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Date : 20211213


Dossier : IMM-1146-21

Référence : 2021 CF 1404

Ottawa (Ontario), le 13 décembre 2021

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

EDSON ARMANDO GUTIERREZ MOLINA DARINKA ROSA PENA DAVILA

DARED ARMANDO GUTIERREZ PENA

DANIELA ALESSANDRA GUTIERREZ PENA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs en notre espèce sont tous des citoyens mexicains qui ont fait des demandes d’asile au Canada. Ils constituent une famille. La demande de contrôle judiciaire est relative à une seule question. La Section d’appel des réfugiés (SAR) a conclu que les demandeurs bénéficient de la possibilité de refuge intérieur (PRI) au Mexique même. Les Demandeurs plaident que cette possibilité de refuge intérieur est déraisonnable. C’est ainsi qu’ils font une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, ch 27) [LIPR]

I. Les faits

[2] Trois des Demandeurs étaient en vacances à Montréal le 26 avril 2019. La quatrième est née au Mexique en juillet 2019. Le formulaire de fondement de la demande d’asile (FDA), commun aux quatre demandeurs, indique que le 6 juin 2019, le Demandeur principal (Edson Armando Gutierrez Molina) aurait reçu un message via Facebook d’une personne qui se serait nommée comme étant Sergio NGJ. La Section de la protection des réfugiés (SPR) note dans sa décision que l’épouse du Demandeur principal, alors enceinte, était rentrée plus tôt au Mexique avec son fils alors même que le Demandeur principal poursuivait son séjour au Canada. Ledit Sergio aurait indiqué être membre du cartel Jalisco Nueva Generacion (CJNG).

[3] Le message parlait de surveillance menée à l’égard de la famille du Demandeur principal; de plus, ladite surveillance aurait été étendue à la mère, au père, au frère, à la grand-mère, et on indiquait savoir que le Demandeur principal opérait un restaurant. Le message aurait continué en indiquant savoir que le Demandeur principal n’était pas au Mexique à ce moment et on lui demandait la somme de cent mille pesos pour que la famille soit en sécurité. Le Demandeur principal était prévenu de ne pas communiquer avec la police.

[4] Le Demandeur principal a répondu ne pas avoir cette somme mais il offrait un chèque de dix mille pesos pour être laissé tranquille. Il rentrait au Mexique le 7 juin.

[5] Le Demandeur principal a reçu six messages le 7 juin. L’offre de remettre son véhicule n’a pas était bien reçue car, disait ses correspondants, c’est de l’argent dont ils ont besoin pour les laisser en paix. D’autres messages indiquaient que ces individus se disaient sérieux et qu’ils n’étaient pas des gens stupides. Les menaces sont présentées dans le FDA comme étant que « le tel Sergio répond, que ce n'est pas clair pour vous, nous allons tout détruire, les personnes âgées, les bébés, les enfants, les femmes de tout ce que nous démolissons, d'abord vous dites que vous avez un Chevy (voiture) et 10 mille, ne nous laissez pas avec des (mauvaise mots), je les veux pour demain matin tôt, à ce que je vous ai répondu, je vous ai dit que je vais les chercher, qu'il faut voir que je n'avais qu'un Chevi en mauvaise état » (ligne 54 à 60 du FDA).

[6] D’autres messages semblent avoir été acheminés. Ainsi, le 8 juin ledit Sergio envoie un autre message disant que la somme d’argent devrait lui être remise le 9 juin. Le 10 juin il semble que le message de « Sergio » consiste en six points d’interrogation. Un autre message aurait été envoyé le 14 juin en fin d’après-midi. Les menaces continuaient en ce que le correspondant disait que le tout n’est pas un jeu, indiquant avoir recherché où la mère du Demandeur principal travaillait et quelle école son fils fréquentait (le fils du Demandeur principal est né le 6 mars 2018; sa fille est née le 25 juillet 2019). Un autre message vint le 15 juin 2019. Le 17 juin 2019, le Demandeur principal s’est rendu au bureau du Procureur général pour y dénoncer ce qui se passait.

