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Date : 20211220


Dossier : IMM‑713‑20

Référence : 2021 CF 1448

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 20 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

CHIYEM STEPHEN IGWE

AGATHA NDUDI IGWE

JEROME UCHECHUKWU IGWE CHIYEM

CHARLES CHIKAMSO IGWE CHIYEM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La question qui se pose dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce consiste à savoir si la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a raisonnablement conclu que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) au Nigéria, dans la ville de Port Harcourt.

[2] Les demandeurs forment une famille de cinq personnes et sont tous citoyens du Nigéria. Ils ont fui le Nigéria en septembre 2018 après qu’un groupe de pasteurs fulanis a incendié la ferme familiale avant de s’attaquer à leur maison à Lagos.

[3] Les demandeurs affirmaient être des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[4] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) et la SAR, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, ont toutes deux rejeté les demandes d’asile des demandeurs. Les deux tribunaux ont conclu que les demandeurs avaient une PRI à Port Harcourt et qu’ils ne bénéficiaient donc pas de la protection conférée par la LIPR.

[5] La décision de la SAR, datée du 9 janvier 2020, a été communiquée aux demandeurs dans une lettre datée du 15 janvier 2020.

[6] Dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce, les demandeurs sollicitent l’annulation par la Cour de la décision de la SAR datée du 9 janvier 2020.

[7] Pour les motifs qui suivent, la demande sera rejetée. À mon avis, rien ne justifie que la Cour intervienne et modifie la décision de la SAR.

I. Les faits et les événements à l’origine de la demande en l’espèce

[8] Les demandeurs sont Chiyem Stephen Igwe, son épouse, Agatha Ndudi Igwe, et leurs deux fils, Jerome et Charles. Ils sont originaires d’Akumazi, dans l’État du Delta, au Nigéria. Les demandeurs adultes ont également une fille, Isioma Hilary, qui était encore un bébé et qui n’avait pas de passeport lorsqu’ils ont fui au Canada. Elle est restée au Nigéria et a été confiée à un parent.

[9] M. Igwe est titulaire d’un diplôme de premier cycle en économie de l’Université de Lagos. Il a travaillé pendant de nombreuses années pour une société de transport. En octobre 2017, il a réorienté sa carrière et s’est lancé dans l’agriculture sur les terres agricoles de ses ancêtres dans l’État du Delta.

[10] Au début de 2018, M. Igwe est entré en conflit avec un groupe connu sous le nom de pasteurs fulanis. Plusieurs pasteurs ont conduit leur bétail à paître sur les terres de M. Igwe et ont refusé de partir. M. Igwe a contacté la police locale et a signalé l’intrusion, mais la police a refusé de l’aider. M. Igwe et plusieurs autres agriculteurs ont donc décidé d’affronter eux‑mêmes les pasteurs. Pour reprendre les termes de M. Igwe, ils ont formé un groupe de [traduction] « justiciers ».

[11] Le 2 février 2018, les justiciers, M. Igwe a leur tête, ont appréhendé quatre pasteurs dans une ferme voisine. Ils ont placé les pasteurs en détention et les ont livrés aux policiers au poste local. Quelques heures plus tard, la police a relâché les pasteurs, et ce, malgré les arrestations des citoyens et le signalement précédemment fait par le demandeur.

[12] À 22 h cette nuit‑là, M. Igwe a reçu un appel téléphonique menaçant. Il a reconnu la voix de son interlocuteur : il s’agissait du chef des pasteurs locaux, Musa Danladi. Ce dernier a menacé de tuer M. Igwe et les autres membres du groupe en représailles aux arrestations des citoyens. Il a affirmé que les pasteurs retrouveraient les membres du groupe, même s’ils fuyaient Akumazi. M. Igwe a signalé l’appel à la police.

[13] Tôt le 4 février 2018, quelqu’un a mis le feu à la propriété familiale des demandeurs. M. Igwe s’est réveillé à 3 h du matin en entendant un voisin crier [traduction] « au feu ». Lorsque M. Igwe est sorti en courant, il a entendu des coups de feu et des cris dans la langue parlée par les pasteurs fulanis. Il a aperçu les pyromanes qui prenaient la fuite en moto, mais il n’a pas réussi à bien les voir. M. Igwe a signalé l’incident à la police le lendemain matin. La police a accepté d’examiner l’affaire.

