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     T-2571-93

OTTAWA (ONTARIO), LE 23 SEPTEMBRE 1997

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MULDOON

E n t r e :

     SCIENTIFIC GAMES INC.,

     demanderesse,

     et

     POLLARD BANKNOTE LIMITED,

     défenderesse.

     ORDONNANCE

     LA COUR, STATUANT SUR l'appel et l'appel incident qui ont été interjetés en vertu du paragraphe 336(5) de l'ordonnance prononcée le 12 mai 1997 par le protonotaire John A. Hargrave et qui ont été entendus ensemble à Winnipeg le 15 juillet 1997 en présence des avocats de chacune des parties;

     APRÈS AUDITION des prétentions et moyens des avocats, APRÈS EXAMEN du dossier et APRÈS avoir reporté le prononcé de la décision :

REND LES DÉCISIONS SUIVANTES au sujet de l'ordonnance du protonotaire qui fait l'objet du présent appel entendu à Winnipeg :

En ce qui concerne les questions suivantes, à savoir :

     PREMIÈRE PARTIE

objet : interrogatoire de M. Pollard, questions nos 831, 847, 849, 861, 1202 et 1284;

objet : interrogatoire de M. Behm, questions nos 128, 129, 301, 650 et 651;

     SECONDE PARTIE

objet : interrogatoire de M. Pollard, questions nos 997, 1310, 1311 et 1598;

la Cour rend les décisions suivantes :

     PREMIÈRE PARTIE

- en ce qui concerne l'interrogatoire de M. Pollard :

question no 831, page 273 : l'appel est rejeté et les conditions fixées sont confirmées;

question no 847, page 284 :      l'appel est rejeté et la défenderesse est autorisée à masquer ou à dissimuler toute mention de quantité non pertinente de billets figurant dans les documents qu'elle est tenue de produire;
question no 849, page 284 :      l'appel est rejeté avec la même autorisation que celle qui est accordée au sujet de la question no 847;
question no 861, page 291 :      l'appel est rejeté avec la même autorisation que celle qui est accordée au sujet de la question no 847;
question no 1202, page 417 :      l'appel est rejeté avec la même autorisation que celle qui est accordée au sujet de la question no 847;
question no 1284, page 461 :      l'appel est accueilli et la défenderesse n'est pas tenue de jumeler les billets 1 à 47 avec les billets produits à l'annexe O;

- en ce qui concerne l'interrogatoire de M. Behm :

questions nos 128 et 129, page 45 :      l'appel est accueilli et la demanderesse doit produire les documents demandés;
question no 301, page 89 :      l'appel est rejeté et l'ordonnance est confirmée;
question no 650, page 181 :      l'appel est accueilli et la demanderesse doit produire des échantillons représentatifs des billets comportant des numéros d'intégrité;
question no 651, page 183 :      l'appel est rejeté et l'ordonnance est confirmée

     SECONDE PARTIE

- en ce qui concerne l'interrogatoire de M. Pollard

question no 997, page 342 :      l'appel est rejeté, mais la question peut devenir pertinente au procès;
question no 1310, page 472 :      l'appel est accueilli, la défenderesse doit répondre à la question no 1310;
question no 1311, page 472 :      l'appel est accueilli, la défenderesse doit produire les contrats mentionnés à la question no 1311, sous réserve des mêmes conditions de confidentialité que celles qui sont énoncées dans l'ordonnance du 12 mai 1997 au sujet de la question no 831 et sous réserve de la même autorisation que celle qui a été accordée au sujet de la question no 847;
question no 1323, page 479 :      l'appel est rejeté et l'ordonnance est confirmée;
question no 1598, page 585 :      l'appel est rejeté et l'ordonnance est confirmée.

    

                                     Juge

Traduction certifiée conforme     

                                 Martine Guay, LL.L.

