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     Date : 19990625

     Dossier : T-1431-98



ENTRE :

     SAFDAR CHATOO,

     demandeur,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur.



     MOTIFS DE L'ORDONNANCE



LE JUGE ROULEAU

[1]      Il s'agit d'un appel, en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, et ses modifications (la Loi), du refus du juge de la citoyenneté Nicole Caron d'attribuer la citoyenneté au demandeur, Safdar Chatoo, en vertu de l'article 5 de la Loi. Le demandeur a présenté sa demande le 9 juillet 1998. Il est donc régi par les Règles de la Cour fédérale (1998). Suivant ces règles, les appels en matière de citoyenneté ne sont plus de nouveaux procès, mais doivent plutôt être instruits par voie de demande fondée sur le dossier soumis au juge de la citoyenneté; voir Canada (M.C.I.) c. Cheung (1988), A.C.F. no 813 (1re inst.), le juge Nadon.

[2]      Le demandeur est né au Rwanda le 25 mai 1954. Il est arrivé au Canada en tant qu'immigrant le 26 février 1993 en compagnie de sa femme et de ses enfants. Il a immédiatement pris les dispositions nécessaires pour mettre sur pied une entreprise au Canada et a fait l'acquisition, au nom de sa femme, d'une résidence dans laquelle ils vivent toujours.

[3]      Le demandeur prétend qu'il a quitté le Canada environ trois mois après son arrivée et, ayant constitué son entreprise de nettoyage à sec, il est reparti à l'étranger pour régler ses autres affaires. Il a voyagé à deux reprises seulement en 1993, et il est revenu chaque fois à sa famille et à l'entreprise qu'il exploitait.

[4]      En 1993, l'entreprise du demandeur employait une dizaine de Canadiens. Il a investi 150 000 $ et a emprunté 80 000 $ comme capital d'exploitation.

[5]      En septembre 1993, l'exploitation du demandeur a été détruite dans un incendie et sa réclamation d'assurance est encore en instance devant les tribunaux.

[6]      Après l'incendie, le demandeur s'est lancé dans l'import-export, ce qui l'obligeait à voyager souvent. Il affirme dans sa demande de citoyenneté qu'il a été absent 609 jours durant la période applicable de quatre ans, ce qui veut dire qu'il lui manquerait 243 jours pour atteindre les 1 095 jours requis. Il soutient qu'après chaque voyage, il retournait à sa famille et à son seul foyer au monde.

[7]      Le demandeur a conservé sa résidence au Canada et a payé des impôts fonciers, des taxes scolaires et des factures de téléphone et d'assurance, ce qu'il fait encore. Il a produit des déclarations de revenus et paie de l'impôt au Canada depuis 1993. Il a des comptes bancaires au Canada et est détenteur d'un permis de conduire du Québec. Ses enfants vont à l'école à Montréal. Sa femme et ses cinq enfants ont tous la citoyenneté canadienne.

[8]      Le juge de la citoyenneté a décidé que le demandeur ne remplissait pas la condition prévue à l'alinéa 5(1)c) de la Loi, à savoir que, durant la période de quatre ans précédant sa demande de citoyenneté, il n'a pas résidé au Canada au moins 1 095 jours.

[9]      La question litigieuse est la suivante : le juge de la citoyenneté a-t-elle commis une erreur dans son interprétation des conditions en matière de résidence exposées à l'article 5 de la Loi?

[10]      Le demandeur soutient qu'en raison de l'inaction du gouvernement à définir clairement le terme résidence employé dans la Loi ou dans son règlement d'application, je devrais me tourner vers les décisions dans lesquelles la Cour a interprété ce terme. Le demandeur soutient que la Cour a toujours confirmé l'interprétation libérale de la résidence et qu'elle devrait adopter la même approche dans la présente espèce. Le défendeur soutient que puisque la Cour a statué que la résidence au Canada pour l'attribution de la citoyenneté ne se limite pas strictement à la présence physique réelle, le concept de résidence est plutôt la mesure dans laquelle la personne qui demande la citoyenneté s'établit au Canada et y maintient ou y centralise son mode de vie ordinaire pendant la période applicable de trois ans durant les quatre ans précédant la date de la demande.

[11]      Selon le demandeur, une personne doit prouver qu'elle a établi, au Canada, une résidence dans laquelle elle vit et que, pendant ses séjours à l'extérieur du pays, elle a maintenu avec le Canada des liens suffisants pour suggérer une résidence continue.

[12]      Le défendeur soutient que, selon la Loi, le nombre de jours de résidence doit être défini en fonction du nombre de jours durant lesquels le demandeur était physiquement présent au Canada. Selon le défendeur, le fait que le législateur autorise une absence d'un an durant la période applicable de quatre ans qui précède la demande est une indication claire qu'une présence physique est requise. Le défendeur soutient en outre que l'objectif bien fondé de cette condition en matière de résidence est de faire en sorte que la personne qui demande la citoyenneté se familiarise avec le Canada et s'intègre à la société canadienne; c'est uniquement en étant physiquement présent pendant la période prescrite que le demandeur peut remplir cette condition.