[14] Après l’incendie, M. Igwe craignait pour sa sécurité et a décidé de ne pas retourner à la ferme. Il a rejoint le reste de sa famille à Lagos. Il a obtenu de nouveaux renseignements confirmant que l’incendie avait été déclenché par les pasteurs qu’il avait arrêtés avec les autres agriculteurs. M. Igwe a tenté de déposer une plainte auprès de la police de Lagos au sujet de l’incendie, mais celle‑ci l’a renvoyée à la police locale d’Akumazi.

[15] Le 20 août 2018, trois hommes ont attaqué le domicile des demandeurs à Lagos et mis le feu à leur générateur électrique. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, le demandeur a affirmé avoir aperçu l’un des attaquants qui fuyait le domicile de Lagos et avoir reconnu Musa Danladi. La famille s’est réfugiée dans un hôtel local pour être en sécurité. Elle y est restée jusqu’au 14 septembre 2018, date à laquelle elle a quitté le Nigéria pour se rendre aux États‑Unis.

[16] Le 18 septembre 2018, la famille est entrée au Canada de façon irrégulière depuis les États‑Unis et a demandé l’asile au titre de la LIPR.

II. Les décisions de la SPR et de la SAR

[17] La SPR a instruit les demandes d’asile des demandeurs au titre de la LIPR le 10 mai 2019 et a rendu une décision accompagnée de motifs écrits le 13 août 2019. Elle a conclu que, de manière générale, les affirmations des demandeurs selon lesquelles ils avaient été la cible de représailles de la part des pasteurs fulanis étaient crédibles et que les demandeurs avaient fui le Nigéria parce qu’ils craignaient d’être de nouveau persécutés par les pasteurs. La SPR a conclu que les demandeurs avaient deux PRI au Nigéria, soit à Abuja et à Port Harcourt.

[18] La décision rendue par la SAR en appel a confirmé que la question déterminante était celle de savoir si les demandeurs avaient une PRI viable au Nigéria. Après avoir procédé à une révision de novo de l’affaire, la SAR a convenu avec la SPR que les demandeurs avaient une PRI à Port Harcourt. La SAR a énoncé et appliqué le critère en deux volets relatif à une PRI établi dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA). Elle a énoncé le critère de la façon suivante :

1) La Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une PRI et/ou que le demandeur d’asile ne serait pas personnellement exposé à une menace à sa vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture.

2) De plus, les conditions dans la partie du pays où il existe une PRI doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui sont particulières au demandeur d’asile.

[19] En ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en concluant que des [traduction] « personnes inconnues » avaient attaqué le domicile de la famille à Lagos. La SAR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les pasteurs d’Akumazi, dirigés par Musa Danladi, avaient attaqué la maison de la famille à Lagos.

[20] Cependant, la SAR a estimé qu’un seul incident ne suffisait pas à établir que les pasteurs seraient motivés à retrouver les demandeurs à Port Harcourt et qu’ils seraient en mesure de le faire. Elle a jugé que la « grande prépondérance » des éléments de preuve documentaire révélait que les conflits entre les pasteurs et les agriculteurs se limitaient à une région et concernaient les ressources foncières. Selon les articles fournis par les demandeurs, les conflits et les attaques (dont la plupart sont simplement allégués et non prouvés) surviennent dans les villages ruraux et les régions agricoles, et non dans les grands centres urbains comme Port Harcourt.

[21] La SAR n’a pas non plus souscrit à l’argument des demandeurs selon lequel les activités antérieures des pasteurs fulanis témoignaient de leur motivation future à les rechercher et à les tuer. Selon la SAR, le fait que la destruction de la ferme familiale à Akumazi a poussé les demandeurs à abandonner leurs terres agricoles — ce qui signifiait qu’ils ne représentaient plus une menace pour les moyens de subsistance des pasteurs — constituait une « malheureuse ironie ». La SAR a jugé qu’il n’y avait pas d’élément de preuve fiable montrant que, depuis l’attaque de Lagos en août 2018, les pasteurs d’Akumazi continuaient à poursuivre les demandeurs ou à s’enquérir de leurs allées et venues.