[7] Une absence de réponse à son dernier message plus tôt en juin 2019 a fait croire au Demandeur principal que tout était fini. Cela n’était pas le cas. Le 29 juin 2019, alors qu’il n’était pas présent à son restaurant, une employée communiquait avec le Demandeur principal vers midi-trente pour lui faire part que deux personnes armées le recherchaient et qu’elles avaient fait des ravages dans l’établissement. C’est à ce moment que le Demandeur principal et sa femme ont décidé de fermer leur entreprisse pour une durée indéterminée. Dès le 1er juillet 2019, les Demandeurs se réfugiaient chez une amie, ailleurs qu’à leur lieu de résidence. Ils seraient retournés à leur domicile le 15 juillet 2019. Le 23 juillet 2019, des personnes inconnues ont tenté d’entrer par effraction chez eux; il semble que les Demandeurs n’aient rien entendu ce soir là puisqu’ils étaient au deuxième étage. Le 24 juillet, l’épouse du Demandeur principal est allée à l’hôpital; selon le FDA, comme indiqué plus haut, elle donnait naissance à une petite fille le 25 juillet 2019. Les Demandeurs quittaient le Mexique pour le Canada 15 septembre 2019, par avion. Ils ont demandé l’asile par la suite (le FDA est daté du 25 octobre 2019).

II. Les décisions des tribunaux administratifs

[8] La SPR a noté d’entrée de jeu que les Demandeurs n’avaient fait aucune allégation en lien avec les cinq motifs prévus à l’article 96 de la LIPR pour l’obtention de l’asile au Canada. C’est ainsi que seul l’article 97 de la LIPR pouvait trouver application. La SPR aura décidé de traiter de la demande sous l’angle de la possibilité de refuge intérieur qui, selon elle, existait. Je note que la crédibilité des Demandeurs n’était pas à l’épreuve de critique. La SPR écrit au paragraphe 10 de sa décision :

[10] Bien que le tribunal ait eu certaines raisons de douter d'allégations faites par les demandeurs, les problèmes de crédibilité soulevés ne sont pas suffisants pour être fatals à leur demande d'asile. C'est pourquoi, par souci de célérité, le tribunal considère les allégations des demandeurs comme avérées aux fins de la présente analyse, excepté en ce qui a trait à leur évaluation du risque auquel ils seraient exposés en cas de relocalisation dans la PRI proposée par le tribunal.

[9] Cherchant une région différente où les Demandeurs pourraient échapper aux demandes d’extorsion par des membres du CJNG, celles-ci étant avérées aux fins de l’exercice, la SPR a proposé deux possibilités : Tuxtla, au Chiapas, et Mérida, au Yucatán. La SPR a questionné le Demandeur principal sur les deux endroits, mais ne semble pas avoir considéré plus avant la ville de Mérida pour finalement choisir la région de Chiapas où Tuxtla se trouve, à près de 900 kilomètres de Toluca, ville d’où proviennent les Demandeurs.

[10] Selon la SPR les Demandeurs pourraient trouver sécurité à Tuxtla. Aucune preuve n’a été soumise relativement à la capacité opérationnelle du CJNG. Au contraire, le Cartable national de documentation (CND) relatif au Mexique fait la liste des états où ce cartel serait actif, et cela n’inclurait pas le Chiapas. De plus, malgré la puissance de ce cartel, il serait en guerre avec d’autres cartels actifs au Chiapas. Cela fait dire à la SPR que les capacités opérationnelles du CJNG sont fortement limitées. La SPR notait au paragraphe 15 de sa décision :

[15] […] La preuve contenue dans le CND indique bien que les cartels peuvent employer des moyens électroniques et humains pour retrouver leurs victimes, cependant, étant donné les difficultés liées aux limitations opérationnelles du CJNG au Chiapas, il faudrait que les demandeurs représentent une cible de grande importance pour que ce dernier s'en prévale à leur encontre.

