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Date : 20211230


Dossier : IMM‑3642‑20

Référence : 2021 CF 1356

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

SANIYE BOYACIOGLU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

I. APERÇU

[1] Saniye Boyacioglu, la demanderesse, est citoyenne de la Turquie. Après être entrée au Canada avec sa fille, Mme Boyacioglu a demandé l’asile, affirmant craindre son ex‑époux. En octobre 2017, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a accueilli la demande et accordé l’asile à Mme Boyacioglu et à sa fille.

[2] En mai 2018, Mme Boyacioglu s’est rendue en Iraq pour épouser Mohammed Salahaldeen, un citoyen iraquien qu’elle avait rencontré pour la première fois lorsqu’elle vivait en Turquie.

[3] Mme Boyacioglu a par la suite présenté une demande de résidence permanente au Canada. Dans sa demande, elle a inclus M. Salahaldeen à titre d’époux. Ce dernier a ensuite présenté une demande de visa de résident permanent à titre de membre de la famille inclus dans la demande présentée par Mme Boyacioglu.

[4] Dans une décision rendue le 24 février 2020, un agent d’immigration d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a conclu que M. Salahaldeen n’appartenait pas à la catégorie du regroupement familial. Plus précisément, l’agent a conclu que M. Salahaldeen n’avait pas établi que son mariage avec Mme Boyacioglu est authentique et qu’il ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Ces deux exigences doivent être respectées pour qu’un époux soit considéré comme un membre de la famille sous le régime du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR) et pour qu’un visa de résident permanent lui soit accordé : voir les art 4(1), 1(3)a) et 176 du RIPR.

[5] Mme Boyacioglu sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Elle soutient que la décision n’est pas conforme aux principes d’équité procédurale et qu’elle est déraisonnable. Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je suis d’avis que la décision est déraisonnable parce qu’au moment d’apprécier la preuve, l’agent a omis de tenir compte d’un facteur important, soit le statut de réfugié au sens de la Convention accordé à Mme Boyacioglu. Puisque cette erreur suffit à justifier l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire pour nouvel examen, il n’est pas nécessaire d’examiner la question relative à l’équité procédurale.

II. QUESTION PRÉLIMINAIRE : L’ADMISSIBILITÉ DE L’AFFIDAVIT DE LA DEMANDERESSE

[6] Mme Boyacioglu a produit un affidavit souscrit le 21 octobre 2020 à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire. Dans cet affidavit, elle reprend certains renseignements qui figuraient au dossier de l’agent. Cependant, elle y fournit aussi une quantité importante de nouveaux éléments de preuve qui n’avaient pas été présentés au décideur, y compris des détails supplémentaires concernant sa relation avec M. Salahaldeen, de nouveaux renseignements provenant de M. Salahaldeen, des réponses à plusieurs des réserves soulevées par l’agent dans sa décision, ainsi qu’un certain nombre de pièces.

[7] Bien que la question n’ait pas été soulevée par le défendeur dans ses observations écrites, il ne fait aucun doute que les nouveaux éléments de preuve contenus dans l’affidavit sont inadmissibles. Sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas en l’espèce, la règle générale veut que seuls les documents dont disposait le décideur original puissent être pris en compte dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, de façon générale, une partie ne peut pas présenter de nouveaux éléments de preuve : voir Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 17‑20; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 13‑28; Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48 aux para 7‑9.

[8] Tous les nouveaux éléments de preuve contenus dans l’affidavit de Mme Boyacioglu auraient pu être présentés au décideur et auraient dû l’être. Les admettre à cette étape tendrait à « éloign[er] l’attention de la Cour de la décision visée par l’examen et [à l’approcher] d’un examen de novo sur le fond » (Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 au para 41). Or, ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Ainsi, malgré l’absence d’opposition de la part du défendeur, je n’ai pas tenu compte des nouveaux renseignements ni des nouvelles pièces contenus dans l’affidavit présenté par Mme Boyacioglu au moment d’évaluer le caractère raisonnable de la décision de l’agent.

III. CONTEXTE

[9] Mme Boyacioglu est née à Manisa, en Turquie, en juin 1979. M. Salahaldeen est né à Kirkuk, en Iraq, en février 1991. Ils se sont rencontrés pour la première fois en 2014 à Istanbul, en Turquie, lorsque M. Salahaldeen a commencé à travailler dans un restaurant où Mme Boyacioglu travaillait comme gérante.

