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Date : 20211215


Dossier : IMM‑191‑21

Référence : 2021 CF 1423

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 15 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

DARSHAN NARULA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent principal de l’immigration, présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La demanderesse, madame Narula, a présenté une demande de résidence permanente à partir du Canada, dans laquelle elle sollicitait une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a rejeté sa demande.

[2] La demanderesse a fait valoir que la décision de l’agent devrait être annulée au motif qu’elle n’était pas raisonnable selon les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[4] La demanderesse est une citoyenne de l’Inde. Elle était âgée de 72 ans au moment où elle a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle a trois fils. Les trois fils, leurs conjointes et les deux petits‑enfants habitaient ensemble dans la résidence familiale commune en Inde jusqu’à ce que les familles immigrent au Canada. Tous résident désormais au Canada, avec d’autres petits‑enfants qui sont nés au Canada. La demanderesse a une sœur qui réside en Inde et qui était âgée de 77 ans au moment où la demande a été présentée, mais elle n’a pas d’autre proche parent dans ce pays.

[5] En Inde, Mme Narula était enseignante et directrice d’école jusqu’à ce qu’elle prenne sa retraite, en 2005, au moment de la naissance de son premier petit‑enfant. Elle prend une part active à l’éducation de ses petits‑enfants depuis lors.

[6] L’époux de Mme Narula est mort le 2 mai 2018 de façon soudaine et inattendue.

[7] La demanderesse est entrée au Canada le 29 janvier 2019, en compagnie de son fils aîné, son épouse et ses deux enfants, qui sont venus au Canada et y ont obtenu le droit d’établissement à titre de résidents permanents le même jour. Elle est restée au Canada depuis lors à titre de visiteur, et réside avec ses fils et leurs familles en tant que famille étendue à Winnipeg, au Manitoba.

[8] La demanderesse est la principale dispensatrice de soins à ses petits‑enfants. Les petits‑enfants avaient 14, 12, 9 et 6 ans au moment où la demanderesse a présenté sa demande, au début de 2020. Un autre petit‑enfant est né en mars 2020.

[9] Les trois fils et leurs conjointes respectives occupent tous un emploi à l’extérieur du foyer.

[10] Mme Narula est à l’heure actuelle au Canada sans statut. Elle a étayé sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au moyen d’observations formulées par son avocat datées du 10 janvier 2019 (qui devrait plutôt être le 10 janvier 2020) et d’un rapport rédigé par le DJeffrey Waldman, psychiatre légiste à Winnipeg, daté du 16 octobre 2019 [1] .

[11] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire invoquait : i) l’établissement de la demanderesse au Canada; ii) l’intérêt supérieur des enfants (ISE), en l’occurrence les petits‑enfants de la demanderesse; iii) les répercussions de la séparation sur la demanderesse, sur ses petits‑enfants et sur ses fils et leurs épouses, si la demanderesse devait retourner en Inde pour demander la résidence permanente au Canada.

I. La décision de l’agent

[12] Un agent principal de l’immigration a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la décision) au moyen d’une lettre datée du 12 janvier 2021.

[13] L’agent a accordé peu de poids au degré d’établissement de la demanderesse au Canada. La demanderesse n’a pas contesté les conclusions de l’agent quant à son établissement.

[14] Dans un paragraphe sur l’ISE, l’agent a affirmé ce qui suit :

[traduction]

  • « Je n’ai pas suffisamment d’information objective pour conclure que la rupture des liens qui unissent [la demanderesse] à ses petits‑enfants aurait une incidence défavorable sur le bien‑être de ceux‑ci dans une plus grande mesure que la séparation normale de membres d’une famille. »

  • « Il n’y a pas assez d’éléments de preuve quant au fait que le renvoi de la demanderesse compromettrait l’intérêt supérieur des petits‑enfants. »

  • « Je n’ai pas assez d’éléments de preuve que ces enfants dépendent entièrement de la demanderesse au point où sa présence est requise au Canada. »

  • « Je n’ai pas reçu suffisamment d’éléments de preuve selon lesquels le degré de dépendance entre les enfants et la demanderesse est tel qu’ils éprouveraient des difficultés s’ils devaient être séparés. »

  • « Je n’ai pas suffisamment d’éléments de preuve que ces enfants n’arrivaient pas à se débrouiller avant l’arrivée de la demanderesse au Canada et/ou que les mères des enfants étaient incapables d’en prendre soin ou de les élever sans l’aide de la demanderesse. »

