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Date : 20211118


Dossier : T-1529-20

Référence : 2021 CF 1261

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 novembre 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

KHALED IBRAHIM

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Khaled Ibrahim, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 18 novembre 2020 par M. Alexandre Picard, le directeur de la Direction des services de la sécurité du personnel à Services publics et Approvisionnement Canada [SPAC], qui a clos sur le plan administratif sa demande de cote de sécurité de niveau secret et annulé sa cote de fiabilité.

[2] M. Ibrahim a soutenu que SPAC avait manqué de plusieurs manières à l’obligation d’équité procédurale qui lui était due, notamment en ne suivant pas sa propre Norme sur le filtrage de sécurité [la Norme]. Il a également fait valoir que la décision était déraisonnable.

[3] Pour les motifs plus détaillés que j’expliquerai ci-dessous, la demande est accueillie, car, comme l’a reconnu le défendeur, il y a eu manquement à l’équité procédurale.

I. Contexte

[4] M. Ibrahim a travaillé dans le domaine de la consolidation de la paix et de la résolution de conflits à l’échelle internationale. Il a commencé sa carrière comme diplomate au sein du ministère des Affaires étrangères [MAE] égyptien en 1994 et a été affecté en Italie, en Serbie et en Éthiopie. De 2009 à 2017, il a occupé un poste d’agent de programme principal lors de différentes missions de maintien de la paix des Nations Unies dans des pays comme le Soudan, le Sud-Soudan, la Côte d’Ivoire, le Mali et la République centrafricaine.

[5] M. Ibrahim a obtenu le statut de résident permanent au Canada en 2010 et sa citoyenneté en septembre 2019.

[6] En 2017, il a commencé à travailler à Affaires mondiales Canada [AMC] à titre de consultant et de conseiller. Il a dû se soumettre à un filtrage de sécurité au terme duquel il s’est vu octroyer la cote de fiabilité, en avril 2017. En juillet de la même année, le cabinet de consultants qui l’engageait pour des projets d’AMC a présenté une demande de cote de sécurité de niveau secret en son nom. M. Ibrahim a rempli les formulaires et fourni les renseignements demandés au sujet de ses antécédents professionnels des dix années précédentes ainsi que les coordonnées de chacun de ses employeurs. Il a également fait mention de son rôle d’agent diplomatique pour le MAE égyptien.

[7] À la demande de SPAC, M. Ibrahim a donné des précisions sur ses séjours dans les pays où il avait vécu ou travaillé, et il a également produit le certificat de police qui lui avait été délivré par chacun d’eux.

[8] En juillet 2019, un enquêteur principal au filtrage de sécurité [l’enquêteur] de SPAC a informé M. Ibrahim par courriel que le ministère [TRADUCTION] « n’a[vait] pas pu mener une validation et un filtrage de sécurité suffisants » de ses séjours au Soudan, en République centrafricaine, en Côte d’Ivoire et en Égypte. À la suite d’une entrevue téléphonique, le 4 juillet 2019, le demandeur a transmis son CV et ses références professionnelles.

[9] En janvier 2020, l’enquêteur a informé M. Ibrahim par courriel que SPAC n’avait toujours pas pu effectuer un filtrage de sécurité suffisant relativement à ses séjours au Soudan, en République centrafricaine et en Côte d’Ivoire. L’enquêteur a convoqué M. Ibrahim à une entrevue en personne pour qu’il [TRADUCTION] « racont[e] en détail [ses] antécédents afin d’atténuer les inquiétudes que suscit[ai]ent, sur le plan de la sécurité, [ses] séjours à l’étranger » et qu’il fournisse des documents supplémentaires.

[10] M. Ibrahim raconte que l’entrevue du 30 janvier 2020 a porté sur son emploi et ses relations au MAE égyptien.

[11] M. Ibrahim ajoute que l’un des interviewers lui avait dit qu’il serait « difficile » de lui octroyer une cote de sécurité de niveau secret et que, dans les cas où la loyauté et la fiabilité d’une personne ne pouvaient être vérifiées, SPAC annulait habituellement la cote de fiabilité. L’enquêteur a toutefois précisé que, [traduction]« à moins que quelque chose ne survienne à la fin », la cote de fiabilité de M. Ibrahim n’était alors pas remise en doute.

