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Date : 20211214


Dossier : IMM‑792‑20

Référence : 2021 CF 1414

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ARAKSAN ISMAEL IBRAHIM

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Araksan Ismael Ibrahim, la demanderesse, est une citoyenne de Djibouti. Après être entrée au Canada de façon irrégulière en provenance des États‑Unis en novembre 2016, elle a présenté une demande d’asile. La demande était fondée sur la crainte de la demanderesse d’être persécutée parce qu’on la soupçonne d’être membre d’un parti politique d’opposition, le Mouvement pour le renouveau démocratique et le développement (le MRD), et qu’elle appartiendrait au clan Samaron.

[2] Dans une décision du 12 avril 2017, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté la demande d’asile pour des motifs liés à la crédibilité. La demanderesse a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. La SAR a rejeté l’appel. Le 16 juillet 2019, la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR présentée par la demanderesse a toutefois été accueillie sur consentement, et l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision. Dans une décision du 10 janvier 2020, la SAR a de nouveau rejeté la demande d’asile.

[3] La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Elle allègue que la décision de la SAR est déraisonnable. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis du même avis qu’elle. La demande en l’espèce doit donc être accueillie, et l’affaire doit de nouveau être renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

II. CONTEXTE

[4] La demanderesse est née à Djibouti en mars 1989. Elle a obtenu un diplôme universitaire en journalisme en septembre 2013.

[5] L’élément central de l’exposé circonstanciel qui sous‑tend la demande d’asile est l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle a travaillé pour Radio Télévision de Djibouti (RTD). La demanderesse affirme qu’elle a commencé à travailler pour la chaîne de musique en tant que [TRADUCTION] « présentatrice de morceaux musicaux » en mars 2012 (alors qu’elle était encore à l’université). (Une carte d’identité de RTD datant de cette époque désigne la demanderesse comme une « animatrice » ou une [TRADUCTION] « hôte ».) En mai 2014, elle a été mutée au poste de réceptionniste, ce qu’elle a considéré comme une rétrogradation. La demanderesse allègue qu’en tant que réceptionniste, elle a essuyé des insultes en raison de l’appartenance à son clan. Elle a occupé ce poste jusqu’en octobre 2015, date à laquelle elle est devenue lectrice de nouvelles à la radio. Selon l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA) de la demanderesse, alors qu’elle [TRADUCTION] « essayait de conserver une certaine forme d’indépendance en tant que journaliste et lectrice de nouvelles », elle [TRADUCTION] « subissait constamment de la violence psychologique de la part des directeurs de la société ». Elle croyait que c’était à cause de l’infériorité perçue de son clan.

[6] La demanderesse allègue qu’elle a été suspendue comme lectrice de nouvelles en août 2016 parce que son employeur a commencé à la soupçonner d’être membre du MRD après qu’elle a posé des questions sur deux nouveaux reportages relatifs au parti. Elle a posé des questions sur un premier reportage le 21 mai 2016, puis sur un deuxième le 28 juillet 2016. Après le deuxième incident, elle a été convoquée à une réunion avec ses superviseurs au cours de laquelle elle a été agressée sexuellement et insultée. Elle a également été suspendue de son emploi.

[7] La demanderesse affirme que, le 5 août 2016, peu après que RTD l’a suspendue, elle a été arrêtée par la police, qui l’a soupçonnait d’être une espionne pour le compte du MRD. Elle a été détenue pendant un mois, période au cours de laquelle elle a été agressée sexuellement et physiquement. Elle a été libérée le 5 septembre 2016 après que son père a payé un pot‑de‑vin.