[10] À cette époque, Mme Boyacioglu était mariée. Elle a entamé une procédure de divorce en août 2016. Un tribunal d’Istanbul a accordé le divorce le 9 mai 2017. Mme Boyacioglu s’est vu accorder la garde de leur fille, alors âgée de 16 ans, et son ex‑époux s’est vu accorder des droits de visite.

[11] Avant même que le divorce soit accordé, une relation amoureuse s’était établie entre Mme Boyacioglu et M. Salahaldeen. Malgré cela, parce qu’elle craignait son ex‑époux, Mme Boyacioglu a décidé de quitter la Turquie pour venir au Canada où habite son frère. Cependant, avant de ce faire, en juin 2017, elle et M. Salahaldeen se sont rendus en Iraq pour annoncer leurs fiançailles à la famille de ce dernier. Ils y ont passé six jours. Par la suite, ils sont retournés en Turquie et sont allés passer quelques jours chez les parents de Mme Boyacioglu à Manisa.

[12] Le 6 août 2017, Mme Boyacioglu et sa fille ont quitté la Turquie pour venir au Canada, où elles ont pu entrer grâce à des visas canadiens de visiteur obtenus quelques mois plus tôt.

[13] Après leur arrivée au Canada, Mme Boyacioglu a présenté une demande d’asile en son nom et au nom de sa fille. La demande était fondée sur les craintes de Mme Boyacioglu concernant son ex‑époux qui, selon elle, était violent physiquement et avait menacé de la dénoncer aux autorités turques en tant que membre du mouvement Gülen. À l’issue d’une audience, le 2 octobre 2017, la SPR a conclu que Mme Boyacioglu et sa fille ont qualité de réfugié au sens de la Convention.

[14] Mme Boyacioglu et M. Salahaldeen (qui vivait et travaillait toujours en Turquie) ont décidé de se marier en Iraq. Mme Boyacioglu a obtenu auprès du gouvernement canadien un titre de voyage pour réfugiés qu’elle a utilisé pour se rendre en Iraq et en revenir. Le mariage a été célébré à Kirkuk le 9 mai 2018. La famille et les amis de M. Salahaldeen ont assisté à la cérémonie. Les parents de Mme Boyacioglu sont restés en Turquie, car son père était malade et n’était pas en mesure de voyager. Peu après le mariage, Mme Boyacioglu est revenue au Canada. Elle a obtenu par la suite la résidence permanente au Canada.

[15] En mai 2019, M. Salahaldeen a présenté, au titre du paragraphe 176(2) du RIPR, une demande de visa de résident permanent fondée sur son mariage avec Mme Boyacioglu. Le 30 janvier 2020, dans le cadre du traitement de sa demande, M. Salahaldeen a été reçu en entrevue par l’agent à l’ambassade canadienne d’Ankara, en Turquie. Mme Boyacioglu n’a pas été reçue en entrevue en lien avec la demande.

[16] À la suite de l’entrevue, à la demande d’IRCC, Mme Boyacioglu a fourni une copie du jugement de divorce rendu par le tribunal turc ainsi qu’une copie de sa carte d’identité nationale turque. IRCC avait aussi demandé une copie du [traduction] « registre de famille officiel » de Mme Boyacioglu délivré par la direction générale de l’état civil et de la nationalité de Turquie. Concernant cette dernière requête, Mme Boyacioglu a répondu à IRCC qu’elle n’avait pas été en mesure d’obtenir le document en question. Elle a expliqué ce qui suit :

[traduction]
En tant que personne protégée d’origine turque, je n’ai pas été en mesure de me rendre dans le pays pour épouser mon fiancé. Nous avons plutôt décidé de nous marier en Iraq, un endroit sûr pour chacun de nous. De ce fait, je ne sais pas si mon mariage est reconnu ou non par la Turquie. En tant que réfugiée de la Turquie, je ne suis pas en mesure de fournir le registre demandé.

[17] IRCC n’a demandé aucun renseignement supplémentaire avant qu’une décision soit rendue.

IV. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[18] Le paragraphe 176(1) du RIPR prévoit qu’une personne protégée peut inclure dans sa demande de résidence permanente tout membre de sa famille, et l’alinéa 1(3)a) établit que l’époux fait partie des membres de la famille. Les membres de la famille inclus dans une demande peuvent ensuite présenter une demande de visa de résident permanent au titre du paragraphe 172(2). En outre, le paragraphe 4(1) du RIPR prévoit ce qui suit :

Mauvaise foi

Bad faith

4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

4 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common-law partnership or conjugal partnership

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

b) n’est pas authentique.