[12] Dans son rapport d’enquête, daté du 8 juillet 2020, l’enquêteur indiquait que SPAC avait été incapable de vérifier les antécédents et les renseignements biographiques de M. Ibrahim, et il soulevait plusieurs doutes au sujet des emplois de ce dernier à l’étranger de même qu’en ce qui a trait aux relations et aux liens qu’il avait pu tisser. L’enquêteur recommandait que sa cote de fiabilité soit annulée, une recommandation qui, si elle était suivie, empêcherait le demandeur d’obtenir une cote de sécurité de niveau secret.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[13] Le 18 novembre 2020, M. Alexandre Picard, le directeur de la Direction des services de la sécurité du personnel à SPAC, a informé M. Ibrahim, dans une lettre, que sa cote de fiabilité avait été annulée et que sa demande de cote de sécurité de niveau secret avait donc été « close pour des raisons administratives ».

[14] La lettre indiquait que les renseignements fournis par M. Ibrahim n’avaient pas permis à SPAC de vérifier ses antécédents des dix années précédentes, principalement parce qu’il n’avait pas été possible de valider l’information ou de mener des filtrages de sécurité en Égypte, au Soudan, en République centrafricaine et en Côte d’Ivoire. D’autres raisons étaient aussi données, à savoir que M. Ibrahim n’avait pas tout dit de sa formation et des liens qu’il avait tissés en Égypte, ni de ses relations avec le personnel des ambassades, une omission qui jetait un doute sur sa fiabilité, son honnêteté et sa crédibilité.

III. Position du demandeur

[15] Dans ses observations écrites, M. Ibrahim a affirmé que SPAC avait manqué de plusieurs façons à l’obligation d’équité procédurale qui lui était due. En effet, le ministère : ne lui avait pas donné suffisamment à l’avance les questions de l’entrevue; s’était concentré sur ses nombreux voyages hors du Canada, dont aucun n’avait duré plus de six mois; avait insisté sur son emploi en Égypte, qu’il avait occupé avant la période de dix ans examinée aux fins de la cote de sécurité de niveau secret; ne l’avait pas informé que sa cote de fiabilité serait revue et qu’elle pourrait être annulée; et ne lui avait pas donné l’occasion de répondre aux questions soulevées. Plus généralement, il soutient que SPAC n’a pas suivi sa propre politique, établie dans la Norme.

[16] M. Ibrahim a noté que dans la décision Plummer-Grolway c Canada (Procureur général), 2021 CF 444 [Plummer-Grolway], la Cour a conclu qu’aux termes de la Norme, entre l’étape du rapport d’enquête et celle de la décision finale, la personne concernée doit recevoir une déclaration écrite énonçant les renseignements défavorables et doit avoir l’occasion de répondre.

[17] M. Ibrahim a aussi soutenu que la décision était déraisonnable parce que SPAC avait peu, voire rien fait pour vérifier les renseignements qu’il avait fournis ni communiquer avec ses références, et parce que SPAC avait mal compris ses explications au sujet des liens qu’il avait tissés avec le personnel des ambassades et de sa relation d’ordre social avec un ancien collègue. Il a contesté la conclusion selon laquelle il avait omis de divulguer de l’information.

[18] À l’audition de la demande – qui a eu lieu malgré le fait que le défendeur ait reconnu qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale, parce que M. Ibrahim avait insisté pour dire qu’il y avait d’autres questions à débattre –, M. Ibrahim a soutenu qu’il restait entre les parties un litige actuel au sujet de la manière dont le filtrage de sécurité avait été mené, et que la Cour devait donner des directives pour éviter que des erreurs soient commises au moment du réexamen de l’affaire.

[19] Entre autres choses, M. Ibrahim a soutenu que le ton de l’entrevue et le rapport d’enquête démontraient qu’il lui serait impossible d’obtenir la cote de sécurité de niveau secret en raison de la nécessité de vérifier des renseignements auprès de pays qui ne font pas partie du « Groupe des cinq ». M. Ibrahim prétend par ailleurs que l’enquêteur a [traduction] « menti » dans son rapport d’enquête lorsqu’il a écrit que SPAC n’avait pas été en mesure d’effectuer les vérifications et les évaluations nécessaires. Il a affirmé que malgré le passage du temps, SPAC avait peu, voire rien fait pour vérifier les renseignements et qu’aucune des références dont il avait donné les coordonnées n’avait été contactée.

[20] Plus généralement, M. Ibrahim fait valoir que compte tenu de sa vaste expérience et des postes de haut niveau qu’il a occupés dans des organisations internationales, il est illogique de penser qu’il ne serait pas admissible à l’obtention de la cote de sécurité de niveau secret au Canada.