[8] Après sa remise en liberté, la demanderesse s’est cachée au domicile de son oncle. Elle s’est également mariée, ce qu’elle a caché à sa famille. La demanderesse a déclaré dans son témoignage qu’elle avait honte de ce qui lui était arrivé en prison. Comme elle l’a affirmé, une femme violée [TRADUCTION] « est une honte dans notre tradition ». Elle n’avait pas raconté à sa famille ce qui lui était arrivé. De plus, elle craignait d’être enceinte à la suite des agressions subies pendant sa détention. (Dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA qu’elle a rempli en décembre 2016, la demanderesse a indiqué qu’elle avait appris en novembre 2016 qu’elle [TRADUCTION] « était tombée enceinte de celui qui allait devenir [s]on mari ». À l’audience de la SPR en avril 2017, la demanderesse a témoigné qu’elle avait écrit cela parce qu’elle espérait que c’était bien le cas. Elle ne savait toujours pas si c’était vrai ou si elle était tombée enceinte à la suite du viol subi en détention.) Après avoir obtenu un visa de visiteur pour les États‑Unis, la demanderesse s’est rendue à Washington D.C., où elle est arrivée le 4 novembre 2016. Elle a été appréhendée le ou vers le 27 novembre 2016 près d’Emerson (Manitoba) alors qu’elle tentait de traverser à pied la frontière entre le Canada et les États‑Unis. Elle a ensuite présenté une demande d’asile.

[9] La demande d’asile de la demanderesse a été entendue par la SPR le 6 avril 2017. La demande a été rejetée dans une décision datée du 12 avril 2017. En résumé, la SPR a conclu ce qui suit :

  • La demanderesse avait établi son identité personnelle.

  • Le fait que la demanderesse n’a pas apporté ses documents d’identités avec elle lorsqu’elle a quitté les États‑Unis pour le Canada et qu’elle a tardé à les fournir à la SPR après les avoir obtenus a nui à sa crédibilité.

  • Pour plusieurs raisons, la SPR n’était pas convaincue que la demanderesse avait travaillé pour RTD :

  • o La demanderesse n’a pas pu fournir l’adresse municipale de RTD, et ce, même si elle prétend y avoir travaillé pendant plus de quatre ans.

  • o Interrogée sur ses fonctions de lectrice de nouvelles, la demanderesse a simplement déclaré qu’on lui donnait chaque jour un script et qu’elle lisait les nouvelles pendant une heure. Elle était présente à la station cinq heures par jour et [TRADUCTION] « ne [faisait] rien d’autre » que de lire ses [TRADUCTION] « papiers » et de les présenter. La SPR a estimé que la demanderesse avait donné un compte rendu [TRADUCTION] « évasif » de ses fonctions et qu’elle n’avait pas pu faire un [TRADUCTION] « témoignage spontané et détaillé » concernant son emploi.

  • o Les renseignements figurant sur les cartes d’identité d’employé que la demanderesse a présentées contredisaient le compte rendu qu’elle avait fait concernant son emploi.Par exemple, une carte délivrée en décembre 2014 et valide jusqu’en décembre 2015 désignait la demanderesse comme « journaliste » alors que celle‑ci a affirmait qu’elle était encore réceptionniste lorsque la carte a été délivrée.

  • o La SPR a également tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de la description de l’emploi de la demanderesse, celle‑ci ayant mentionné dans son témoignage que son père avait également travaillé comme technicien à RTD pendant 20 ans et qu’il avait été suspendu peu de temps après elle, alors qu’elle n’avait pas consigné ce fait important dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA.

  • o La SPR n’a accordé aucun poids à ce que la demanderesse prétendait être un « bulletin de paye » de RTD compte tenu de plusieurs divergences au recto du document. À cet égard, la SPR a souligné ce qui suit : [TRADUCTION] « Je n’ai pas fait part de ces préoccupations à la demanderesse au moment de l’audience puisque, non seulement la demanderesse connaissait‑elle ces renseignements, mais elle a elle‑même fourni les documents. Qui plus est, le devoir d’équité n’exige pas que la demanderesse soit confrontée à des renseignements qu’elle a elle‑même fournis. » [Note de bas de page omise.]

  • o En somme, la SPR n’a accordé [TRADUCTION] « aucun poids favorable aux cartes d’identité d’employé, au bulletin de paye ou aux photographies pour ce qui est d’établir l’une ou l’autre de ses allégations parce qu’[elle a] conclu que la demanderesse n’était pas un témoin crédible ou digne de confiance ».