[11] Essentiellement, les Demandeurs ont allégué devant la SPR que le cartel CJNG est partout au Mexique. Par ailleurs, les Demandeurs ont indiqué que, depuis leur départ du Mexique, leur famille restée au Mexique n’a pas été inquiétée par le cartel. Pour la SPR, cela démontre que les Demandeurs ne constituent pas une cible suffisamment importante pour mettre en branle des moyens particuliers de les repérer. La SPR a aussi commenté sur le caractère raisonnable d’une relocalisation à Tuxtla, comme le requiert le cadre d’analyse dans ces matières.

[12] Évidemment, ce n’est pas la décision de la SPR qui fait l’objet du contrôle judiciaire, mais plutôt celle de la Section d’appel des réfugiés. Nous nous tournons donc vers la décision dont contrôle judiciaire est demandé.

[13] Comme chacun le sait, la Section d’appel des réfugiés utilise une norme de contrôle au sujet des décisions de la SPR qui est celle de la décision correcte. Il en résulte que la SAR n’a pas à montrer déférence à l’endroit de la décision qu’elle examine en appel. De fait, l’article 111 de la LIPR prévoit qu’elle peut confirmer la décision attaquée, la renvoyer à la SPR ou casser la décision et y substituer la décision qui aurait dû être rendue. C’est ce qui s’est produit en notre espèce.

[14] En effet, la SAR aura conclu que la possibilité d’un refuge intérieur devrait être non pas Tuxtla, dans l’état du Chiapas, comme l’avait décidé la SPR, mais plutôt la ville de Mérida, dans l’état du Yucatán.

[15] Aux dires de la SAR, Tuxtla n’est pas sécuritaire en raison de la présence du cartel dans cet État. La SAR semble s’être satisfaite que la preuve documentaire contenue au Cartable national de documentation sur le Mexique démontre la présence du CJNG dans l’État du Chiapas. C’est ainsi que la SAR se déclare en désaccord avec la SPR.

[16] La SAR procède donc à sa propre étude. La SAR aura écouté l’enregistrement de l’audience de la SPR et, contrairement aux prétentions des Demandeurs, la SPR avait posé au Demandeur principal les mêmes questions au sujet de l’État du Chiapas que pour le Yucatán. Puisque la SPR a choisi le Chiapas, la SAR aura eu la prudence de demander aux Demandeurs de présenter des soumissions additionnelles au sujet d’une PRI à Mérida. Elles étaient remarquablement minces. Essentiellement, les Demandeurs se contentaient d’argumenter que la SAR ne devrait pas considérer une alternative à Tuxtla. Pourtant, Mérida avait été considéré par la SPR. Encore ici, les Demandeurs s’en sont remis, lorsque interrogés par la SPR au sujet de Mérida, à leur prétention que ce cartel était partout au pays. Interrogé sur comment les Demandeurs pourraient être retrouvés, le Demandeur principal aura indiqué que les membres du cartel ont des moyens. Quant aux raisons pour lesquelles ils seraient recherchés jusqu’à Mérida, le Demandeur principal n’a pu que réaffirmer que le cartel est partout et que, de fait, il en serait de même peu importe le lieu où il et sa famille se retrouveraient.

[17] Constatant que la question de la possibilité d’un refuge intérieur est étudiée en deux étapes, la SAR conclut que, dans un premier temps, les Demandeurs doivent démontrer que l’endroit pour leur établissement ne serait pas sécuritaire; dans un deuxième temps, ils doivent démontrer que cet endroit n’est pas non plus objectivement raisonnable pour s’y relocaliser.