  • « Je n’ai pas assez d’éléments de preuve que ces enfants ne pourraient pas continuer à se débrouiller en son absence. »

[15] L’agent a affirmé que la demanderesse n’était pas la [traduction] « principale dispensatrice de soins » aux enfants. Il a conclu qu’il n’y avait [traduction] « aucune raison » pour que les liens qui les unissent les uns aux autres se rompent si la demanderesse résidait en Inde et qu’il n’y avait guère d’éléments de preuve montrant que la demanderesse ne pourrait pas conserver sa relation étroite et attentive avec ses petits‑enfants si elle quittait le Canada.

[16] L’agent a analysé le rapport établi par le Dr Waldman (qu’il a appelé [traduction] « rapport d’évaluation psychiatrique ») et certains des faits qui ont été colligés pendant des rencontres avec la demanderesse et des membres de la famille. Il a fait les observations qui suivent au sujet du contenu du rapport du Dr Waldman :

[TRADUCTION]

  • Le Dr Waldman a affirmé dans son rapport que la demanderesse serait isolée et seule en Inde, puisqu’elle n’a pas d’enfant ni d’autre proche parent pour prendre soin d’elle. Son existence est axée sur l’aide qu’elle apporte dans l’éducation de ses petits‑enfants pendant que ses fils et leurs épouses sont au travail. Par conséquent, elle entretient une relation étroite avec ses petits‑enfants et soutient qu’elle ne peut pas vivre sans eux.

  • Le Dr Waldman a affirmé dans son rapport que la demanderesse ne souffrait pas de maladie mentale, et que l’unique but de son existence consistait à apporter un soutien émotionnel à ses fils et à leurs familles. Il a déclaré que son identité propre reposait entièrement sur le rôle qu’elle joue au sein de cette famille, particulièrement son rôle en tant que dispensatrice de soins à ses petits‑enfants.

[17] L’agent n’était pas convaincu qu’il y avait des obstacles à ce que la demanderesse demande la résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial. Il a fait remarquer que Mme Narula pourrait effectuer des allers‑retours entre l’Inde et le Canada grâce à un super visa. Il a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que les difficultés associées au fait d’exiger que la demanderesse présente une demande au titre de la catégorie du regroupement familial pour atteindre son objectif de réunification familiale équivaudraient à un préjudice.

[18] Enfin, l’agent a fait remarquer qu’au moment où la demanderesse est entrée au Canada, il était prévisible qu’elle devrait quitter sa famille parce qu’elle n’avait pas de statut juridique lui permettant de rester au Canada.

II. Les positions des parties

[19] La demanderesse a fait valoir deux arguments principaux devant la Cour pour démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent. En premier lieu, la demanderesse a soutenu que l’agent avait appliqué une norme juridique stricte à l’égard de l’analyse de l’ISE, y compris un critère erroné de préjudice au lieu de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants. De plus, elle a soutenu que l’agent n’avait pas tiré de conclusion particulière quant au poids qui avait été accordé à l’ISE et qu’il avait écarté les éléments de preuve, notamment ceux figurant dans le rapport du Dr Waldman.

[20] En second lieu, en ce qui concerne les difficultés qu’elle éprouverait personnellement, la demanderesse a prétendu que l’agent avait omis de tenir compte des éléments de preuve contenus dans le rapport du Dr Waldman.

[21] Le défendeur a manifesté son désaccord. Il a mis la décision de l’agent dans le contexte de certains principes fondamentaux : les difficultés sont une conséquence naturelle ou normale de la séparation des membres d’une famille; les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ne constituent pas une voie parallèle pour l’immigration au Canada; et la situation de la demanderesse n’était pas exceptionnelle comparativement à celle d’autres demandeurs, ou d’autres familles, dans des circonstances analogues. De plus, il a affirmé qu’il n’y avait guère d’éléments de preuve au dossier quant à l’intérêt des petits‑enfants qui auraient permis à l’agent d’effectuer une analyse plus détaillée de l’ISE.

III. Droit applicable et analyse

A. Norme de contrôle

[22] La norme de contrôle applicable à la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Vavilov. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100.

[23] Lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision commence par interpréter les motifs du décideur de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier dont le décideur était saisi : Vavilov, aux para 84, 91‑96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, aux para 28‑33. La Cour prend en considération à la fois le raisonnement suivi et le résultat : Vavilov, aux para 83 et 86. Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, plus particulièrement aux para 85, 99, 101, 105‑106 et 194.