  • En outre, la demanderesse a fourni des [TRADUCTION] « renseignements évasifs et incohérents » dans ses dossiers d’immigration (y compris dans les formulaires qu’elle a remplis et dans ses entrevues au point d’entrée (le PDE)) et dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA. La SPR n’a pas accepté l’explication de la demanderesse selon laquelle les divergences étaient dues à des erreurs commises par la personne qui l’avait aidée à remplir ses formulaires d’immigration ou à des erreurs d’interprétation au PDE.

  • La demanderesse a donné des explications contradictoires sur les raisons pour lesquelles elle s’est mariée en secret après avoir été libérée de détention.

  • La demanderesse n’a pas cherché à obtenir des soins médicaux ou psychologiques à la suite de l’agression sexuelle qu’elle prétendait avoir subie pendant sa détention, et elle n’a pas produit de certificat de mariage. La SPR a déterminé que le fait qu’elle n’a pas produit d’éléments de preuve corroborants des [TRADUCTION] « événements majeurs » de sa vie [TRADUCTION] « a davantage miné sa crédibilité ». La SPR a poursuivi : [TRADUCTION] « Sans explication raisonnable concernant l’absence d’un élément de preuve corroborant provenant d’un médecin ou d’un psychologue ou d’un élément de preuve provenant de son mari prouvant que le mariage a bien eu lieu (au moyen d’un certificat de mariage ou d’une lettre de soutien), et à la lumière des autres préoccupations relatives à la crédibilité entourant sa détention et sa prétendue appartenance politique, je ne puis que tirer des conclusions défavorables importantes quant à la crédibilité de la demandeure d’asile. »

  • Puisque la demanderesse n’a pas été jugée crédible en ce qui concerne l’allégation principale de sa demande, la SPR n’a pas non plus cru à son allégation selon laquelle elle appartient au clan Samaron.

[10] En résumé, la SPR a conclu que la demanderesse n’était pas un témoin crédible et qu’elle n’avait pas dit la vérité sur son emploi, son appartenance à un clan, son arrestation ou le fait qu’elle était perçue comme une partisane du MRD. Par conséquent, la SPR a rejeté la demande d’asile.

III. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[11] Lors de son appel devant la SAR, la demanderesse a contesté les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité à plusieurs égards. De plus, elle a présenté deux documents à titre de nouveaux éléments de preuve à l’appui de son appel. Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, la SAR a admis les deux documents.

[12] L’un des documents était un affidavit souscrit le 8 mai 2017 par la personne qui avait fourni des services d’interprétation à la demanderesse et l’avait aidée à préparer l’exposé circonstancié de son formulaire FDA après son arrivée à Toronto. L’affidavit avait pour but de démontrer qu’il existe des différences entre le dialecte somalien de Djibouti (la langue de la demanderesse) et le dialecte somalien du Sud (la langue de l’interprète) afin d’appuyer l’argument de la demanderesse en appel selon lequel les divergences apparentes dans les explications qu’elle a données pourraient être attribuables à des erreurs d’interprétation lorsqu’elle a soumis ses papiers pour la première fois au Canada.

[13] L’autre document était une lettre (en français) datée du 22 février 2018 et rédigée par la mère du mari de la demanderesse. Elle y a écrit que « la police a[vait] entamé des poursuites à l’encontre de [s]on fils » après la fuite de la demanderesse. Par conséquent, il s’était caché et elle n’avait aucune information quant à l’endroit où il se trouvait.

[14] En ce qui concerne le bien‑fondé de l’appel, la SAR a convenu avec la demanderesse que la SPR avait commis une erreur à deux égards. Premièrement, eu égard aux nouveaux éléments de preuve concernant le dialecte de la demanderesse, la SPR a commis une erreur en se fondant sur les déclarations de la demanderesse au PDE, car elles ont été faites dans des conditions difficiles et sans services d’interprétation appropriés. Deuxièmement, la SAR a également convenu que la SPR avait commis une erreur en tirant une conclusion défavorable du fait que la demanderesse n’avait pas apporté ses documents avec elle lorsqu’elle a quitté les États‑Unis pour le Canada.