[18] Pour la SAR, la preuve est à l’effet que Mérida et l’État du Yucatán sont exemptés de la présence du CJNG. Mais il y a plus. Les Demandeurs n’ont aucune connaissance relativement aux extorqueurs et on ne connait pas si l’entrée par effraction du 23 juillet 2019 a quelque lien avec les menaces qui auraient été faites du 6 juin au 29 juin 2019. A tout événement, plus aucun incident n’est rapporté par les Demandeurs à compter du 23 juillet 2019. La SAR conclut ainsi au paragraphe 20 de sa décision :

En définitive, considérant l’ensemble de la preuve, la SAR estime que les appelants n’ont pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les membres de ce cartel ont l’intérêt ou la motivation à les pourchasser, advenant leur retour au pays, dans la ville de Mérida.

[19] Le deuxième volet de l’analyse d’une PRI requiert qu’on se demande s’il serait objectivement raisonnable pour un demandeur d’asile de s’y installer. Le fardeau repose sur les Demandeurs de démontrer que la relocalisation serait déraisonnable. La SAR conclut que, quoique Mérida ne soit pas exempte de toute forme de violence, elle constitue néanmoins l’une des villes les plus paisibles du pays. On y parle l’espagnol, un aéroport s’y trouve et les deux Demandeurs principaux sont éduqués et ont des expériences de travail dites « notables ». Il n’a donc pas été démontré qu’il leur serait objectivement déraisonnable de se relocaliser à Mérida.

III. Argument et Analyse

[20] Tout le monde convient que le contrôle judiciaire est soumis à la norme de la décision raisonnable (entre autres, Alvarez Valdez c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2021 CF 796 [Alvarez Valdez], para 14). Les Demandeurs questionnent la raisonnabilité de la décision sur deux aspects du premier volet du cadre d’analyse. Était-il déraisonnable de considérer que les extorqueurs n’aient pas les moyens et la capacité de retrouver les Demandeurs dans leur lieu de refuge intérieur? Était-il déraisonnable, d’autre part, de considérer que les agents de persécution n’auraient ni l’intérêt ou la motivation à les retrouver?

[21] Il n’est pas inutile de rappeler le cadre d’analyse bien connu qui s’applique au cas où il est suggéré qu’il existe une possibilité de refuge intérieur. L’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 [Rasaratnam] reste l’arrêt de principe où la Cour d’appel fédérale énonce le contenu du premier volet de l’examen à être conduit : « la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d'être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge » (p. 710). Le second volet était tiré des représentations faites par le requérant dans cette affaire. Il traite effectivement de « la situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, de s’y réfugier » (p. 709). La barre quant au second volet est « très haute lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable. » (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), [2001] 2 CF 164, para 15). De fait, la décision de la Cour d’appel fédérale dans Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1994] 1 CF 589 fait autorité. Comme le disait le juge Linden pour la Cour, à la page 599 :

15 En conclusion, il ne s'agit pas de savoir si l'autre partie du pays plait ou convient au demandeur, mais plutôt de savoir si on peut s'attendre à ce qu'il puisse se débrouiller dans ce lieu avant d'aller chercher refuge dans un autre pays à l'autre bout du monde. Ainsi, la norme objective que j'ai proposée pour déterminer le caractère raisonnable de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est celle qui se conforme le mieux à la définition de réfugié au sens de la Convention. Aux termes de cette définition, il faut que les demandeurs de statut ne puissent ni ne veuillent, du fait qu'ils craignent d'être persécutés, se réclamer de la protection de leur pays d'origine et ce, dans n'importe quelle partie de ce pays. Les conditions préalables de cette définition ne peuvent être respectées que s'il n'est pas raisonnable pour le demandeur de chercher et d'obtenir la protection contre la persécution dans une autre partie de son pays.

[22] Vu une barre aussi haute, il n’est peut-être pas étonnant que les demandeurs dans nombre d’affaires s’attaquent aux décisions défavorables sur la base du volet sécuritaire du test. C’est le cas en notre espèce, alors que les Demandeurs contestent deux aspects du volet sécuritaire.

