues partout en Colombie dans l’année qui avait suivi la première apparition du groupe, mais que rien n’indiquait l’existence d’une direction centrale ou d’un objectif commun. L’article soulignait, en outre, que les activités politiques violentes auxquelles s’était récemment livré le groupe étaient concentrées à Bogotá.

[27] La SAR a refusé d’admettre ces articles pour les motifs suivants :

[12] Je reconnais que les éléments de preuve en question sont pertinents, ont une valeur probante et n’auraient pas été présentés avec le dossier des appelants (compte tenu de la date des documents), mais cela est contrebalancé par le fait que ces éléments de preuve n’apportent rien de nouveau à l’appel.

[13] En effet, le fait que certains Aigles noirs et membres des AUC continuent d’exercer leurs activités en toute impunité partout en Colombie, y compris à Bogotá, confirme simplement la preuve documentaire qui figurait déjà au dossier dont disposait la SPR. Les exemples supplémentaires n’apportent aucun nouvel élément de preuve à l’appel.

[28] Les demandeurs soutiennent que les éléments de preuve rejetés étaient au cœur de leurs demandes d’asile. La SPR avait conclu que les Aigles noirs n’étaient pas présents ni influents partout en Colombie, y compris à Bogotá. Les demandeurs font valoir qu’il s’agissait de la conclusion principale de la SPR puisqu’elle avait amené celle-ci à conclure qu’ils pourraient déménager à Bogotá en toute sécurité. Les articles rejetés par la SAR comprenaient des éléments de preuve de 2019 qui situaient les activités des Aigles noirs à Bogotá et partout en Colombie. Les demandeurs affirment qu’il n’y a donc aucun doute quant au caractère nouveau et pertinent des nouveaux éléments.

[29] Je conviens avec les demandeurs que la SAR a commis une erreur en n’admettant pas ces articles en tant que nouveaux éléments de preuve.

[30] Le facteur de la « nouveauté » est défini au paragraphe 13 de l’arrêt Raza :

Nouveauté : Les preuves sont‑elles nouvelles, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes :

a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?

b) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?

c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?

Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

[31] Je suis d’avis que la SAR a commis une erreur en rejetant les éléments de preuve pour les motifs a) et c) du critère établi dans l’arrêt Raza.

[32] Premièrement, les articles présentés par les demandeurs sont postérieurs à la décision de la SPR, laquelle était fondée sur une preuve documentaire datant de 2014 à 2016. Les nouveaux articles, tous deux datés de 2019, tendent donc à « prouver la situation ayant cours » en Colombie, tout en décrivant des événements et des circonstances survenus après la décision de la SPR. Ces événements comprennent, par exemple, la décision du bureau du procureur général de la Colombie d’enquêter sur un groupe dont les autorités, notamment la police nationale, nient l’existence, ce qui peut ajouter foi à l’observation des demandeurs quant à la menace importante que représentent les Aigles noirs à l’échelle nationale.

[33] Deuxièmement, bien que les éléments de preuve contenus dans les articles soient ambivalents, ils contredisent en partie une conclusion de fait centrale de la SPR selon laquelle les Aigles noirs n’avaient aucune influence à Bogotá, compte tenu des menaces qui ont été signalées dans cette ville et qui semblaient provenir des Aigles noirs, comme le mentionnent les articles.

[34] Même s’il serait revenu à la SAR de déterminer le poids à accorder aux nouveaux éléments de preuve et de décider si ceux-ci suffisaient à réfuter la conclusion de la SPR quant à l’existence d’une PRI après l’admission des articles, le fait de ne pas les admettre du tout a rendu la décision déraisonnable compte tenu du critère établi dans l’arrêt Raza.

B. Les conclusions de la SAR concernant la PRI étaient-elles raisonnables?

[35] La SPR et la SAR ont toutes deux conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Bogotá. Les demandeurs font valoir que l’analyse de la PRI faite par la SAR était nécessairement déraisonnable en raison des éléments de preuve exclus dont il a été question précédemment. En outre, ils soutiennent que l’analyse de la PRI était déraisonnable même compte tenu de la preuve contenue dans le dossier dont disposait la SPR.

[36] Étant donné que je renvoie la présente affaire pour nouvel examen, je m’en remets au tribunal nouvellement constitué de la SAR pour qu’il examine la question de la PRI en tenant compte de toute preuve à jour qu’il pourrait admettre, ainsi que de la preuve présentée précédemment.

C. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs devaient renoncer à leur demande de restitution de terre?