     T-2571-93

E n t r e :

     SCIENTIFIC GAMES INC.,

     demanderesse,

     et

     POLLARD BANKNOTE LIMITED,

     défenderesse.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON

         Il s'agit d'une demande double " en l'occurrence, d'un appel et d'un appel incident " présentée par la demanderesse et la défenderesse sous forme d'avis de requête fondé sur le paragraphe 336(5) des Règles de la Cour fédérale. Les parties interjettent appel d'une partie des ordonnances prononcées le 12 mai 1997 par le protonotaire Hargrave. Ces ordonnances ont par la suite été modifiées le 6 août 1997 pour corriger des erreurs typographiques. Dans l'action principale, la demanderesse, une fabricante américaine de billets de loterie, accuse la défenderesse d'avoir contrefait le brevet dont elle est titulaire à l'égard d'un numéro qu'elle appelle " integrity number " (numéro d'intégrité) pour des billets de loterie. Les ordonnances rendues par le protonotaire Hargrave concernent des requêtes distinctes par lesquelles la demanderesse et la défenderesse demandaient chacune à l'autre de répondre à des questions et de produire les documents demandés au cours des interrogatoires préalables. Ces requêtes ont été entendues ensemble les 12 et 13 février 1997. La demanderesse et la défenderesse ont toutes les deux obtenu en partie gain de cause. En ce qui concerne la requête présentée par la demanderesse, le protonotaire Hargrave a enjoint à la défenderesse de fournir les réponses ou les documents demandés dans certaines questions numérotées posées lors de l'interrogatoire préalable de M. Gordon Pollard. En réponse à la requête de la défenderesse, le protonotaire Hargrave a ordonné à la demanderesse de fournir les réponses ou les documents demandés dans certaines questions numérotées posées lors de l'interrogatoire préalable de M. William Behm. Le protonotaire Hargrave a exposé dans des motifs fouillés de 77 pages les raisons pour lesquelles il accordait ou refusait chacun des documents dont les parties demandaient la production ou des questions pour lesquelles elles réclamaient une réponse. L'audition des présents appels a eu lieu à Winnipeg le 15 juillet 1997.

GENÈSE DE L'INSTANCE

         Les faits et les questions à l'origine de l'action principale dans la présente affaire ont été exposés par le protonotaire Hargrave dans les motifs de son ordonnance du 12 mai 1997. Je les reprends en leur apportant quelques clarifications.

         La demanderesse est une société américaine qui fabrique des billets de loterie, notamment des billets de loterie instantanée parfois appelés " jeux à gratter ". La demanderesse est titulaire d'un brevet canadien à l'égard d'un numéro qu'elle appelle " integrity number " (numéro d'intégrité) pour billets de loterie, soit un numéro qui est inscrit au verso du billet et qui est lié par des algorithmes aux données comptables figurant au recto. Apparemment, certains individus peu scrupuleux qui travaillent pour des administrations de loteries et qui ont accès aux billets gagnants pourraient, une fois que le titulaire du billet a été payé, délaminer le billet, recoller le côté sur lequel figure la combinaison gagnante, qui se compose d'une feuille d'aluminium, sur un billet fait à leur nom et présenter de nouveau celui-ci pour paiement.

         La méthode de la demanderesse permet de transformer par ordinateur les données comptables figurant au recto du billet en un numéro lié par des algorithmes aux données en question et imprimé au verso du billet au fur et à mesure que les rouleaux de papier laminé sont introduits dans une presse qui imprime les renseignements contrôlés par ordinateur sur les deux côtés du billet. Il semble qu'en raison des permutations et combinaisons de données comptables produites par cette technique, même un numéro d'intégrité de trois caractères, composé de lettres et de chiffres, serait complexe au point où un escroc d'intelligence moyenne jugerait qu'il a mieux à faire que de chercher à calculer un numéro d'intégrité valable. Abu Ja'far Mohammed Ben Musa, le mathématicien du IXe siècle dont le surnom d'al Khowarasmi est à l'origine du mot algorithme, serait sans doute fasciné par cette application aussi matérialiste de la distribution de nombres à laquelle son nom est associé.

         Pour sa part, la défenderesse Pollard Banknote Limited imprime également des billets de loterie instantanée dont quarante-sept types constituent, de l'avis de la demanderesse, une contrefaçon du procédé breveté qu'elle utilise pour imprimer des nombres liés au recto et au verso de ces billets. La demanderesse soutient d'ailleurs que c'est grâce à son procédé breveté d'impression de nombres liés par des algorithmes que les billets de loterie de la défenderesse connaissent du succès sur le marché. La défenderesse répond qu'en raison de la technique et du procédé de fabrication qu'elle utilise, aucun numéro d'intégrité n'est nécessaire pour ses billets. Selon elle, non seulement l'invention de la demanderesse était-elle évidente et connue avant que celle-ci la revendique, mais l'ensemble de l'idée avait également déjà fait l'objet d'un brevet au Canada. La défenderesse poursuit par une demande reconventionnelle en vue d'obtenir, notamment, un jugement déclarant le brevet invalide.

NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

         Le paragraphe 336(5) des Règles donne à toute personne concernée par une ordonnance ou une décision d'un protonotaire le droit d'interjeter appel de cette ordonnance ou de cette décision devant un juge de notre Cour. En voici le libellé :

     336.(5) Toute personne concernée par une ordonnance ou décision d'un protonotaire, autre qu'un jugement en vertu des règles 432 à 437, peut en appeler à la Cour et cet appel doit être interjeté au moyen d'une demande dont avis doit être donné à toutes les parties intéressées, ledit avis devra indiquer les raisons de l'opposition et être signifié dans les 14 jours de l'ordonnance ou de la décision dont il est fait appel, et quatre jours francs avant le jour fixé pour l'audition de l'appel, ou devra être signifié dans tel autre délai que pourra accorder la Cour un protonotaire sur demande ex parte. L'appel doit être déposé deux jours au moins avant la date fixée pour l'audition. (Au présent alinéa, " cour " désigne la " Division de première instance ", si la question est devant la Division de première instance, et la " Cour d'appel ", si la question est devant la Cour d'appel.)         

         Dans l'arrêt Canada c. " Jala Godavari "(Navire), (1991), 135 N.R. 316 (C.A.F.), le juge Hugessen a statué que les parties qui comparaissent devant un juge dans le cadre d'un appel interjeté d'une ordonnance ou d'une décision d'un protonotaire ont toujours le droit d'exiger que la Cour reprenne l'affaire depuis le début. Il écrit en effet à la page 317 :

     À ce sujet, nous ajouterions que, contrairement à ce que la Section de première instance a exprimé à quelques reprises, le juge saisi d'un appel d'une décision du protonotaire sur une question mettant en cause l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire et n'est pas lié par l'opinion du protonotaire.         
     ***              ***          ***         
     Il peut, évidemment, choisir d'accorder une importance considérable à l'opinion exprimée par ce dernier, mais les parties ont droit, en dernière analyse, à l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un juge et non d'un fonctionnaire judiciaire subalterne. La situation est de toute évidence différente lorsque l'arbitre (qui peut être un protonotaire), a entendu les témoins et tiré des conclusions de fait fondées sur son évaluation de leur crédibilité.         

         Plus récemment, la Cour d'appel fédérale a nuancé les vues exprimées par le juge Hugessen. La Cour préfère maintenant faire preuve d'une plus grande retenue judiciaire à l'égard des décisions discrétionnaires des protonotaires. Dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, à la page 462 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale a statué que, bien que le juge saisi de l'appel d'une décision d'un protonotaire ait le pouvoir d'exercer son pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début, il ne devrait le faire que des circonstances spéciales. Le juge MacGuigan, qui écrivait au nom des juges majoritaires, a exposé la norme de contrôle suivante, qui doit être appliquée par le juge des requêtes lorsqu'il détermine s'il y a lieu de modifier l'ordonnance ou la décision discrétionnaire d'un protonotaire (aux pages 462 à 464) :

     Je souscris aussi en partie à l'avis du juge en chef au sujet de la norme de révision à appliquer par le juge des requêtes à l'égard des décisions discrétionnaires de protonotaire. Selon en particulier la conclusion tirée par lord Wright dans Evans v. Bartlam, [1937] A.C. 473 (H.L.), à la page 484, et par le juge Lacourcière, J.C.A., dans Stoicevski v. Casement, (1983), 43 O.R. (2d) 436 (C. div.), le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit par intervenir sauf dans les deux cas suivants :         
         a) l'ordonnance est entachée d'une erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits,                 
         b) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal.                 

     [...]

     Si l'ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.         
     Dans Canada c. " Jala Godavari "(Le), (1991), 40 C.P.R. (3d) 127 (C.A.F.), notre Cour, dans une observation incidente, a énoncé la règle contraire, en mettant l'accent sur la nécessité pour le juge d'exercer son pouvoir discrétionnaire par instruction de novo, par contraste avec la vue qui avait cours à l'époque à la Section de première instance, savoir qu'il ne fallait pas toucher à la décision discrétionnaire du protonotaire sauf le cas d'erreur de droit. Il ne faut pas, à mon avis, interpréter l'arrêt Jala Godavari comme signifiant que la décision discrétionnaire du protonotaire ne doit jamais être respectée, mais qu'elle est subordonnée à l'appréciation discrétionnaire d'un juge si la question visée a une influence déterminante sur l'issue de la cause principale. (L'erreur de droit, bien entendu, est toujours un motif d'intervention du juge, et ne prête pas à controverse). (Pages 462 et 463.)         