[23] D’abord, quant à la capacité de retrouver les Demandeurs ils soutiennent que la décision n’est pas raisonnable en ce que la SAR n’a pas pris en considération la preuve contradictoire qui existe sur le caractère sécuritaire sur la région du Yucatán. Pour étayer leur argument, les Demandeurs cherchent des passages du Cartable national de documentation sur le Mexique d’où ils tirent leur argument. Il est fort limité. Alors que la SAR considère l’État du Chiapas comme non suffisamment sécuritaire parce que le CJNG y mènerait des activités, la même logique devrait s’appliquer au Yucatán, disent les Demandeurs. De plus, les Demandeurs prétendent que le CJNG pourrait conclure des alliances au Yucatán, leur permettant d’y retrouver les Demandeurs.

[24] En fin de compte, les Demandeurs spéculent lorsqu’ils allèguent que « le fait que CJNG ne dirige pas depuis l’entité du Yucatan ne signifie pas qu’ils ne commettent pas de crimes dans ses [sic] états et vivre à Mérida exclue [sic] la possibilité que l’agent de préjudice puisse atteindre le demandeur » (mémoire des faits et du droit, para 16). Pourtant, le fardeau d’un demandeur d’asile n’est pas de spéculer, mais plutôt « de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risquait sérieusement d’être persécuté dans tout le pays, y compris la partie qui offrait prétendument une possibilité de refuge » (Thirunavukkarasu, p. 594). Cet argument repose exclusivement sur une mention faite au CND relatant la possibilité d’alliance entre cartels. C’est à partir de cette mention que les Demandeurs spéculent.

[25] Dans la même ordre d’idée, les Demandeurs ont trouvé au CND que des banques de données pourraient être accessibles. Cela fait en sorte que les Demandeurs spéculent que les extorqueurs pourraient ainsi les retrouver. L’argument est avancé à partir du CND. Je ne peux que référer au paragraphe 15 de Trevino Zavala c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 370 quant au mérite de la proposition :

[15] En l’espèce, l’allégation vague suivant laquelle le demandeur principal pourrait être retrouvé partout au Mexique à partir des banques de données informatisées m’apparaît sans fondement et n’est pas corroborée par la preuve au dossier, qui est bien à l’effet que la famille du demandeur principal a vécu à Tampico sans problème pendant plusieurs mois et que le demandeur principal a lui-même vécu à cet endroit quelques semaines avant son départ pour le Canada. L’hypothèse selon laquelle ce n’est qu’une question de temps pour que le demandeur principal soit retrouvé au Mexique m’apparaît spéculative dans les circonstances.

Un problème plus fondamental me semble miner ce genre d’argument. Il est que les Demandeurs n’ont jamais présenté ces arguments à la SAR. La SAR ne s’est jamais prononcée puisque l’argument n’a pas été fait.

[26] Si les Demandeurs croyaient que le CND fournirait de l’eau à leur moulin, ils auraient dû soulever les éléments auprès de la SAR lors de leur appel puisque le fardeau de la preuve était leur. Or, j’ai lu les soumissions écrites offertes par les Demandeurs à la SAR en réponse à l’invitation de fournir des arguments au sujet de la possibilité de refuge intérieur à Mérida, au Yucatán. Les Demandeurs se sont contentés de contester le changement de la PRI de l’État du Chiapas à l’État du Yucatán. On y dit même que « la Section d’appel des réfugiés, devrait garder une déférence, par rapport à l’évaluation de la PRI qui a été soulevé par le tribunal » (soumissions écrites, para 5; le « tribunal » au para 5 désigne la SPR ). Cet argument est sans valeur. Il est contraire à la décision dans Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93, [2016] 4 RCF 1457 où la norme de contrôle des décisions de la SPR a été jugée être celle de la décision correcte, où aucune déférence n’est requise. La position adoptée par les Demandeurs était que « la SAR ne devrait pas prendre en considération la ville en question » (soumissions écrites, para 6). Cette proposition est aussi sans fondement. On ne trouve nulle part un argument concernant la ville de Mérida, pas plus que des arguments à cet égard provenant du CND.