[13]      Le défendeur soutient que c'est uniquement dans des circonstances spéciales ou temporaires que des absences peuvent être incluses dans la période requise de trois ans et seulement lorsque le demandeur a maintenu et centralisé son mode de vie au Canada. Le défendeur soutient que bien que la famille du demandeur soit bien établie et que tous ses membres aient obtenu la citoyenneté canadienne, le demandeur n'a pas personnellement démontré qu'il a lui-même centralisé son mode de vie au Canada. Le défendeur soutient que les absences du Canada du demandeur étaient volontaires et pour des raisons personnelles; par conséquent, elles ne peuvent être incluses. De l'avis du défendeur, cet état de fait montre que le demandeur n'a pas abandonné ses fréquentations passées. Le défendeur soutient qu'une personne qui demande la citoyenneté canadienne doit fournir un minimum d'effort; il n'y a rien de déraisonnable dans le fait de demander à cette personne de résider physiquement au Canada pendant une période déterminée.

[14]      Le défendeur souligne que la résidence familiale, l'hypothèque et les taxes et comptes de téléphone connexes sont au nom de la femme du demandeur. Il conclut en affirmant que le demandeur était presque aussi souvent à l'étranger qu'il a résidé au Canada et que la plupart de ses séjours à l'étranger duraient plus longtemps que ses présences au Canada.

[15]      Le demandeur demande à la Cour d'accueillir l'appel et de lui attribuer la citoyenneté canadienne.

[16]      Comme le terme résidence employé à l'article 5 de la Loi n'est pas encore défini, son sens demeure ambigu. La Cour a rendu de nombreuses décisions portant qu'une présence réelle au Canada durant toute la période prévue par la loi n'est plus une condition préalable pour remplir les conditions législatives en matière de résidence. Il s'agit toutefois d'une question de fait et de droit qui suppose une analyse et une décision individualisées quant à l'importance de l'absence physique.

[17]      Dans la présente espèce, le demandeur a déjà établi sa famille et démarré une entreprise d'import-export au Canada. Ses séjours à l'étranger, quoique volontaires, ont principalement un but commercial en raison de leur nature. Bien que la résidence familiale, l'hypothèque et les taxes et comptes de téléphone connexes soient au nom de la femme du demandeur, celui-ci est la principale source de soutien de sa famille et il revient au Canada chaque fois que l'occasion se présente. L'inscription de la résidence au nom de la femme du demandeur, compte tenu du fait que le demandeur a de toute évidence avancé les fonds, est simplement révélateur de ce qu'un homme d'affaires prudent peut choisir de faire dans différentes circonstances. En outre, tous les membres de sa famille ont la citoyenneté canadienne. La présente espèce est presque identique à l'affaire Re : Hung, 28 Imm. L.R. (2d), dans laquelle le juge Denault a attribué la citoyenneté canadienne au demandeur.

[18]      Compte tenu des faits de l'espèce, il serait difficile de conclure qu'une présence physique est le facteur déterminant. Bien que le demandeur n'ait pas été physiquement présent pendant la période prescrite de trois ans dans les quatre ans qui ont précédé sa demande, il semble s'être établi et avoir centralisé son mode de vie ordinaire au Canada.

[19]      Bien que le juge de la citoyenneté ait conclu que les absences viciaient la capacité du demandeur d'obtenir la citoyenneté, elle n'a fourni ni motifs, ni explications ni faits sur lesquels elle s'est fondée pour rendre sa décision. Si elle veut aller à contre-courant de la jurisprudence, elle devrait au moins offrir une analyse plus approfondie afin de justifier sa conclusion de fait. La décision ne renferme pas la moindre explication raisonnable permettant de parvenir à la conclusion que les absences du demandeur ne devraient pas compter dans sa période de résidence, d'où la conformité avec les conditions prévues par la Loi.

[20]      Les faits montrent que le demandeur a investi 150 000 $ dans une entreprise au Canada, a embauché dix Canadiens et a perdu son entreprise de nettoyage à sec dans un incendie désastreux. En raison de sa connaissance des marchés étrangers, il s'est lancé dans l'import-export sans jamais avoir établi un foyer ailleurs; sa femme et ses cinq enfants n'ont jamais quitté le Canada. Il convient de noter que le demandeur est originaire du Rwanda et qu'il s'est rendu dans bien d'autres pays que celui dans lequel il est né ou dans lequel il était domicilié auparavant. Il a visiblement rompu tous ses liens avec le Rwanda.

[21]      Pour ces motifs, l'appel est accueilli et le ministre devrait exercer son pouvoir discrétionnaire favorablement et attribuer la citoyenneté canadienne au demandeur.

                                 " P. ROULEAU "

                                         JUGE

OTTAWA (Ontario)

Le 25 juin 1999


Traduction certifiée conforme


Marie Descombes, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     NOMS DES AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER



NUMÉRO DU GREFFE :                  T-1431-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :              Safdar Chatoo

                             - et -

                             Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration
LIEU DE L'AUDIENCE :                  Montréal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE :                  Le 21 juin 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE ROULEAU

EN DATE DU :                      25 juin 1999


COMPARUTIONS :

M. Harry Blank, c.r.                          Pour le demandeur


Mme Josée Paquin                          Pour le défendeur



AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Harry Blank, c.r.                          Pour le demandeur

Montréal (Qc)

Morris Rosenberg                          Pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

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