     [non souligné dans le texte original]

Le juge MacGuigan a poursuivi en expliquant plus en détail le sens de l'expression " questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal ". Après avoir déclaré que ces questions sont celles qui ont pour effet de résoudre définitivement la cause, le juge MacGuigan a formulé les remarques suivantes, aux pages 464 et 465 :

     La matière soumise en l'espèce au protonotaire peut être considérée comme interlocutoire seulement parce qu'il a prononcé en faveur de l'appelante. Eût-il prononcé en faveur de l'intimée, sa décision aurait résolu définitivement la cause.         

    

     ***              ***          ***         
     Il me semble qu'une décision qui peut être ainsi soit interlocutoire soit définitive selon la manière dont elle est rendue, même si elle est interlocutoire en raison du résultat, doit néanmoins être considérée comme déterminante pour la solution définitive de la cause principale. Autrement dit, pour savoir si le résultat de la procédure est un facteur déterminant de l'issue du principal, il faut examiner le point à trancher avantque le protonotaire ne réponde à la question, alors que pour savoir si la décision est interlocutoire ou définitive (ce qui est purement une question de forme), la question doit se poser après la décision du protonotaire. Il me semble que toute autre approche réduirait la question de fond de " l'influence déterminante sur l'issue du principal " à une question purement procédurale de distinction entre décision interlocutoire et décision définitive, et protégerait toutes les décisions interlocutoires contre les attaques (sauf le cas d'erreur de droit).         

     [non souligné dans le texte original]

         Depuis l'arrêt Aqua-Gem, précité, de la Cour d'appel, la Section de première instance a rendu plusieurs décisions dans lesquelles elle a adopté la norme de contrôle énoncée par la Cour d'appel. Suivant l'opinion générale qui a cours dans la jurisprudence, les tribunaux judiciaires doivent faire preuve d'une grande retenue en ce qui concerne la façon dont le protonotaire exerce son pouvoir discrétionnaire et le juge des requêtes ne doit intervenir que dans l'un ou l'autre des deux cas précisés dans l'arrêt Aqua-Gem (voir, par ex. les jugements Cornerstone Securities Canada Inc. c. North American trust Co., (1994), 86 F.T.R. 53 (C.F. 1re inst.) et Canada c. Bande d'Enoch des Indiens des plaines, (1996), 118 F.T.R. 114 (C.F. 1re inst.).

QUESTIONS EN LITIGE

         À l'audience, comme elles avaient interjeté appel de l'ordonnance du protonotaire, les parties ont abordé uniquement les questions formulées dans leur avis de requête respectif. La Cour n'examinera que les questions qui étaient en litige à l'audience dans l'ordre dans lequel elles ont été entendues. Par " motifs ", il faut entendre les motifs du protonotaire.

PREMIÈRE PARTIE

Appel de la défenderesse

         À l'audience, la défenderesse a soumis une liste abrégée de questions visées par l'ordonnance du 12 mai 1997 dont elle interjette appel. Il s'agit des questions nos 831, 847, 849, 861, 1202 et 1284 de l'interrogatoire de M. Pollard, et des questions nos 128, 129, 198, 301, 650, 651, 837 et 1065 de l'interrogatoire de M. Behm. Comme l'avocat a précisé qu'il avait obtenu une réponse aux questions nos 198, 837 et 1065 avant la tenue de l'audience, ces questions ne sont par conséquent pas en litige.

Interrogatoire de M. Gordon Pollard

Question no 831, page 273 (p. 5 des motifs)

         Le protonotaire a ordonné à l'avocat de la défenderesse de fournir à l'avocat de la demanderesse les factures se rapportant à la contrefaçon présumée. Pour éclaircir davantage l'ordonnance du protonotaire Hargrave, l'avocat de la demanderesse s'est engagé à l'audience à ne pas discuter avec ses clients des renseignements précis contenus dans les factures. La question est pertinente à la question en litige et l'engagement qui a été pris (et dont le manquement constituerait maintenant un outrage au tribunal) la rend inattaquable. L'appel interjeté de l'ordonnance du 12 mai 1987 est rejeté pour ce qui est de la question no 831, sous réserve de l'engagement pris par l'avocat de la demanderesse.