[27] Nous sommes loin de la preuve réelle et concrète requise pour établir les conditions qui mettraient la vie ou la sécurité des Demandeurs en péril.

[28] Les Demandeurs ont à répétition prétendu que la SAR a ignoré la preuve documentaire qui contredirait la décision qu’elle veut rendre. Plusieurs difficultés se posent. La première, et la plus fondamentale, est que si cette preuve n’a jamais été présentée, les Demandeurs manquaient à leur fardeau de prouver leur prétention. Il n’y a pas de renversement du fardeau sur les épaules du décideur administratif. Or, la preuve dont voudrait se réclamer les Demandeurs n’a jamais été présentée. Comme il est bien reconnu, le rôle de la cour de révision n’est pas de se pencher sur le mérite de la décision du tribunal administratif, mais plutôt d’en contrôler la légalité (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263). C’est ce qui est devant la SAR qui peut faire l’objet du contrôle judiciaire, pas ce qu’on n’a pas présenté devant le tribunal administratif et qu’on voudrait soulever plus tard devant la cour de révision. Le fardeau de démontrer que la possibilité de refuge intérieur n’est pas raisonnable est sur les épaules du Demandeur devant l’instance appropriée, soit le tribunal administratif, pas devant la cour de révision.

[29] La seconde difficulté est qu’il est loin d’être clair en quoi consiste la preuve contradictoire dont parlent les Demandeurs; la possibilité d’alliance au Yucatán ou un possible accès à des banques de données ne permettent que l’élaboration de spéculations. En fait, ce que les Demandeurs ont trouvé au CND n’est pas un élément de preuve contradictoire. C’est plutôt la source d’un argument complètement nouveau que les Demandeurs cherchent à faire valoir devant la Cour et qui ne va pas plus loin que des spéculations. Je ne puis voir comment un tribunal administratif devrait rechercher à la place d’un demandeur des arguments qu’il devrait développer à sa place. Nous n’en sommes pas à la considération de preuve contradictoire. C’est plutôt la recherche d’arguments non considérés devant la SAR que les Demandeurs veulent maintenant imposer comme étant une faute de la SAR de ne pas les concevoir et les considérer. Il ne s’agit pas pour la SAR de s’en remettre au plus récent cartable de document national, mais plutôt d’imaginer des arguments qui n’ont pas été faits par un demandeur. En fin de compte, cela ferait en sorte que le fardeau de la preuve serait maintenant sur le décideur administratif.

[30] Cela mène à la troisième difficulté, l’absence de preuve réelle et concrète liant une preuve documentaire et la situation personnelle des Demandeurs. Une situation très similaire s’est présentée récemment dans Alvarez Valdez (précité). Les paragraphes 21 et 22 méritent d’être reproduits :

[21] La conclusion de la SAR selon laquelle le CJNG n’a pas « une présence significative dans l’État du Yucatán ou à Mérida » était suffisamment étayée par les éléments de preuve documentaire qu’elle a pris en compte. Les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve personnalisé à l’appui de leur affirmation selon laquelle le CJNG a les moyens ou la motivation de continuer de les traquer dans l’État du Yucatán. La femme et la fille du demandeur principal ont vécu pendant plus d’un an au Mexique après que celui‑ci et son frère ont fui au Canada et elles n’ont pas été appréhendées par le CJNG pendant cette période. Le père du demandeur principal vit toujours au Mexique, et il n’a pas signalé d’interactions avec le CJNG.

[22] Il appartenait aux demandeurs d’établir un lien entre les éléments de preuve documentaire de nature générale et la situation qui leur est propre, mais ils ne l’ont pas fait (Iskandar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1372 au para 27, citant Ayikeze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1395 au para 22). La crainte subjective ne suffit pas à établir la persécution ou le risque de préjudice (Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 116 au para 41).