[24] Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet des décisions qui justifieront une intervention de la Cour. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » à un point tel qu’elle ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes doivent être suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[25] Il n’appartient pas à la Cour d’être d’accord ou en désaccord avec la décision de l’agent ou de déterminer quelle décision serait correcte ou appropriée eu égard à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur. La cour de révision doit plutôt établir si l’agent a commis au moins une des erreurs décrites dans l’arrêt Vavilov et, le cas échéant, si la décision de l’agent devrait être annulée parce qu’elle n’est pas raisonnable.

B. Analyse du caractère raisonnable de la décision de l’agent

[26] Pour les motifs qui suivent, j’estime que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[27] En premier lieu, je conviens avec la demanderesse que l’agent a omis de prendre suffisamment en compte le rapport d’expert fourni par le Dr Waldman, en ce qui concerne à la fois les répercussions de la séparation sur la demanderesse elle‑même et les répercussions de son renvoi sur ses petits‑enfants.

[28] La Cour a statué qu’en droit, un agent n’avait pas à être d’accord avec le contenu des rapports d’experts, comme les rapports psychologiques ou psychiatriques, soumis avec une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent peut aussi décider de leur accorder peu ou pas de poids tant qu’il fournit des explications claires et bien fondées à cet égard. Voir, par exemple : Sutherland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1212 (le juge Gascon), au para 24; Jesuthasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 142 (le juge en chef Crampton), aux para 43‑44, 48; Ahmed c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 507 (le juge Ahmed), au para 24. En l’espèce, l’agent n’a pas contesté la compétence du Dr Waldman (ou de sa collègue, la Dr Brown, qui a pris part aux rencontres), ni la méthodologie, le contenu ou les conclusions du rapport. Il n’a pas non plus tiré de conclusion quant au poids qui a été accordé au rapport du Dr Waldman.

[29] À l’instar des autres éléments de preuve fondamentaux, un agent ne peut pas écarter les principales conclusions d’un rapport d’expert psychiatrique qui fournit des opinions qui sont essentielles à la position d’un demandeur relativement à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les éléments de ce genre qui figurent dans un rapport d’expert reconnu peuvent, selon les circonstances, limiter la décision de l’agent au point où les renseignements importants doivent être analysés afin de tenir compte de la demande présentée par le demandeur. Voir Vavilov, aux para 90, 105 et 28; Ahmed, aux para 21‑24; Lecaliaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 123 (le juge Russell), au para 55.

[30] En l’espèce, l’agent n’a pas écarté complètement le rapport du Dr Waldman. Il a fait remarquer que le rapport du Dr Waldman indiquait que la demanderesse serait isolée et seule en Inde et que son existence était axée sur l’éducation de ses petits‑enfants pendant que ses fils et leurs épouses étaient au travail. Il a reconnu que le Dr Waldman avait conclu que l’unique but de l’existence de la demanderesse consistait à apporter un soutien émotionnel à ses fils et à leurs familles et que son identité propre reposait complètement sur le rôle qu’elle jouait au sein de la famille et, plus particulièrement, sur son rôle en tant que dispensatrice de soins à ses petits‑enfants. Ces extraits proviennent de la première des trois opinions médicales fournies par le Dr Waldman en réponse à des questions posées par l’avocat de la demanderesse. L’agent a reconnu que le Dr Waldman n’avait pas diagnostiqué une maladie mentale chez la demanderesse.

[31] L’agent n’a toutefois pas mentionné ou examiné les conclusions tirées par le Dr Waldman quant à l’interdépendance au sein de cette famille, quant aux conséquences pour la demanderesse d’une séparation de sa famille immédiate au Canada si elle retournait en Inde pour présenter une demande de résidence permanente de l’étranger ou quant à la question de savoir si des communications à longue distance et des visites occasionnelles au Canada atténueraient les effets défavorables de la séparation. À la première question qui lui a été posée, le Dr Waldman a répondu que [traduction] « le retrait de la demanderesse de la vie de ses petits‑enfants aurait des conséquences dévastatrices pour tous sur le plan émotionnel » et qu’[traduction] « il serait beaucoup plus difficile pour la demanderesse de s’en remettre en raison de son âge et de l’isolement social dans lequel elle vivrait ». L’avocat a demandé au Dr Waldman quelles seraient les conséquences pour la demanderesse d’être séparée des membres de la famille au Canada, et celui‑ci a répondu qu’à son avis, à ce stade de sa vie, la demanderesse [traduction] « ne pourrait pas supporter l’isolement émotionnellement » et, qu’à tout le moins, [traduction] « elle éprouverait un chagrin immense en perdant le contact régulier avec ses fils et leurs familles au point où elle pourrait souffrir d’un trouble dépressif ». Le Dr Waldman a aussi répondu à la troisième question consistant à savoir si les communications à longue distance pourraient atténuer les effets défavorables.