Questions nos 847, 849, 861 et 1202, pages 284, 286, 291 et 417 à 422 (p. 7 et 8 des motifs)

         Ces questions se rapportent toutes aux renseignements sur les recettes. L'avocat de la demanderesse demande les fiches techniques, les factures de frais d'entreposage et les résumés financiers qui sont surtout nécessaires pour vérifier le témoignage de M. Pollard et pour vérifier les éléments de preuve déjà fournis au sujet des recettes brutes et des dépenses. La défenderesse soutenait non seulement que les chiffres contenus dans ces documents nuisaient à sa position concurrentielle, mais qu'ils n'avaient rien à voir avec l'action principale. La Cour abonde dans le sens du protonotaire et conclut que la production de ces documents est pertinente. Le protonotaire a toutefois commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que les documents en question pouvaient éventuellement être utilisés pour calculer les marges de profit. La question de la reddition de comptes des profits dans l'action principale n'englobe et n'exige pas la divulgation des marges de profit. Tout renseignement portant sur la quantité est, en raison de son rapport avec les marges de profit, dénué de toute pertinence et ne saurait faire l'objet des présents interrogatoires préalables. Dans l'arrêt Beloit Canada Limited c. Valmet Oy, ci-après cité, à la page 118, un arrêt de principe en matière de reddition de comptes de profits, la Cour d'appel a déclaré que les recettes et les dépenses sont des questions qui peuvent être régulièrement examinées dans le cadre de l'enquête préalable, mais que certaines limites s'appliquent. Le juge Hugessen a déclaré :

     [...] L'une des principales questions à l'occasion du renvoi consistera à savoir quelle partie du profit tiré de ces ventes doit être comptabilisé. Une autre question, de même importance, résidera dans la détermination du montant de ce profit. En répondant à ces questions, la Cour doit avoir conscience du fait que c'est le méfait de la défenderesse qui a rendu nécessaire le présent litige, et que ni la Cour ni la demanderesse ne sont tenues d'accepter, au pied de la lettre, les affirmations de la défenderesse quant à ses revenus et coûts. D'autre part, celle-ci, comme tout autre plaideur, est en droit d'être protégée par la Cour contre des intrusions abusives et inutiles dans ses affaires privées.         

     [non souligné dans le texte original]

Compte tenu du fait que la question de la responsabilité n'a pas encore été tranchée dans la présente affaire, la défenderesse devrait être protégée contre toute intrusion inutile. Conformément à l'ordonnance du 12 mai 1997, la défenderesse est tenue de produire les documents en question, sous réserve toutefois de son droit de masquer ou d'autrement dissimuler toute mention faite dans ces documents au sujet de quantités non pertinentes de billets. L'appel est rejeté pour ce qui est de ce groupe de questions, sous réserve uniquement de l'autorisation susmentionnée d'en masquer des extraits.

Questions no 1284, pages 10 et 19 (p. 12 à 15 et 25 à 28 des motifs)

         Le protonotaire a omis de mentionner la seconde partie de la question no 1284. La défenderesse a déjà répondu à la première partie de la question no 1284. Dans la partie de cette question sur laquelle la Cour ne s'est pas encore prononcée, la demanderesse demande à la défenderesse de jumeler les 47 jeux présumément contrefaits avec les billets produits sous la cote O. La défenderesse soutient que ce jumelage donnerait à la demanderesse la clé lui permettant de comprendre la structure d'établissement de prix de la défenderesse. Pour les motifs déjà exposés au sujet des questions nos 847, 849, 861 et 1202, il n'est pas nécessaire de répondre à cette partie de la question no 1284. La conclusion tirée à cet égard à la page 14 de ses motifs est confirmée et l'appel est rejeté à cet égard. Quant à la seconde partie, qui n'a pas fait l'objet d'une décision contrairement à ce à quoi on pouvait s'attendre, La Cour considère que l'appel devrait être accueilli et que la défenderesse ne devrait pas être obligée de faire le jumelage susmentionné.