[37] Dans l’éventualité où le tribunal nouvellement constitué de la SAR parviendrait à la même conclusion concernant le premier volet du critère relatif à la PRI et conclurait que les Aigles noirs n’ont aucune influence à Bogotá, j’estime qu’il est nécessaire d’examiner l’observation des demandeurs concernant la conclusion de la SPR – confirmée par la SAR – selon laquelle ils devaient renoncer à leur demande de restitution de terre.

[38] Dans le cadre du deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SPR a conclu qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que Mme Garcia Lozano renonce à demander la restitution de la terre de sa famille compte tenu de sa mobilité et de sa capacité d’adaptation, ainsi que du fait que la terre avait été occupée pour la dernière fois par un membre de sa famille en décembre 2000.

[39] Les demandeurs ont contesté cette conclusion devant la SAR, faisant valoir qu’elle allait à l’encontre de la jurisprudence selon laquelle « la loi n’exige pas qu’une victime de persécution fondée sur un motif politique abandonne nécessairement son engagement dans l’activisme politique afin de vivre en sécurité dans un pays comme le Venezuela » : Pimentel Colmenares c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 749 [Pimentel Colmenares] au para 14; voir aussi Buyuksahin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 772 [Buyuksahin] au para 26. Ils ont soutenu que la tentative de Mme Garcia Lozano de récupérer la terre de sa famille devait être considérée comme son opinion politique. Selon le document du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) intitulé Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum‑Seekers from Colombia [le rapport du HCR], [traduction] « les défenseurs des droits de la personne, y compris, mais sans s’y limiter, les demandeurs et les leaders de la restitution des terres, peuvent avoir besoin de la protection internationale offerte aux réfugiés en raison de leurs opinions politiques (présumées) » (cartable national de documentation sur la Colombie, 31 mai 2017, point 1.7, page 41).

[40] La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur. Elle a déclaré ce qui suit au paragraphe 53 :

Il n’a pas été établi que le fait de renoncer à leur demande de restitution de terre mettrait en péril la vie et la sécurité des appelants, puisque les deux ont pu subvenir à leurs besoins pendant toute leur vie adulte sans cette ferme. Par conséquent, j’estime que la SPR n’a pas commis d’erreur à cet égard.

[41] À mon avis, la conclusion de la SAR à ce sujet était déraisonnable. Les demandeurs font valoir, et je suis d’accord avec eux, que le second volet du critère relatif à la PRI est un critère de la « décision raisonnable » et que le fait de se demander si la renonciation à la demande de restitution de terre « mettrait en péril [leur] vie et [leur] sécurité » rend le critère plus strict : Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1101 au para 10.

[42] Plus important encore, je conviens que la SAR n’a pas tenu compte des observations des demandeurs quant au fait que la famille de Mme Garcia Lozano détient un droit sur la terre et qu’elle leur a été volée, sans compter que le père de Mme Garcia Lozano a perdu la vie à cause de cette terre. En effet, ce sont les démarches entreprises par Mme Garcia Lozano pour obtenir la restitution de la terre qui ont donné lieu aux menaces qu’elle a reçues – des incidents qui, de l’avis de la SAR, ont été établis. Puisque la SPR a admis que la demande de restitution de terre de la famille des demandeurs avait entraîné un décès et des menaces, sa conclusion – comme celle de la SAR – selon laquelle les demandeurs devaient renoncer à leur demande de restitution de terre est devenue d’autant plus problématique.

[43] Je conviens avec les demandeurs que la question des demandes de restitution de terre en Colombie est essentiellement une question politique, compte tenu du rapport du HCR qui mentionne que des défenseurs des droits de la personne sont tués en Colombie en raison de telles demandes. De plus, je souligne que l’un des deux articles de 2019 présentés par les demandeurs renvoyait aux meurtres d’auteurs de demandes de restitution de terre par des personnes influentes de la région associées aux Aigles noirs. Plutôt que de tenir compte de la nature politique de la demande de restitution de terre des demandeurs, la SAR a déraisonnablement suivi la voie tracée par la SPR et examiné la question d’un point de vue financier en se demandant si les demandeurs avaient besoin de la terre pour subvenir à leurs besoins.