[22] La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel les pasteurs seraient en mesure de les suivre jusqu’à Port Harcourt. Elle a conclu que, de manière générale, les pasteurs fulanis n’ont pas les moyens de suivre les gens dans tout le pays. La SAR a souligné que les pasteurs s’occupent de leur bétail dans les régions rurales. Ils ont un « mode de vie nomade » et se déplacent souvent à pied, « ce qui fait en sorte qu’il est difficile pour eux de se déplacer et de rester dans les centres urbains pour retrouver les gens […] en plus d’être incompatible avec leur mode de vie en tant que pasteurs ». Le SAR a reconnu que les pasteurs d’Akumazi avaient pu suivre la famille jusqu’à Lagos, mais elle a affirmé qu’il n’en serait pas de même si les demandeurs prenaient un vol direct depuis le Canada jusqu’à l’aéroport international de Port Harcourt.

[23] Pour ces motifs, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à démontrer que les pasteurs fulanis les retrouveraient à Port Harcourt, une ville de quelque 2,3 millions d’habitants. De plus, la SAR a jugé qu’il était peu probable que les pasteurs fulanis aient un intérêt futur ou une motivation quelconque à s’en prendre aux demandeurs étant donné que ces derniers n’interviendraient pas dans leurs activités d’élevage à partir de Port Harcourt. Elle a également conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve montrant que les pasteurs continuaient de rechercher les demandeurs.

[24] La SAR s’est également penchée sur la question des personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle des demandeurs et qui ont été ciblées par les pasteurs fulanis. Elle a estimé que la déclaration des demandeurs selon laquelle les pasteurs fulanis pouvaient entretenir des liens avec des autorités supérieures — comme la police nigériane — qui pourraient leur fournir des renseignements sur leurs allées et venues était « très hypothétique ».

[25] Dans l’ensemble, en ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que la violence associée aux pasteurs fulanis se produisait principalement dans les régions agricoles rurales et était liée aux terres pour le pâturage de leur bétail. Il est peu probable que les pasteurs fulanis démontrent à l’avenir une motivation ou un intérêt quelconque à l’égard des demandeurs dans une grande ville comme Port Harcourt ou qu’ils aient la capacité de les y suivre ou de les y retrouver. Les demandeurs ne se sont donc pas acquittés du fardeau qui leur incombait de prouver qu’ils étaient exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou à une menace pour leur vie dans la ville proposée comme PRI.

[26] En ce qui concerne le deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu qu’il ne serait pas déraisonnable ni excessivement difficile pour les demandeurs de trouver refuge à Port Harcourt. Elle a souligné la conclusion de la SPR selon laquelle les adultes, un couple marié, étaient des personnes assez averties qui maîtrisaient l’anglais, possédaient des compétences professionnelles et avaient une expérience de travail dans un milieu urbain. Ils seraient en mesure de trouver un logement et un emploi à Port Harcourt. La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle M. Igwe n’avait pas à retourner à l’agriculture pour gagner un revenu et que son expérience en tant que chauffeur à Lagos était transférable à d’autres grandes villes comme Port Harcourt. La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel les pasteurs fulanis pouvaient les trouver à Port Harcourt en les suivant sur les médias sociaux, et elle a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer leur position selon laquelle ils seraient victimes de discrimination à Port Harcourt étant donné qu’ils ne sont pas originaires de cette région.

III. La question soulevée par les demandeurs

[27] Les demandeurs soulèvent une question principale dans le cadre de la présente demande : si l’on applique la norme de contrôle établie dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la conclusion de la SAR à l’égard de l’existence d’une PRI à Port Harcourt était‑elle déraisonnable?

IV. La norme de contrôle

[28] Comme les deux parties l’ont reconnu dans leurs observations, la norme de contrôle applicable à la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Vavilov. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100.

[29] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse, des décisions administratives : Vavilov, aux para 12‑13. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15.