(b) is not genuine.

[…]

[…]

[19] Comme il est mentionné dans la lettre de décision datée du 24 février 2020 qui a été envoyée à M. Salahaldeen, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]
Selon l’évaluation faite de vos renseignements, y compris votre demande, les documents présentés à l’appui de celle‑ci et les renseignements que vous avez fournis lors de l’entrevue, je ne suis pas convaincu que votre mariage avec votre répondante est authentique ou qu’il ne visait pas principalement l’acquisition du statut de résident permanent au Canada.

[20] L’agent explique ensuite qu’il a fondé son refus sur plusieurs considérations, que je résumerais ainsi :

  • M. Salahaldeen connaissait des détails importants de la vie de Mme Boyacioglu, mais il ne connaissait que peu de choses au sujet de son précédent mariage. S’il connaissait des détails de la vie de celle‑ci, cela pouvait s’expliquer par le fait qu’ils étaient amis depuis plusieurs années.

  • M. Salahaldeen [traduction] « ne connaissait pas les détails concernant les problèmes [que Mme Boyacioglu] avait avec son époux » et sa [traduction] « déclaration concernant la crainte [qu’avait Mme Boyacioglu] d’être persécutée en Turquie ne concordait pas parfaitement avec [celle de Mme Boyacioglu] », laquelle contenait des détails importants dont il n’était pas au courant.

  • Ni M. Salahaldeen ni Mme Boyacioglu n’avaient déclaré ou enregistré le mariage dans les [traduction] « documents officiels ».

  • o M. Salahaldeen n’avait pas déclaré le mariage dans une demande de renouvellement de sa résidence en Turquie présentée en novembre 2019, et sa carte d’identité iraquienne indiquait toujours [traduction] « célibataire » comme état matrimonial.

  • o Mme Boyacioglu n’avait pas fait mention de M. Salahaldeen en lien avec sa demande d’asile au Canada même s’ils entretenaient déjà une relation au moment où elle avait présenté sa demande. Rien n’indiquait que Mme Boyacioglu avait enregistré le mariage dans ses [traduction] « documents turcs ». En outre, elle avait utilisé un [traduction] « titre de voyage temporaire » pour se rendre en Iraq, [traduction] « dissimulant ainsi sa relation antérieure et son état matrimonial en Turquie ».

  • Peu d’éléments de preuve indiquaient une relation de dépendance financière. Un compte conjoint, ouvert en avril 2017, n’avait été actif que pendant la période durant laquelle Mme Boyacioglu avait reçu des prestations de chômage après avoir quitté son emploi pour déménager au Canada.

  • La raison pour laquelle M. Salahaldeen et Mme Boyacioglu [traduction] « n’avaient fait aucun effort pour vivre ensemble à Istanbul » après la séparation de Mme Boyacioglu d’avec son premier mari, alors qu’elle vivait toujours en Turquie, n’était [traduction] « pas claire ».

  • Rien n’indiquait que des membres de la famille ou des amis de Mme Boyacioglu étaient au courant du mariage de celle‑ci avec M. Salahaldeen. Aucun des membres de sa famille ou de ses amis en Turquie n’a assisté au mariage. En outre, aucun effort n’a été fait pour souligner le mariage en Turquie [traduction] « en tenant un souper ou une petite réception avec des amis et des membres de la famille ou avec des collègues ». Par conséquent, l’agent [traduction] « n’était pas convaincu que [M. Salahaldeen et Mme Boyacioglu étaient] considérés tous les deux comme un couple marié par [leurs] amis proches et les membres de [leur] famille ».

  • Rien n’indiquait que M. Salahaldeen et Mme Boyacioglu avaient passé du temps ensemble en tant que couple à l’exception des deux semaines passées en Iraq en 2018 au moment de leur mariage, ce qui ne démontrait qu’un faible engagement à l’égard de la relation.

[21] Les notes consignées par l’agent dans le Système mondial de gestion des cas ne font que reprendre les mêmes points.

[22] Par conséquent, puisque l’agent n’était pas convaincu que M. Salahaldeen pouvait être considéré comme un époux au sens du RIPR, la demande de visa de résident permanent a été rejetée.

V. NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[23] Les parties conviennent, tout comme moi, que le fond de la décision de l’agent doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[24] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). Entre autres choses, un décideur administratif « doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments » (Vavilov, au para 126). Par conséquent, « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (ibid). Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer de nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Toutefois, il ne s’agit pas d’une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux (Vavilov, au para 13).