Interrogatoire de M. William Behm

Questions nos 128 et 129, pages 40 à 42 (p. 58 et 59 des motifs)

         Dans son ordonnance, le protonotaire a conclu que les documents de publicité mentionnés dans ces questions n'avaient pas à être produits. Il a affirmé que les documents de commercialisation et de publicité produits avant la date de la délivrance du brevet n'étaient pas pertinents à l'action. Le protonotaire a eu raison dans son appréciation de la demande présentée par la demanderesse, mais a commis une erreur en ce qui concerne la demande reconventionnelle de la défenderesse. Tout document qui établit ou réfute la validité du brevet est pertinent à l'action. Les documents de publicité qui attestent l'état de la technique avant la date du brevet sont de toute évidence pertinents lorsque, comme en l'espèce, la validité d'un brevet est en litige.

         Les questions posées à M. Behm sont légitimes et la demanderesse doit produire les documents demandés. L'appel est accueilli sur ce point.

Question no 301, page 89 (p. 63 et 64)

         La date pertinente est la date prioritaire qui est fixée par le dépôt de la demande de brevet et qui est invoquée par la demanderesse dans la présente action. Ainsi que le protonotaire l'a conclu, la date de l'invention n'est pas pertinente en l'espèce. La question relative à la date de l'invention n'est pas pertinente et la demanderesse n'est pas tenue d'y répondre. L'appel est rejeté à cet égard.

Question no 650, pages 181 et 182 (p. 46 des motifs)

         L'avocat de la demanderesse et l'avocat de la défenderesse sont d'accord pour dire que les billets fabriqués par la demanderesse sont pertinents à la présente instance. Le protonotaire a toutefois conclu que l'utilité éventuelle des documents est beaucoup moins importante que les problèmes, l'énergie et les obstacles liés à leur compilation. L'avocat de la défenderesse soutient que le protonotaire a commis une erreur, compte tenu du fait qu'il n'y a aucun élément de preuve qui appuie cette proposition. La force probante de ces échantillons de billets sera déterminée au procès. La demanderesse produira à la défenderesse un échantillon représentatif de chaque billet de la Scientific Games Inc. qui contient un numéro d'intégrité et la demanderesse sera liée au procès par la représentativité de ces échantillons. L'appel est accueilli, dans la mesure où la demanderesse est tenue de produire un échantillon représentatif.

Question no 651, page 183 (p. 46 et 47 des motifs)

         Ainsi que le protonotaire l'a précisé, il n'est pas nécessaire de répondre à cette question, qui concerne la raison pour laquelle on a baptisé le procédé de " procédé de double protection ". Cet aspect de l'appel de la défenderesse est rejeté.

SECONDE PARTIE

Appel de la demanderesse

     Avant l'audience, la demanderesse a soumis une liste de questions visées par l'ordonnance du 12 mai 1997 dont elle désirait interjeter appel. Il s'agit des questions nos 997, 1323, [1327], 1310, 1311, [1539], 1598, [1600] et [1601]. À l'audience, la demanderesse s'est désistée de son appel en ce qui concerne les questions mises entre crochets.

Interrogatoire de M. Gordon Pollard

Question no 997, page 342 (p. 9 des motifs)

         Pour les motifs exposés dans l'ordonnance du protonotaire, il n'est pas nécessaire de répondre à cette question, qui porte sur les frais généraux qui sont directement attribuables au procédé de fabrication, parce que cette question est prématurée pour le moment. Il se peut toutefois que le juge du procès exige qu'on y réponde. L'appel est rejeté à cet égard.

Question no 1310, page 472 (p. 18 des motifs)

         Telle qu'elle est formulée, la question est de toute évidence pertinente. Grâce aux questions qu'elle posera, la demanderesse sera en mesure de déterminer si elle devrait ou non faire témoigner les clients de la défenderesse pour établir si un achat déterminé de billets non contrefaits était lié à l'achat de billets contrefaits. Comme tous les profits qui se rapportent directement ou indirectement à la contrefaçon sont recouvrables, la question est pertinente (Beloit Canada Ltd. c. Valmet Oy, (1992), 45 C.P.R. (3d) 116, à la page 119 (C.A.F.) et Ductmate Industries Inc. v. Exanno Products Ltd., (1987), 16 C.P.R. (3d) 15, à la page 29 (C.F. 1re inst.). Le protonotaire a conclu, à juste titre, que les questions dans lesquelles on demandait " si d'autres ventes ont été réalisées grâce à la vente des billets contrefaits " n'étaient pas pertinentes. Ce sont les clients de la défenderesse, et non celle-ci, qui sont en mesure de répondre à cette question. Toutefois, telle qu'elle est formulée, la question no 1310 est tout à fait factuelle et pertinente et il faut y répondre. L'appel est accueilli à cet égard.