[30] Les motifs fournis par le décideur constituent le point de départ : Vavilov, au para 84. Le contrôle de la Cour doit s’intéresser au raisonnement suivi et au résultat de la décision : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 85 et 99. La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 91‑96, 97, et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au para 31.

[31] Le contrôle de la Cour est à la fois rigoureux et méthodique. Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet des décisions qui justifieront une intervention. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » à un point tel qu’elle ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[32] Au paragraphe 101 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a recensé deux catégories de lacunes fondamentales : le manque de logique interne du raisonnement et une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur cette décision.

[33] Le rôle de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire n’est pas d’approuver ou de rejeter la décision de la SAR. Le rôle d’une cour de révision est de juger si la SAR a commis une ou plusieurs des erreurs décrites dans l’arrêt Vavilov et, dans l’affirmative, de décider si la décision de la SAR doit être annulée au motif qu’elle est déraisonnable.


V. Analyse

[34] Les demandeurs ont présenté des observations par écrit ainsi que lors de l’audience pour contester le caractère raisonnable de la décision de la SAR concernant l’existence d’une PRI à Port Harcourt; bon nombre de ces observations visaient à contester la conclusion de la SAR sur le fond.

[35] Les demandeurs n’ont pas contesté l’énoncé par la SAR du critère juridique applicable à la question de la PRI énoncé dans l’arrêt Rasaratnam. Je vais reformuler le critère par souci de commodité : selon ce critère, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, 1) que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté à l’endroit où il existe une PRI; et 2) que les conditions à cet endroit sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui lui sont particulières : Rasaratnam, aux para 8‑10.

A. Le premier volet du critère de l’arrêt Rasaratnam

[36] Les demandeurs ont fait valoir que la SAR n’a pas correctement pris en compte leur situation personnelle ainsi que l’intérêt, la motivation et la capacité des agents de persécution à les retrouver à Port Harcourt. Les demandeurs ont affirmé que les pasteurs fulanis s’étaient déjà montrés très motivés à les poursuivre jusqu’à leur domicile de Lagos et en mesure de le faire, et qu’ils étaient donc exposés à un risque bien supérieur au risque généralisé auquel la population nigériane doit faire face. Les demandeurs ont souligné que la vengeance contre M. Igwe faisait partie des motifs des pasteurs fulanis. Il était le chef du groupe qui avait appréhendé quatre des pasteurs en premier lieu, et les pasteurs avaient un grief bien précis contre lui. Selon les demandeurs, la SAR n’a pas abordé cette question.

[37] Les demandeurs ont également soulevé un argument lié à la géographie et à la capacité des pasteurs à les retrouver au Nigéria. Ils ont souligné que Port Harcourt est située à proximité du domicile des demandeurs à Akumazi, encore plus près que la ville de Lagos, où a eu lieu la précédente attaque. Ils ont également présenté des observations sur la façon dont les pasteurs fulanis pourraient désormais être en mesure de les retrouver au Nigéria au moyen de leurs renseignements disponibles sur un site Web accessible au public ou du fait de leur présence sur les médias sociaux. Les demandeurs se sont également appuyés sur les faits similaires et le raisonnement suivi par la juge Strickland dans l’affaire Onuwavbagbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 758.

[38] Les demandeurs ont également fait valoir que, dans sa décision, la SAR n’a pas tenu compte du risque prospectif auquel ils étaient exposés à Port Harcourt et qu’elle a commis une erreur en n’accordant pas le poids approprié à certains faits dans son analyse des risques auxquels sont exposées des personnes se trouvant dans une situation similaire.

[39] Après avoir pris en compte toutes ces observations, je ne puis conclure que la SAR a rendu une décision déraisonnable telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Vavilov.

[40] Les observations des demandeurs portaient en grande partie sur la façon dont la SAR a apprécié la preuve. En ce qui concerne les contraintes factuelles dans la preuve, la Cour suprême a jugé, dans l’arrêt Vavilov, qu’à moins de « circonstances exceptionnelles », une cour de révision ne modifie pas les conclusions de fait du décideur et s’abstient d’apprécier à nouveau la preuve : Vavilov, au para 125. La cour de révision ne peut intervenir que si elle perd confiance dans la décision parce que celle‑ci est « indéfendable […] compte tenu des contraintes factuelles […] pertinentes » ou si le décideur s’est « fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Vavilov, aux para 101, 126 et 194; Société canadienne des postes, au para 61.