[25] Il incombe à la demanderesse de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Voir aussi Alexion Pharmaceuticals Inc. c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 aux para 12‑13.

VI. ANALYSE

[26] Je répète, par souci de commodité, que le paragraphe 4(1) du RIPR prévoit ce qui suit :

Mauvaise foi

Bad faith

4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

4 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common-law partnership or conjugal partnership

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

b) n’est pas authentique.

(b) is not genuine.

[…]

[…]

[27] Cette disposition est entrée en vigueur le 30 septembre 2010 (DORS/2010‑208, art 1). Une différence importante qui existe entre cette disposition et celle qu’elle a remplacée est que le critère applicable pour l’exclusion de la catégorie du regroupement familial, qui était auparavant conjonctif, est maintenant disjonctif. Auparavant, pour exclure un demandeur marié au titre de la disposition relative à la mauvaise foi, un décideur devait établir à la fois que le mariage n’était pas authentique et qu’il visait principalement des fins d’immigration. Maintenant, il suffit d’établir l’un ou l’autre de ces éléments pour exclure un demandeur.

[28] Cette modification visait à simplifier les décisions fondées sur la mauvaise foi, de sorte que les décideurs puissent se concentrer, dans la plupart des cas, sur le critère du but principal : voir le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation concernant le DORS/2010‑208 (30 septembre 2010), Gazette du Canada, partie II, vol 144, no 21, aux p 1942‑1946 (l’étude d’impact de la réglementation). En revanche, elle signifie qu’il peut être plus difficile pour un époux d’établir l’authenticité du mariage. En effet, un demandeur marié doit maintenant démontrer à la fois que le mariage ne visait pas principalement des fins d’immigration et qu’il est authentique pour éviter d’être exclu au titre du paragraphe 4(1) du RIPR. Auparavant, il aurait suffi d’établir l’un ou l’autre de ces éléments : voir Ferraro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 22 au para 12 et Idrizi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1187 aux para 25‑27.

[29] En ce qui concerne la décision qui fait l’objet du contrôle, je souligne d’abord que l’agent a déclaré qu’il n’était pas convaincu que le mariage de M. Salahaldeen et Mme Boyacioglu [traduction] « est authentique ou qu’il ne visait pas principalement l’acquisition du statut de résident permanent au Canada » (non souligné dans l’original). Cette formulation reprend le libellé du paragraphe 4(1) du RIPR. Logiquement, elle signifie que M. Salahaldeen ne s’est pas acquitté du fardeau de démontrer à la fois que le mariage est authentique et qu’il ne visait pas principalement des fins d’immigration. Le problème réside dans le fait qu’un demandeur peut ne pas satisfaire à un critère conjonctif s’il échoue à établir un seul élément du critère. Selon la façon dont l’agent a énoncé sa conclusion, il est légitime pour M. Salahaldeen et Mme Boyacioglu (de même que pour une cour de révision) de se demander ce qui suit : La demande a‑t‑elle été rejetée parce que l’agent n’était pas convaincu que le mariage est authentique ou parce que l’agent n’était pas convaincu que le mariage ne visait pas principalement l’acquisition du statut de résident permanent au Canada pour M. Salahaldeen, ou les deux? Bien que les deux motifs d’exclusion puissent être interreliés dans un cas donné, ce sont deux raisons distinctes d’exclure une relation, qui peuvent être appuyées par des analyses et des éléments de preuve distincts : voir Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 RCF 414, 2014 CF 1077 au para 20, Ferraro, au para 13 et Idrizi, au para 28; voir aussi l’étude d’impact de la réglementation à la p 1944.

[30] Puisque l’une ou l’autre des raisons suffirait à exclure M. Salahaldeen au titre du paragraphe 4(1) du RIPR, à proprement parler, la formulation disjonctive utilisée par l’agent ne peut pas être critiquée. Le problème est qu’il est impossible de dire sur quel motif (si ce n’est les deux) l’agent s’est fondé pour rejeter la demande. Comme rien d’autre dans la décision ne permet d’éclaircir ce point, la conclusion de l’agent est, au mieux, ambiguë. Des précisions supplémentaires quant au motif (ou aux motifs) pour lequel le mariage a été exclu auraient aidé les personnes directement touchées par la décision à mieux comprendre ce qui a été décidé et pourquoi : voir Vavilov, au para 95. Elles auraient aussi aidé la cour de révision à mieux comprendre le raisonnement qui a mené à la décision : voir Vavilov, aux para 84‑85.