Question 1311, page 472 (p. 20 des motifs)

         Il s'ensuit que les contrats liés à la question no 1310 seraient pertinents à la présente instance. La défenderesse devra produire tous les contrats qui sont visés par la réponse à la question no 1310, sous réserve des mêmes conditions relatives à la confidentialité que celles qui sont énumérées dans l'ordonnance du 12 mai 1997 et qui concernent la question no 831 et sous réserve des mêmes autorisations que celles qui ont été accordées à la défenderesse au sujet de la question no 847, en l'occurrence l'autorisation de masquer ou de dissimuler toute mention de quantité qui figure dans ces contrats. L'appel est accueilli à cet égard de la manière ci-dessus précisée.

Question no 1323, pages 478 et 479 (p. 10 et 11 des motifs)

         Sans examiner le degré de pertinence, le protonotaire a décidé, à juste titre, que la défenderesse avait déjà suffisamment répondu à la question. La défenderesse a fourni à la demanderesse des données au sujet de la partie des frais liés à la main-d'oeuvre pour la fabrication d'un des billets présumément contrefaits. Elle a également accepté de donner un accès raisonnable à la demanderesse pour que celle-ci puisse vérifier les chiffres fournis pour les 46 autres billets. L'appel de la demanderesse est rejeté en ce qui concerne la question no 1323.

Question 1598, page 585 (pages 26 et 27)

         Pour les motifs exposés dans l'ordonnance du 12 mai 1997, qui est confirmée à cet égard, la défenderesse n'est pas tenue de répondre à cette question, qui vise à savoir si la défenderesse est d'avis que le " chiffre de contrôle " joue le même rôle que le numéro d'intégrité.

         Par ces motifs, les présentes demandes, par lesquelles appel est interjeté des ordonnances prononcées par le protonotaire Hargrave le 12 mai 1997, sont accueillies en partie et rejetées en partie, ainsi qu'il a déjà été précisé.

COMMENTAIRES     

         Dans les présentes instances, la défenderesse se trouve dans une position délicate, étant donné qu'il a été ordonné que l'instruction porte d'une part sur l'analyse de la contrefaçon présumée et d'autre part sur les dommages-intérêts découlant de cette contrefaçon, si la Cour conclut qu'il y a effectivement eu contrefaçon. La présente affaire en responsabilité civile délictuelle est entièrement différente d'une affaire de lésions corporelles, dans laquelle il est tout à fait logique que, dans le même jugement ou les mêmes motifs, le juge du procès liquide également les dommages-intérêts d'après la preuve administrée au procès ou à la suite de celui-ci. Toutefois, dans les affaires de contrefaçon de brevet, il n'est pas logique de forcer le défendeur à révéler au procès des renseignements commerciaux délicats sur le plan concurrentiel avant que son éventuelle responsabilité à l'égard de la contrefaçon ne soit établie.

         De plus, suivant l'expérience accumulée par le soussigné depuis une quinzaine d'années en tant que juge de cette Cour, la reddition de comptes de profits constitue du gaspillage et une réparation inutile. C'est un gaspillage des ressources limitées d'une juridiction de petite taille, comme on peut le constater à la lecture de certaines décisions antérieures (Diversified Products Corp. et autre c. Tye-Sil Corp. Ltd., (1990), 30 C.P.R. (3d) 324 et Beloit Canada Ltd. et autre c. Valmet Oy, précité,) et du jugement le plus récent, le jugement Lubrizol c. Imperial Oil, pour n'en citer que quelques-uns. D'ailleurs, une foule d'experts en matière de reddition de comptes confondent la théorie et la pratique en matière de " profits ", surtout dans la situation difficile sur le plan comptable dans laquelle se trouve le défendeur contrevenant dont les livres sont bien ou mal tenus. (D'autres exemples ont été cités, notamment les décisions Teledyne Industries Inc. et autre c. Lido Industrial Products Ltd. , (1982), 68 C.P.R. (2d) 204 et Ductmate Industries Inc. c. Exanno Products Ltd., précitée).

         Dans le jugement Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., (1978), 39 C.P.R. (2d) 199, le juge Collier a refusé d'accorder la réparation demandée et a formulé le commentaire suivant :

     Une demanderesse qui a gain de cause ne peut, dans le cours normal des procédures ou en droit, choisir la méthode qui déterminera l'indemnisation.         