[41] L’approche adoptée à l’égard de ces questions dans l’arrêt Vavilov s’apparente à celle prévue à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Une cour de révision peut intervenir suivant l’alinéa 18.1(4)d) à l’égard d’une conclusion de fait tirée de façon « arbitraire » ou sans que la preuve ait été prise en compte s’il n’y avait aucune preuve pour soutenir rationnellement une conclusion ou si le décideur n’a pas du tout tenu compte raisonnablement de la preuve cruciale qui allait à l’encontre de ses conclusions : Canada (Procureur général) c Best Buy Canada Ltée., 2021 CAF 161, la juge Gleason (avec l’appui du juge LeBlanc), aux para 122‑123; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), [1999] 1 CF 53 aux para 14‑17. Voir aussi Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160 aux para 37‑49.

[42] En l’espèce, la SAR a fourni des motifs détaillés pour étayer sa conclusion selon laquelle les pasteurs fulanis n’avaient plus la motivation ni les moyens de retrouver les demandeurs à Port Harcourt. Ces motifs tiennent compte des faits et des éléments de preuve dont disposait la SAR. Les demandeurs n’ont mentionné aucun élément de preuve important relatif à la motivation et aux moyens des pasteurs dont la SAR n’aurait pas tenu compte.

[43] En ce qui concerne la question de la motivation, la SAR a expressément fait référence au motif de la vengeance, citant les observations que lui avaient présentées les demandeurs sur cette question. Bien que la SAR n’ait pas expressément abordé le motif de la vengeance dans son analyse, elle s’est appuyée sur un large éventail d’éléments de preuve pour tirer ses conclusions sur l’absence de motivation continue des pasteurs à retrouver les demandeurs. Selon mon interprétation des motifs de la SAR, cette conclusion tient compte du passage du temps et de l’absence d’un différend en cours ou à venir dans les circonstances. À mon avis, l’analyse de la SAR concernant la motivation continue justifiait sa conclusion de manière intelligible. La Cour ne peut pas apprécier de nouveau la preuve dans le cadre de la présente demande.

[44] En ce qui concerne les moyens des pasteurs de retrouver les demandeurs et leur capacité à le faire, la SAR était parfaitement au courant de l’attaque antérieure survenue à Lagos et savait qu’elle était importante pour établir si les demandeurs avaient une PRI à Port Harcourt. Je comprends l’argument des demandeurs concernant les emplacements géographiques et les distances entre la ferme, le lieu de l’attaque subséquente à Lagos et la ville de Port Harcourt proposée comme PRI. Cependant, cet argument ne fait pas ressortir une lacune fondamentale dans la logique globale de la SAR concernant le premier volet du critère relatif à la PRI. Même si la SAR pouvait tirer une conclusion différente dans le cadre d’une analyse géographique de l’endroit proposé comme PRI, il ne s’agissait pas du seul facteur qui aurait pu avoir une incidence sur ses conclusions. La SAR a examiné les éléments de preuve relatifs à la motivation future des pasteurs et aux moyens dont ils disposent. Les emplacements géographiques et la preuve relative au comportement des pasteurs fulanis (à l’égard des demandeurs ou en général) n’ont pas restreint l’analyse de la SAR au point de mener celle‑ci à une conclusion précise sur Port Harcourt en tant que PRI. Je ne suis pas persuadé que la façon dont la SAR a traité les questions de la motivation et des moyens des pasteurs fulanis était indéfendable ou que son raisonnement révèle qu’elle s’est fondamentalement méprise sur la preuve dont elle disposait.