[31] Cela dit, il n’a pas été avancé, en l’espèce, que la façon dont l’agent a formulé sa décision définitive constitue elle‑même une erreur susceptible de contrôle. Mme Boyacioglu soutient plutôt que l’appréciation de la preuve qui a été faite par l’agent et qui a mené à cette décision est déraisonnable à plusieurs égards.

[32] La question de savoir si un mariage est authentique est de nature très factuelle. Comme il a été souligné dans l’étude d’impact de la réglementation, cette décision peut être extrêmement difficile à prendre dans un cas donné puisqu’il existe rarement une preuve directe d’un but illégitime (à la p 1944). Ces décisions difficiles que les décideurs sont appelés à prendre commandent une certaine retenue de la part des cours de révision. Cela est d’autant plus vrai lorsque le décideur a eu l’avantage d’interroger les époux en personne : voir Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1141 au para 9; Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1283 au para 7; Pabla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1141 aux para 11‑13; Wong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1017 au para 13; et Basanti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1068 au para 13.

[33] À mon avis, certaines des oppositions de Mme Boyacioglu ne sont que de simples désaccords quant à la façon dont l’agent a apprécié les éléments de preuve (p. ex., les relevés bancaires). Toutefois, je suis convaincu que le fait que l’agent n’ait pas tenu compte des répercussions du statut de réfugié au sens de la Convention accordé à Mme Boyacioglu constitue une omission importante qui a donné lieu à une décision déraisonnable.

[34] L’importance de cette omission ressort de trois considérations sur lesquelles s’est appuyé l’agent pour conclure que Mme Boyacioglu et M. Salahaldeen n’avaient pas établi que leur mariage est authentique.

[35] Premièrement, l’agent a tiré une conclusion défavorable du fait que Mme Boyacioglu a utilisé un titre de voyage pour réfugiés (que l’agent a appelé un [traduction] « titre de voyage temporaire ») et non son passeport turc pour se rendre en Iraq pour son mariage, [traduction] « dissimulant ainsi sa relation antérieure et son état matrimonial en Turquie ». Selon moi, il était déraisonnable de tirer une telle conclusion sans, à tout le moins, tenir compte des risques auxquels Mme Boyacioglu se serait exposée si elle avait utilisé son passeport turc pour voyager – plus particulièrement, le risque qu’il soit par la suite allégué qu’elle s’était réclamée de nouveau de la protection de la Turquie et que l’asile lui soit retiré au titre de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR.

[36] Deuxièmement, pour la même raison, il était déraisonnable pour l’agent de tirer une conclusion défavorable du fait que rien n’avait été fait pour souligner le mariage en Turquie (où les parents de Mme Boyacioglu vivent et où elle a des amis) sans tenir compte des risques (sur le plan tant personnel que juridique) auxquels se serait exposée Mme Boyacioglu si elle était retournée en Turquie à cette fin ou, subsidiairement, de l’inutilité de tenir une telle célébration en son absence. (Dans le même ordre d’idées, l’agent s’est tout simplement mépris en déclarant qu’il n’existait [traduction] « aucun élément de preuve indiquant que les membres de la famille de [Mme Boyacioglu] ou ses amis [étaient] au courant du mariage de [Mme Boyacioglu et de M. Salahaldeen] ». Le dossier dont disposait l’agent contenait une lettre rédigée par le frère de Mme Boyacioglu, établi au Canada, dans laquelle il affirmait qu’il était au courant du mariage et qu’il avait aidé sa sœur à prendre des dispositions pour se rendre en Iraq pour le mariage, entre autres choses.)

[37] Troisièmement, il était déraisonnable pour l’agent de tirer une conclusion défavorable du fait que le mariage n’avait pas été enregistré en Turquie sans prendre en considération qu’en ayant obtenu l’asile au Canada, Mme Boyacioglu avait effectivement rompu tout lien avec les autorités turques et qu’elle avait commencé une nouvelle vie au Canada avant de se remarier. Mme Boyacioglu a même rappelé ce fait à l’agent lorsqu’elle a expliqué pourquoi elle n’avait pas fourni de preuve d’enregistrement de son mariage en Turquie (mariage qui, évidemment, avait eu lieu dans un autre pays) : voir le para 16, ci‑dessus. Ce rappel n’a toutefois servi à rien.