Cela dispose du volet dit « moyens et capacité à retrouver les demandeurs » qui souffrirait d’une erreur de droit. Mais si les Demandeurs avaient démontré capacité et moyens, ce qu’ils n’ont pas fait, encore aurait-il fallu démontrer une motivation à retrouver les demandeurs. A mon avis, les Demandeurs ne réussissent pas mieux quant à la motivation requise.

[31] Ici encore, les Demandeurs spéculent. Les extorqueurs auraient davantage qu’un intérêt financier : les Demandeurs ont défié le Cartel. Retournant au CND, les Demandeurs trouvent un passage où on indique qu’une dette importante ou une vengeance personnelle pourrait motiver la recherche des Demandeurs. J’ai demandé à l’audience quelle est la valeur en devises canadiennes de 100,000 pesos? La réponse est autour de 6 000 $ CAN.

[32] Cette allégation d’une motivation quelconque à rechercher les Demandeurs n’a pas été faite non plus devant la SAR. Les références à des passages tirés du CND n’ont pas été présentés à la SAR. De toute manière, nous nageons dans les spéculations sans trouver de preuve réelle et concrète de quoi que ce soit. Si on en croit les allégations, le Demandeur principal aurait été ciblé pendant 23 jours en juin 2019. Depuis, plus rien. Dans Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428, la Cour commentait comme suit :

[25] Je n’accepte pas l’argument de M. Gonzalez Leon que la conclusion que les groupes criminels n’ont pas le désir de le retracer ne concorde pas avec le fait qu’il a été ciblé par ces derniers en 2017. Le fait qu’il faisait l’objet de menace dans certaines circonstances n’établit pas qu’il serait poursuivi partout au Mexique dans le futur. Comme l’a noté la SAR, la preuve n’a pas démontré que M. Gonzalez Leon est un « ennemi » particulier de ces groupes qui serait l’objet d’intérêt continu après son départ de la région. Ses soumissions qu’il demeure une cible parce que les groupes criminels cherchent activement du financement, qu’il avait tenté de les dénoncer auprès des autorités, et que les membres du CJNG peuvent croire qu’il a choisi de collaborer avec les Zetas ne sont que de la spéculation non étayée par la preuve.

Ce commentaire s’applique parfaitement au cas d’espèce.

[33] Il y a absence de preuve d’une motivation quelconque à retrouver les Demandeurs. Il semble y avoir eu des activités s’apparentant à l’extorsion en juin 2019. Nous ne savons aucunement qui sont les personnes qui auraient tenté d’entrer par effraction le 23 juillet 2019, comme le notait la SAR au paragraphe 19 de sa décision. Donc, jusqu’au départ des Demandeurs le 15 septembre 2019, outre des spéculations, la Cour ne dispose d’aucune preuve.

[34] Les Demandeurs n’ont pas démontré que les agents de persécution pourraient avoir quelque motivation à rechercher les Demandeurs. C’était leur fardeau devant la SAR. En révision judiciaire, il devient impossible de faire la démonstration d’une décision déraisonnable quand il n’a même pas été demandé à la SAR de rendre la décision. Il eut fallu que les Demandeurs offrent leurs arguments sur Mérida à titre de PRI à la SAR pour qu’une décision soit rendue.

[35] En conséquence, les Demandeurs n’ont pu satisfaire la Cour ni des moyens et capacité, ni de la motivation des extorqueurs de les rechercher à leur retour au Mexique. L’absence de preuve est fatale. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[36] Il est convenu que les parties n’ont aucune question à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-1146-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-1146-21

INTITULÉ :

EDSON ARMANDO GUTIERREZ MOLINA ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par vidéoconférence entre ottawa (ontario) et MontRéal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 décembre 2021

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 13 DÉCEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Nancy Cristina Muñoz Ramirez

Pour les demandeurs

 

Caroline Doyon

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ROA Services Juridiques

Montré (Québec)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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