[15] Malgré ces erreurs, la SAR a confirmé la décision de la SPR. Elle l’a fait pour quatre raisons principales qui peuvent être résumées ainsi :

[16] Premièrement, la SAR a convenu avec la SPR que la demanderesse n’était pas en mesure de décrire ses fonctions de lectrice de nouvelles en détail. Bien que le terme « évasif » n’ait peut‑être pas été le terme le plus exact que la SPR aurait pu utiliser, la SAR a convenu que le témoignage « très élémentaire » de la demanderesse concernant son travail « manquait de détails par rapport aux responsabilités dont elle aurait été investie ». En se fondant sur sa propre analyse indépendante de la preuve présentée par la demanderesse, la SAR a convenu avec la SPR que le compte rendu fait par la demanderesse concernant son emploi manquait de crédibilité pour cette raison.

[17] Deuxièmement, la demanderesse n’a fourni aucune preuve corroborant les principaux éléments de sa demande alors qu’elle aurait pu raisonnablement le faire. La SAR a conclu qu’il n’y avait pas d’explication raisonnable pour justifier l’absence d’éléments de preuve corroborant de la part du père de la demanderesse ou de son mari, avec lesquels elle avait été en contact peu avant l’audience de la SPR. De plus, à l’instar de la SPR, la SAR a tiré une conclusion défavorable du fait que la demanderesse n’avait pas cherché à obtenir des soins ou des examens médicaux ou psychologiques pour corroborer son affirmation selon laquelle elle avait été agressée sexuellement en détention. La demanderesse n’avait fourni « aucune lettre ni aucun autre élément de preuve pour corroborer les événements qui seraient survenus à Djibouti ». La SAR a conclu que, même si elle n’était pas tenue de le faire, « il est raisonnable de s’attendre à ce que l’appelante en dépose, et le défaut de le faire nuit à sa crédibilité générale ».

[18] Troisièmement, la demanderesse n’a pas été en mesure de fournir des explications crédibles quant aux divergences entre ses documents d’emploi et son récit ni quant à une divergence relevée au recto du bulletin de paye qu’elle a présenté. Elle n’a pas non plus expliqué de manière crédible pourquoi elle n’a pas pu fournir l’adresse municipale de RTD (une adresse qui figurait clairement sur les cartes professionnelles qu’elle a présentées).

[19] Enfin, les nouveaux éléments de preuve admis en appel ne l’emportaient pas sur les préoccupations quant à la crédibilité de la demanderesse. En particulier, la lettre de sa belle‑mère n’a pas permis de résoudre de nombreux problèmes de crédibilité puisqu’elle ne précisait pas pourquoi la police recherchait le mari de la demanderesse ni d’indication sur le moment où ce dernier avait disparu.

[20] En résumé, bien qu’elle ait convenu avec la demanderesse que la SPR avait commis deux erreurs, la SAR a conclu que les conclusions de la SPR étaient par ailleurs correctes. La SAR a déclaré ce qui suit : « Le témoignage de l’appelante et ses éléments de preuve corroborants manquent de crédibilité. L’incapacité de l’appelante à fournir des détails sur le type d’emploi qu’elle occupait et les documents présentés pour corroborer son travail contiennent des problèmes qui, à mon avis, ne sont pas raisonnables. » Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR portant que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

IV. LA NORME DE CONTRÔLE

[21] S’agissant de la décision au fond rendue par la SAR (y compris des conclusions en matière de crédibilité), il est bien établi que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35; voir aussi Koffi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 4 au para 27. La Cour suprême du Canada a confirmé le caractère approprié de cette norme de contrôle dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. La norme de la décision raisonnable est désormais présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives, sous réserve d’exceptions précises qui ne peuvent être invoquées « que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Vavilov, au para 10). Rien ne permet de s’écarter de cette présomption en l’espèce.