[38] En plus de ne pas tenir compte des répercussions du statut de réfugié au sens de la Convention accordé à Mme Boyacioglu, l’agent a aussi tiré, à mon avis, des conclusions déraisonnables des renseignements présentés par celle‑ci à l’appui de sa demande d’asile. Par exemple, l’agent a tiré une conclusion défavorable du fait que Mme Boyacioglu n’a pas fait mention de M. Salahaldeen dans sa demande d’asile sans s’enquérir auprès d’elle des raisons pour lesquelles elle a agi ainsi. Lorsque l’agent l’a questionné à ce sujet, M. Salahaldeen a répondu qu’il ne savait pas pourquoi Mme Boyacioglu n’avait pas parlé de lui et il a suggéré à l’agent de poser la question à Mme Boyacioglu. Pour des raisons inconnues, l’agent n’a pas cherché à en savoir davantage.

[39] De même, l’agent a mis en doute la validité de la relation entre Mme Boyacioglu et M. Salahaldeen parce que la version des faits de ce dernier concernant la crainte qu’avait Mme Boyacioglu d’être persécutée en Turquie [traduction] « ne concordait pas parfaitement avec [celle de Mme Boyacioglu] » et parce qu’il n’était [traduction] « pas au courant de détails importants ». L’agent a tout simplement présumé, en l’absence d’éléments de preuve sur lesquels se fonder dans le dossier, que si leur relation avait été authentique, Mme Boyacioglu aurait fait part de tous les détails de sa demande d’asile à M. Salahaldeen. À cet égard, la décision manque de logique interne : voir Vavilov, au para 104.

[40] Il ne s’agit pas là de considérations secondaires ou d’erreurs mineures dans la décision. Au contraire, elles sont au cœur de l’analyse faite par l’agent de la question même qui est en litige, qui consiste à savoir si la relation est exclue au titre du paragraphe 4(1) du RIPR. Le statut de réfugié au sens de la Convention accordé à Mme Boyacioglu au regard de la Turquie est un élément essentiel des contraintes factuelles et juridiques qui ont eu une incidence sur la décision. L’agent était manifestement au courant de ce statut, mais il a apprécié la preuve sans tenir compte de ce fait important. Le caractère raisonnable des conclusions défavorables tirées par l’agent est remis en question lorsque ces conclusions sont examinées en tenant compte du statut. Ces lacunes dans l’analyse de l’agent sont graves à un point tel « qu’on ne peut pas dire [que la décision] satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[41] Avant de conclure, je dois souligner que Mme Boyacioglu soutient, en outre, que l’agent a déraisonnablement tiré une conclusion défavorable du fait qu’elle et M. Salahaldeen n’avaient jamais habité ensemble en Turquie, y compris durant la période qui avait précédé leur mariage. Même si je suis préoccupé par le fait que, dans son approche, l’agent n’a pas fait preuve de la sensibilité requise à l’égard des valeurs personnelles de Mme Boyacioglu et de M. Salahaldeen ou des mœurs sociales qui prévalent au sein de leur collectivité en Turquie, cette question n’a pas été bien étoffée dans les renseignements présentés à l’agent. Puisque les lacunes dans la décision, qui ont été abordées précédemment, suffisent à justifier l’annulation de la décision, il n’est pas nécessaire de trancher la question de savoir si la décision est déraisonnable sur cet autre fondement. Quoi qu’il en soit, j’espère que cette question sera abordée de manière plus approfondie par Mme Boyacioglu et M. Salahaldeen et qu’elle sera analysée plus attentivement par le prochain décideur lorsque l’affaire sera réexaminée.

VII. CONCLUSION

[42] Pour les raisons qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue par l’agent d’immigration le 24 février 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[43] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

[44] Enfin, Mme Boyacioglu a sollicité des dépens relativement à la présente demande. L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 prévoit qu’une demande de contrôle judiciaire ne donne pas lieu à des dépens en l’absence de « raisons spéciales ». Mme Boyacioglu n’a démontré l’existence d’aucune raison spéciale qui justifierait que des dépens lui soient accordés.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑3642‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue par l’agent d’immigration le 24 février 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« John Norris »

vide

Juge en chef

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3642‑20

 

INTITULÉ :

SANIYE BOYACIOGLU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 août 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 6 décembre 2021

 

MODIFIÉ :

Le 30 décembre 2021

COMPARUTIONS :

Hakan Acar

 

Pour la demanderesse

 

Suzanne M. Bruce

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Acar Professional Corporation

Avocats

Vaughan (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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