[32] J’estime, vu la grande importance que revêtent les conséquences de la séparation eu égard à la position de la demanderesse quant à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et à la nature des conclusions tirées par le Dr Waldman au sujet de la demanderesse et de sa famille, que l’agent était tenu de prendre en compte ces conclusions soigneusement. De plus, si l’agent avait décidé de les rejeter (ou de leur accorder peu de poids), il devait fournir des explications à cet égard. Il n’a fait ni l’un ni l’autre. L’agent s’est concentré sur des commentaires formulés par le Dr Waldman au sujet de la première question portant sur les conséquences sur le plan émotionnel pour la demanderesse et ses petits‑enfants (et non pas sur sa conclusion) et n’a pas mentionné ou examiné la deuxième opinion essentielle portant sur les répercussions de la séparation.

[33] En deuxième lieu, je ne crois pas que l’agent a apprécié l’ISE selon le bon critère juridique et à la lumière des éléments de preuve présentés par le Dr Waldman et figurant dans les observations formulées par la demanderesse.

[34] L’agent doit toujours être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants quand il apprécie les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être bien identifié et défini, puis examiné avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve. Voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909, aux para 35 et 38‑40; Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 CF 555 aux para 5 et 10; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 CF 358 aux para 12‑13 et 31; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au para 75; Mebrahtom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 821 (le juge McHaffie) aux para 7‑8 et 14. L’intérêt supérieur des enfants doit se voir accorder un poids considérable et constituer un facteur important dans l’analyse d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais il ne revêt pas nécessairement un caractère déterminant : Kanthasamy, au para 41; Hawthorne, au para 2.

[35] Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés. Bien que les difficultés puissent être prises en compte, particulièrement si elles sont évoquées par le demandeur, le concept de « difficultés inhabituelles » n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles sont exposés les enfants innocents : Kanthasamy, aux para 41 et 59; Hawthorne, aux para 4‑6 et 9. Voir aussi Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 (le juge Russell), aux para 64‑67, telle que citée dans l’arrêt Kanthasamy au para 59.

[36] Je reconnais la portée des observations formulées par le défendeur en ce qui concerne l’examen par l’agent des conséquences inévitables ou attendues du fait de devoir quitter le Canada (comme il est souligné dans l’arrêt Kanthasamy, au para 23). Toutefois, les motifs laissent entendre que l’agent s’est concentré à tort sur la question de savoir si les petits‑enfants subiraient un préjudice ou connaîtraient des difficultés atteignant un niveau inhabituel s’ils étaient séparés de leur grand‑mère, au lieu de cerner et de prendre en considération en quoi consisterait leur intérêt supérieur, ainsi que le requièrent l’arrêt Kanthasamy et les affaires citées précédemment. L’agent n’a pas expressément défini l’intérêt supérieur des enfants, en général ou personnellement. Comme il est décrit au paragraphe 14, plus haut, dans son analyse de l’ISE, l’agent a utilisé des expressions comme [traduction] « compromettrait l’intérêt supérieur des petits‑enfants », [traduction] « pas assez d’éléments de preuve que ces enfants dépendent entièrement de la demanderesse », [traduction] « pas suffisamment d’éléments de preuve que ces enfants n’arrivaient pas à se débrouiller avant l’arrivée de la demanderesse au Canada » et qu’il n’y avait [traduction] « pas assez d’éléments de preuve que ces enfants ne pourraient pas continuer à se débrouiller en son absence ». J’estime que les observations quant à la question de savoir si les enfants [traduction] « dépendent entièrement » de leur grand‑mère, ou ne pourraient pas [traduction] « se débrouiller » sans elle ne respectent pas les contraintes juridiques établies dans la jurisprudence se rapportant à l’ISE. Les observations donnent à penser que l’agent a, à tort, imposé à la demanderesse un fardeau de démontrer que les enfants subiraient un préjudice inhabituel (ou pire) s’ils étaient séparés d’elle.