[44] Le défendeur soutient que les demandeurs ont sorti les commentaires de la SAR de leur contexte. Il affirme que la SAR n’a pas invité les demandeurs à renoncer à leur demande de restitution de terre, mais qu’elle a plutôt répondu aux observations de ceux-ci concernant l’incidence qu’aurait le fait d’être déplacés à l’intérieur du pays et qu’elle a conclu que les répercussions de la perte de la ferme familiale traditionnelle seraient moindres compte tenu des antécédents des demandeurs en matière d’études et d’emploi. Je rejette l’affirmation du défendeur. C’est une chose de conclure que les demandeurs seraient en mesure de trouver un emploi rémunérateur dans la ville proposée comme PRI en raison de leurs antécédents en matière d’études et d’emploi, c’en est une autre de dire qu’ils devraient renoncer à leur demande de restitution de la terre familiale parce qu’ils n’en ont pas besoin pour vivre.

[45] En tirant cette conclusion, la SAR a commis la même erreur que celle que la Cour a relevée dans les décisions Pimentel Colmenares et Buyuksahin. Plus particulièrement, je juge instructif le commentaire formulé par le juge Zinn dans la décision Buyuksahin :

[26] La SPR a déduit que le demandeur ne poursuivrait pas ses activités politiques s’il retournait en Turquie, nonobstant son témoignage à l’effet contraire. Cette conclusion de la SPR est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte de l’activisme dont le demandeur a fait preuve pendant de nombreuses années. Il n’a interrompu ses activités que parce qu’il craignait pour sa vie et pour sa famille. Laisser entendre qu’un demandeur d’asile peut retourner dans son pays en toute sûreté parce qu’il aura renoncé à ses opinions politiques pour éviter la persécution revient à vider le système de protection des réfugiés de son sens.

[46] Par ailleurs, comme « la loi n’exige pas qu’une victime de persécution fondée sur un motif politique abandonne nécessairement son engagement dans l’activisme politique afin de vivre en sécurité dans un pays » (Pimentel Colmenares, au para 14), il était déraisonnable pour la SPR, de même que pour la SAR, d’exiger des demandeurs qu’ils renoncent à leur demande de restitution de terre, des démarches que Mme Garcia Lozano avait entreprises plus de dix ans auparavant dans le but d’obtenir justice pour sa famille et son père.

[47] À l’audience, le défendeur a soutenu que la question de la demande de restitution de terre [traduction] « ne pouvait pas être à ce point controversée » si la demanderesse avait entendu parler du processus de restitution dans une publicité télévisée. Étant donné que Mme Garcia Lozano a déjà perdu son père à cause de la terre en question, et compte tenu de la preuve documentaire concernant les meurtres d’auteurs de demandes de restitution de terre en Colombie, j’estime que cette observation banalise la demande d’asile des demandeurs et les souffrances qu’ils ont endurées.

[48] La décision citée par le défendeur, Franco Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1006, s’appuie sur des faits différents de ceux de l’espèce. Selon les paragraphes 22 et 23 de cette décision, les demandeurs n’avaient présenté aucun élément de preuve laissant entendre que la conclusion factuelle de la SAR selon laquelle ils avaient abandonné la procédure de restitution des terres était inexacte. En l’espèce, les demandeurs avaient manifestement l’intention de poursuivre leur demande de restitution de terre, mais ils ont été forcés de fuir leur pays en raison des menaces reçues. Ni la SPR ni la SAR n’ont jugé que les demandeurs avaient renoncé à leur demande de restitution de terre, ce qui est évident puisque c’est exactement ce que la SPR leur a suggéré de faire.

[49] En obiter, je trouve pour le moins curieuse l’idée générale selon laquelle les demandeurs devraient renoncer à leur demande de restitution de terre. Si la SPR et la SAR étaient toutes deux fermement convaincues que les demandeurs ne seraient pas poursuivis par les Aigles noirs à Bogotá et qu’ils n’avaient pas besoin de la terre pour subvenir à leurs besoins, il devrait importer peu qu’ils poursuivent ou non leur demande de restitution de terre. Il convient de se demander pourquoi cette suggestion a été faite en premier lieu. Ce serait important seulement si le fait de poursuivre la demande de restitution de terre risquait de mettre en péril la vie et la sécurité des demandeurs, ce qui remettrait en question la conclusion de la SPR et de la SAR selon laquelle il existe une PRI à Bogotá.

V. Conclusion

[50] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

[51] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4934‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4934-20

 

INTITULÉ :

GERSON HARVEY GOMEZ GUZMAN, YUDITH ALEXANDRA GARCIA LOZANO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 20 janvier 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

le 7 février 2022

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

Pour les demandeurs

 

Erin Estok

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Wazana

WazanaLaw

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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