[22] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). Il n’appartient pas à la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ou de modifier les conclusions de fait de ce dernier, à moins de circonstances exceptionnelles : voir Vavilov, au para 125. Par ailleurs, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; il s’agit d’un type rigoureux de contrôle : voir Vavilov, au para 13.

[23] Il incombe à la demanderesse de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Afin de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’« elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). La Cour « doit […] être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (ibid).

V. ANALYSE

[24] Comme je l’expliquerai, je conviens avec la demanderesse que la décision de la SAR est entachée d’erreurs susceptibles de contrôle en ce qui concerne deux conclusions importantes : la première erreur est le rejet de l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle avait travaillé à RTD, et la deuxième erreur est la conclusion défavorable sur la crédibilité de la demanderesse du fait de l’absence d’éléments de preuve pour corroborer son affirmation selon laquelle elle avait été agressée sexuellement.

[25] Si nous nous penchons tout d’abord sur le compte rendu de la demanderesse concernant son emploi à RTD, nous constatons qu’il s’agit d’un élément clé du récit des événements à l’appui de sa crainte d’être persécutée. Plus précisément, la demanderesse a allégué que ce sont des choses qu’elle a dites dans son poste de lectrice de nouvelles qui ont d’abord fait naître des soupçons sur son appui au MRD, que ces soupçons ont conduit à sa suspension de RTD et que, peu de temps après, elle a été arrêtée et détenue sur la base de ces mêmes soupçons. Le SPR n’a pas cru que la demanderesse travaillait à RTD parce qu’elle ne connaissait pas l’adresse municipale du bureau où elle avait travaillé et que la description des responsabilités qu’elle y exerçait était [TRADUCTION] « évasive » et peu détaillée.

[26] La demanderesse a contesté ces deux conclusions devant la SAR. En ce qui concerne la première conclusion, la SAR a convenu avec la SPR que le fait que la demanderesse ne connaissait pas l’« emplacement » de l’immeuble de RTD nuisait à la crédibilité de sa déclaration selon laquelle elle y avait travaillé. Cependant, comme celle de la SPR, l’analyse de la SAR ne fait que poser la question. Rien ne prouvait que la demanderesse ne savait pas où se trouvait l’immeuble de RTD. Au contraire, la demanderesse n’a pas donné l’adresse inscrite sur sa carte d’identité d’employé lorsqu’on lui a demandé où se trouvait RTD. La demanderesse a expliqué que les adresses municipales ne sont pas couramment utilisées à Djibouti; on se réfère plutôt à un lieu par son nom ou sa description et on désigne le quartier dans lequel il se trouve. À mon avis, la SAR n’a pas abordé l’argument soulevé par la demanderesse en appel, à savoir que la SPR a simplement présumé (en l’absence de toute preuve) que les adresses municipales étaient utilisées à Djibouti comme elles le sont au Canada et qu’elle a donc commis une erreur en mettant en doute la preuve de la demanderesse sur ce fondement. En effet, loin de répondre à cet argument, elle a commis la même erreur que la SPR.

[27] En ce qui concerne la deuxième conclusion de la SPR, bien qu’elle ait convenu que le terme « évasif » ne constituait pas une description adaptée de la preuve de la demanderesse à l’égard de ses fonctions, la SAR a néanmoins convenu avec la SPR que le témoignage de la demanderesse « au sujet du type d’emploi journalistique qu’elle a occupé manquait de détails par rapport aux responsabilités dont elle aurait été investie ». La SAR a raisonnablement conclu que la description faite par la demanderesse de ses responsabilités était très élémentaire. Le problème, cependant, réside dans le fait qu’en dehors de la description de la demanderesse, il n’existe aucune preuve dans le dossier décrivant ce qu’auraient été les responsabilités d’un lecteur de nouvelles à RTD et susceptible d’être utilisée pour évaluer le caractère adéquat de la description de la demanderesse. Autrement dit, il n’existe aucune preuve donnant à penser que les responsabilités de la demanderesse n’auraient pas été aussi élémentaires que celles qu’elle a décrites. En l’absence d’une telle preuve, l’évaluation de la SAR était fondée sur ses propres hypothèses quant à ce qu’impliquait le fait d’être une lectrice de nouvelles pour RTD. Il ne s’agit pas d’un fondement raisonnable pour rejeter la description de la demanderesse et pour ainsi conclure que celle‑ci n’avait pas prouvé qu’elle avait occupé le poste de lectrice de nouvelles à RTD.