[37] L’agent n’a pas non plus renvoyé au rapport d’expert et aux conclusions du Dr Waldman concernant l’intérêt supérieur des enfants et n’a pas examiné les observations de la demanderesse au sujet de l’ISE. Le Dr Waldman a notamment fondé son rapport sur des rencontres avec la demanderesse, ses fils et leurs épouses, et avec les quatre petits‑enfants d’âge scolaire. Il a énoncé plusieurs éléments factuels dans son rapport concernant les relations interdépendantes entre la demanderesse, ses fils et leurs épouses, et les petits‑enfants, y compris les activités que faisait la demanderesse avec les petits‑enfants. Il a, de plus, eu la possibilité d’observer les enfants interagir avec la demanderesse. Le Dr Waldman a conclu que, lorsqu’il avait pu [traduction] « observer Mme Narula interagir avec ses petits‑enfants, il ressortait clairement que ceux‑ci entretenaient une relation très spéciale » et qu’elle était une dispensatrice de soins [traduction] « essentielle » pour ses petits‑enfants. Comme il a déjà été mentionné, le Dr Waldman estime que [traduction] « le retrait de [Mme Narula] de la vie de ses petits‑enfants aurait des conséquences dévastatrices pour tous sur le plan émotionnel ». Toutefois, l’agent n’a pas mentionné les conclusions du Dr Waldman au regard de l’ISE, et il n’a pas véritablement abordé les conséquences potentielles du renvoi de la demanderesse pour ses petits‑enfants. Voir Sahota c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 361 (le juge Ahmed), au para 31.

[38] Le défendeur a soutenu que le dossier ne contenait pas d’éléments de preuve substantiels quant aux intérêts particuliers de chacun des petits‑enfants et quant à la façon dont ceux‑ci pourraient être touchés par la séparation de la demanderesse de sa proche famille au Canada. Il a raison de prétendre que les motifs de l’agent doivent être pris en compte à la lumière du dossier : Vavilov, aux para 91‑95. Je conviens aussi que la capacité d’un agent d’effectuer l’appréciation de façon réceptive, comme le préconise l’arrêt Kanthasamy, dépend en partie de la qualité et de la portée des éléments de preuve qui ont été présentés à l’appui de la demande. Il est plus difficile de prendre véritablement en compte une preuve ténue. En l’espèce, les observations que la demanderesse a formulées à l’intention de l’agent portaient sur l’ISE en renvoyant à des facteurs comme l’âge, le degré de dépendance, l’établissement des enfants au Canada et leurs liens avec l’Inde. Même si les observations étaient plus générales qu’on ne l’aurait souhaité, l’agent n’a pas renvoyé à ces facteurs – pas même pour affirmer qu’il n’était pas en mesure d’effectuer une appréciation de l’ISE adéquate en raison du manque d’éléments de preuve quant à l’intérêt de chaque enfant. Je souligne que, dans ses motifs, l’agent n’a pas inscrit les petits‑enfants quand il a décrit les [traduction] « personnes à charge et autres membres de la famille » de la demanderesse et il n’avait pas indiqué leur nom, leur âge, ni même le nombre de petits‑enfants qui seraient touchés par le retour possible de la demanderesse en Inde.

[39] La décision dans son ensemble aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, sous réserve des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle. À la lumière de toutes les circonstances mentionnées plus haut, je suis convaincu que la décision de l’agent doit être annulée au motif qu’elle est déraisonnable selon la norme établie par l’arrêt Vavilov.

[40] Par conséquent, la demande est accueillie. Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑191‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie. La décision de l’agent principal de l’immigration en date du 12 janvier 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. La demanderesse est autorisée à présenter de nouveaux éléments de preuve et des observations supplémentaires.

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑191‑21

 

INTITULÉ :

DARSHAN NARULA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE

TORONTO (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 12 octobre 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

le 15 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Steven Blakey

pour lA demanderESSE

 

Brenden Friesen

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman et Dean Szikinger

Zaifam Immigration Lawyers

Winnipeg (Manitoba)

 

pour lA demanderESSE

 

Brenden Friesen

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 



[1] Les avocats de la demanderesse ont confirmé à l’audience qu’il n’y avait aucun lien de parenté entre le Dr Waldman et Me Waldman.

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