On y trouve une raison de plus de ne pas fixer la méthode de calcul de l'indemnité monétaire avant de savoir si le demandeur obtiendra ou non gain de cause. Cette question relève de la compétence en equity de notre Cour et ne devrait être décidée que par le juge du procès, qui connaît bien tous les éléments du procès. Une reddition de comptes de profits ne devrait pas être accordée simplement en raison du choix que le demandeur prétend faire.

         La Cour et la profession juridique devraient tenir compte des paroles de sagesse que le juge Rouleau a formulées dans le jugement J.M. Voith GmbH c. Beloit Corp., (1993), 47 C.P.R. (3d) 448, à la page 471, dans lequel il donne de bonnes raisons d'écarter cette réparation.

         La réparation de la reddition de comptes des profits du défendeur a été incorporée dans la législation américaine sur les brevets après avoir été introduite dans la Loi sur les brevets canadienne. La réparation de la reddition de comptes a toutefois été abolie en 1946 par la Patent Act des États-Unis [voir également la décision Aro Mfg. Co. v. Convertible Tops Replacement Co., 377 U.S. 476, à la page 505 (1964)]. Au Royaume-Uni, la loi sur les brevets a été modifiée en 1919 pour exclure la réparation de la reddition de comptes des profits, qui n'a été réintroduite qu'en 1949 par suite de la recommandation du comité Swan, un comité ministériel de la chambre de commerce qui avait été formé en 1947 (Cmd. 7206, p. 48). Le comité a expliqué que lorsque la seule réparation que le breveté peut réclamer est celle des dommages-intérêts, il risque de ce fait d'être obligé de divulguer au contrefacteur, qui est susceptible d'être un concurrent commercial, des renseignements qui pourraient s'avérer compromettants pour l'entreprise du breveté. Il n'en serait toutefois pas ainsi si les dommages-intérêts étaient assimilés à des redevances qui pourraient, à la discrétion de la Cour, ne pas être spoliatrices ou sans égard à la question de savoir si elles sont spoliatrices ou non. Il ne serait alors pas nécessaire pour le demandeur qui obtient gain de cause de divulguer ce genre de renseignements. Il incomberait au défendeur de démontrer jusqu'à quel point les redevances sont spoliatrices ou non. Par ailleurs, les registres du défendeur indiqueraient combien d'objets contrefaits ont été vendus. En tout état de cause, les demandeurs qui obtiendraient gain de cause seraient suffisamment bien servis en obtenant à titre d'indemnité des dommages-intérêts équivalant à des redevances généreuses.

         La notion de " profits " est floue et vague. Il est beaucoup plus logique d'accorder des dommages-intérêts sous forme de redevances. La Commission de réforme du droit du Canada, que l'on vient de ressusciter, pourrait peut-être envisager de recommander l'abolition totale de l'attribution des profits aux demandeurs qui obtiennent gain de cause en matière de brevets. La survie du choix actuel d'accorder les profits peut fort bien témoigner, de façon générale, de l'aisance matérielle de demandeurs (sinon des deux parties) qui sont indifférents aux coûts ou au gaspillage de temps et de ressources que représente leur précieux procès en matière de brevets. On pourrait dire que, dans les procès en matière de propriété intellectuelle, en général, et dans les procès en matière de brevets, en particulier, on assiste facilement tout autant à la manifestation d'un ego collectif qu'à l'expression de l'intelligence et de la science.

    

                                     Juge

Ottawa (Ontario)

Le 23 septembre 1997

Traduction certifiée conforme     

                                 Martine Guay, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              T-2571-93
INTITULÉ DE LA CAUSE :      SCIENTIFIC GAMES INC. c. POLLARD BANKNOTE LIMITED
LIEU DE L'AUDIENCE :          Winnipeg
DATE DE L'AUDIENCE :      15 juillet 1997

MOTIFS DU JUGEMENT prononcés par le juge Muldoon le 23 septembre 1997

ONT COMPARU :

     Me Dan Hitchcock                          pour la demanderesse
     Me Campbell G. Wright                      pour la défenderesse

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Riches, McKenzie & Herbert                      pour la demanderesse
     Toronto
     Buchwald, Asper, Gallagher & Henteleff              pour la défenderesse
     Winnipeg
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