[28] Enfin, à cet égard, le défendeur fait valoir qu’il y avait suffisamment de différences entre la description que la demanderesse a faite de son travail dans son exposé circonstancié et dans son témoignage pour justifier la conclusion défavorable qui a été tirée. La SAR ne s’est pas expressément fondée sur ce facteur dans sa décision. En tout état de cause, je ne souscris pas à l’idée que les différences mineures entre les deux justifient une conclusion défavorable quant à la crédibilité de la demanderesse.

[29] En ce qui concerne l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle a été agressée sexuellement pendant sa détention, il s’agit également d’une partie importante de l’exposé circonstancié sur lequel repose sa demande d’asile. Toutefois, la SAR a conclu que, même s’il n’était pas « nécessaire » de produire des éléments de preuve pour corroborer cette allégation, en l’espèce « il est raisonnable de s’attendre » à ce que la demanderesse en dépose, et le défaut de le faire « nuit à sa crédibilité générale ». À mon avis, cette conclusion est déraisonnable pour au moins deux raisons.

[30] Premièrement, la validité de la conclusion tirée par la SAR — à savoir que le fait que la demanderesse n’a pas obtenu ou cherché à obtenir une preuve médicale ou psychologique pour corroborer l’allégation d’agression sexuelle nuit à sa crédibilité — repose sur un mythe ou un stéréotype concernant le comportement des victimes d’agression sexuelle qui est depuis longtemps discrédité en droit canadien, à savoir que les véritables victimes d’agression sexuelle chercheront à obtenir une évaluation ou un traitement médical ou psychologique. Dans l’arrêt R c D.D., [2000] 2 RCS 275, le juge Major, s’exprimant au nom de la majorité, a déclaré qu’« il n’existe aucune règle immuable sur la façon dont se comportent les victimes de traumatismes comme une agression sexuelle » (au para 65). La SAR suppose le contraire. Même si l’arrêt D.D. a été rendu dans le cadre d’une affaire pénale, l’idée importante qu’il véhicule s’applique également en l’espèce. Le fait que la SAR s’est fondée sur un mythe ou un stéréotype discrédité fait en sorte que sa conclusion manque de logique interne : voir Vavilov, au para 104.

[31] Deuxièmement, l’importance de l’idée formulée par la Cour suprême dans le contexte de l’octroi de l’asile est démontrée et mise en pratique dans les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. Entre maintes autres choses, ces Directives soulignent l’importance d’éviter les généralisations non fondées et d’examiner les demandes d’asile dans le contexte social, culturel, religieux et économique dans lequel se trouve la demanderesse. Elles contiennent aussi des mises en garde contre les difficultés attribuables aux différences culturelles. Ainsi, les Directives précisent ce qui suit : « Les femmes provenant de sociétés où la préservation de la virginité ou la dignité de l’épouse constitue la norme culturelle peuvent être réticentes à parler de la violence sexuelle dont elles ont été victimes afin de garder leur sentiment de “honte” pour elles‑mêmes et de ne pas déshonorer leur famille ou leur collectivité. » [Note de bas de page omise.]

[32] En l’espèce, la SAR a cité ce passage des Directives sans pour autant en tenir compte par la suite. Après avoir souligné que la demanderesse « n’a fourni aucun élément de preuve médicale ou psychologique corroborant qui proviendrait de Djibouti ou depuis qu’elle est au Canada », la SAR a cité l’explication avancée par la demanderesse — à savoir que, après qu’elle a été relâchée, elle s’est cachée parce qu’elle avait peur. Toutefois, ce n’est pas tout ce que la demanderesse a dit au sujet de l’agression sexuelle et de ses répercussions. Elle a également déclaré plus tard dans son témoignage que [TRADUCTION] « les femmes violées sont une honte dans [sa] tradition ». Ce témoignage répondait directement à la préoccupation précise mise en évidence dans les Directives.