[45] Je souscris à l’argument des demandeurs selon lequel les faits de l’affaire Onuwavbagbe présentent une certaine ressemblance avec ceux de la présente affaire. Dans l’affaire Onuwavbagbe, l’un des demandeurs était l’un des sept membres du comité qui avaient été poursuivis par des pasteurs fulanis. Les six autres étaient décédés. L’une des principales questions consistait à savoir si le fait que le demandeur était le chef du comité avait personnellement fait de lui une cible pour les pasteurs, comme il l’avait allégué dans son formulaire Fondement de la demande d’asile modifié. La juge Strickland a conclu que la SAR avait commis une erreur en omettant d’apprécier cet élément de preuve : Onuwavbagbe, aux para 41‑42. En l’espèce, les observations des demandeurs n’ont pas permis de déceler dans le dossier des éléments de preuve importants que la SAR n’aurait pas pris en considération. Les demandeurs soutiennent en fait que la SAR n’a pas apprécié correctement les éléments de preuve et qu’elle n’a pas tiré la conclusion appropriée. À moins que la SAR ait ignoré ou omis d’expliquer certains éléments de preuve cruciaux, qu’elle ait effectué une analyse indéfendable ou qu’elle se soit autrement fondamentalement méprise sur les éléments de preuve (ce qui n’a pas été démontré), rien ne justifie l’intervention de la Cour.

[46] Dans sa décision, la SAR a formulé des conclusions explicites sur le risque prospectif auquel sont exposés les demandeurs à Port Harcourt. La SAR a fait référence à la « motivation future [des pasteurs fulanis] à chercher » les demandeurs et a expressément conclu qu’il était peu probable qu’ils aient « un intérêt futur ou une motivation quelconque à s’en prendre » à eux. Selon la conclusion générale de la SAR, il était « peu probable, à l’avenir », que les pasteurs fulanis aient une motivation ou un intérêt à retrouver les demandeurs dans une grande ville comme Port Harcourt ou qu’ils aient la capacité de les y suivre ou de les y retrouver. La SAR a manifestement examiné la question dans une optique prospective.

[47] Dans plusieurs paragraphes de ses motifs, la SAR a expressément abordé les risques auxquels sont exposées les personnes qui se trouvent dans une situation semblable à celle des demandeurs. À mon avis, l’analyse de la SAR était adéquate. La Cour ne procédera pas à une nouvelle appréciation de la preuve dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.


B. Le deuxième volet du critère de l’arrêt Rasaratnam

[48] Les demandeurs ont également présenté des observations sur le deuxième volet du critère relatif à la PRI établi dans l’arrêt Rasaratnam, notamment sur le fait qu’ils ne seraient pas en sécurité à Port Harcourt et qu’ils seraient victimes de discrimination dans cette ville. Ils ont fait valoir qu’il ne leur serait pas possible de vivre cachés à Port Harcourt sans téléphone cellulaire ou coupés de tous les médias sociaux et autres modes de communication. S’appuyant sur la preuve relative à la situation dans le pays, ils ont fait valoir qu’Agatha Ndudi Igwe, l’une des demanderesses, devrait faire face à des difficultés excessives à Port Harcourt et serait incapable de trouver un emploi.

[49] À mon avis, ces arguments constituent une tentative de faire réexaminer le bien‑fondé de la conclusion relative au deuxième volet du critère relatif à la PRI. Ils ne permettent pas de conclure que la SAR a fondamentalement rendu une décision déraisonnable selon les principes établis dans l’arrêt Vavilov.

[50] Enfin, les demandeurs ont allégué que la SPR avait formulé des conclusions voilées en matière de crédibilité et qu’elle s’était fondée sur celles‑ci pour tirer ses conclusions sur l’existence de la PRI, ce que la SAR a confirmé. Cependant, ils n’ont pas relevé d’erreur de la part de la SAR susceptible de contrôle. Cette position est donc sans fondement dans le cadre de la présente demande.

VI. Conclusion

[51] Pour ces motifs, la demande est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question grave à certifier et aucune n’est formulée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑713‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel en vertu de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑713‑20

 

INTITULÉ :

CHIYEM STEPHEN IGWE, AGATHA NDUDI IGWE, JEROME UCHECHUKWU IGWE CHIYEM, CHARLES CHIKAMSO IGWE CHIYEM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 juin 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A. D. LITTLE.

DATE DES MOTIFS :

Le 20 décembre 2021

COMPARUTIONS :

Solomon Orjiwuru

POUR LES DEMANDEURS

 

Asha Gafar

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Solomon Orjiwuru

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Asha Gafar

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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