[33] Il ne s’agit pas d’une affaire où la demanderesse a, de son propre chef, cherché à obtenir des soins après l’agression sexuelle, puis, de manière inexplicable, n’a pas fourni d’éléments de preuve indépendants à cet égard (par exemple, le dossier de soins). La question importante consistait plutôt à savoir pourquoi la demanderesse n’avait pas cherché à obtenir des soins en premier lieu. La SAR n’a pas abordé cette question à la lumière des éléments de preuve dont elle disposait ou des Directives lorsqu’elle a établi qu’il était « raisonnable de s’attendre » à ce que des éléments de preuve corroborants aient été déposés en l’espèce. Pour ce motif supplémentaire, la décision défavorable qu’a rendue la SAR à l’égard de la crédibilité de la demanderesse, parce qu’elle n’a pas fourni des éléments de preuve corroborant son allégation d’agression sexuelle, est déraisonnable.

[34] En toute équité, l’avocate du défendeur n’a pas tenté de défendre le raisonnement de la SAR à cet égard. Elle a plutôt fait valoir que la préoccupation de la SAR concernait l’absence d’éléments de preuve corroborants de la part du père et du mari de la demanderesse concernant, respectivement, les affirmations de la demanderesse selon lesquelles son père avait également été suspendu par RTD et que la police recherchait la demanderesse, ainsi que son affirmation selon laquelle elle avait épousé son mari en secret peu après sa libération. Je reconnais que cela faisait partie des préoccupations de la SAR, mais je ne peux pas admettre que sa préoccupation concernant l’absence d’éléments de preuve corroborants se limitait à cela. La SAR a aussi expressément tiré une conclusion défavorable relativement à la crédibilité de la demanderesse du fait de l’absence de preuve médicale ou psychologique pour corroborer son affirmation selon laquelle elle avait été agressée sexuellement. Pour les motifs que je viens d’exposer, il était déraisonnable pour elle de tirer cette conclusion.

[35] La demande d’asile de la demanderesse comporte certes des difficultés. Toutefois, c’est le rôle de la SAR — et non le mien — d’évaluer le bien‑fondé de cette demande. Les erreurs que j’ai relevées dans le raisonnement de la SAR ne sont ni accessoires ni mineures dans la décision de confirmer le rejet de la demande d’asile par la SPR. Au contraire, elles vont au cœur de l’analyse faite par la SAR des principaux éléments de preuve sur lesquels était fondée la demande d’asile de la demanderesse. À mon avis, ces erreurs sont graves à un point tel « qu’on ne peut pas dire [que la décision] satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Par conséquent, l’affaire doit être réexaminée par la SAR.

[36] Enfin, je souligne, par souci de clarté, que la demanderesse a également contesté l’évaluation défavorable faite par la SAR de certains des documents qu’elle a fournis pour corroborer sa déclaration selon laquelle elle a travaillé à RTD. Je n’aborderai pas ces objections étant donné qu’il ne m’est pas nécessaire de le faire pour statuer sur la présente demande; cela dit, cela ne signifie pas que j’estime que l’évaluation faite par la SAR est raisonnable. Il appartiendra à la SAR de décider ce qu’il convient de faire de ces documents, le cas échéant, lorsqu’elle procédera au nouvel examen de l’affaire. Il en va de même pour la lettre de la belle‑mère de la demanderesse qui a été admise par le deuxième tribunal de la SAR, mais à laquelle on n’a accordé que peu de poids lors de l’évaluation de la demande d’asile.

VI. CONCLUSION

[37] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section d’appel des réfugiés du 10 janvier 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen par un décideur différent.

[38] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑792‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés du 10 janvier 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est soulevée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑792‑20

 

INTITULÉ :

ARAKSAN ISMAEL IBRAHIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 août 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Michael Crane

 

Pour la demanderesse

 

Emma Arenson

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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