IV. Observations du défendeur

[21] Au départ, le défendeur avait argué que l’équité procédurale avait été respectée durant le processus décisionnel et que la décision rendue était raisonnable.

[22] Mais dix jours avant l’audition de la demande, le défendeur a informé la Cour et M. Ibrahim qu’il reconnaissait maintenant qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale, que la décision devrait être annulée et qu’une autre décision devrait être rendue à la lumière des directives que la Cour avait données dans l’affaire Plummer-Grolway, et conformément aux procédures de SPAC, qui avaient été mises à jour à la suite de cette décision.

[23] Le défendeur a souligné que dans les circonstances, il n’était pas nécessaire d’aller de l’avant avec l’audience.

[24] Lors de la conférence de gestion d’instance, tenue avant l’audition de la demande pour déterminer s’il restait d’autres questions à trancher, le défendeur a répété qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience étant donné que la demande de cote de sécurité de M. Ibrahim serait réexaminée.

[25] À l’audition de la demande, le défendeur a une fois de plus confirmé que la question serait réexaminée par un enquêteur différent, qui tiendrait compte de la Norme, et qu’un nouveau rapport d’enquête serait rédigé. Le défendeur a noté qu’il y aurait un incitatif pour que cet autre enquêteur communique avec les références de M. Ibrahim. Il a en outre confirmé que ce dernier recevrait une déclaration de renseignements défavorables, s’il y a lieu, et qu’il aurait la possibilité d’y répondre avant que la décision soit rendue. Le défendeur a informé la Cour que, conformément à la Norme, SPAC visait de à mener le processus dans un délai 120 jours.

[26] Le défendeur a répété que la Cour ne devrait pas examiner le caractère raisonnable de la décision, et a cité de la jurisprudence en matière de caractère théorique, dont Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 CSC 342, 57 DLR (4th) 231, Syndicat canadien de la fonction publique (Composante Air Canada) c Air Canada, 2021 CAF 67 et Alliance de la Fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2021 CAF 90. Il a par ailleurs insisté pour dire qu’il n’y avait pas de litige actuel entre les parties, étant donné la concession qu’il avait faite, et que de se pencher sur les autres arguments serait une utilisation inefficace des ressources judiciaires.

V. La demande est accueillie en raison du manquement à l’équité procédurale

[27] À mon avis, il est inutile à ce stade-ci d’entreprendre une analyse quant à savoir si les facteurs qui ont été établis dans Borowski, et qui guident la détermination du caractère théorique, appuient une telle conclusion.

[28] Comme il a été précisé lors de la conférence de gestion d’instance qui a précédé l’audience et lors de l’audience comme telle, si le traitement de la demande s’était poursuivi sans que le défendeur informe la Cour et M. Ibrahim qu’il convenait maintenant qu’il y avait effectivement eu manquement à l’équité procédurale, la Cour aurait rendu sa décision. Si la Cour avait estimé qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale et qu’il s’agissait là de la question déterminante, elle n’aurait pas eu à examiner le caractère raisonnable de la décision. Bien que M. Ibrahim ait renvoyé la Cour à de la jurisprudence dans laquelle elle avait conclu qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale et avait aussi examiné le caractère raisonnable de la décision, cette jurisprudence n’établit aucun principe qui voudrait que, si des arguments relatifs au caractère raisonnable sont formulés, ceux-ci doivent être entendus. Au contraire, la Cour n’est pas tenue d’entendre chaque argument présenté, en particulier si au moins une question permet de trancher l’affaire.

[29] Les arguments soulevés maintenant par M. Ibrahim, à savoir que l’intervieweur et l’enquêteur n’ont pas suivi la norme de leur employeur, n’ont pas communiqué avec les références comme ils l’auraient dû et ont conclu de manière déraisonnable qu’il n’avait pas divulgué les détails de son emploi en Égypte, concernent le manquement à l’obligation d’équité procédurale. Si M. Ibrahim avait été informé que sa situation professionnelle avant la période de dix ans serait examinée ou que les enquêteurs avaient été incapables de communiquer avec ses références, il aurait pu répondre à ces préoccupations avant qu’une décision soit rendue. Comme l’a confirmé le défendeur, lors du réexamen, M. Ibrahim aura la possibilité de répondre à toute déclaration de renseignements défavorables.

[30] Comme il a été souligné à l’audience, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur l’issue d’une demande de cote de sécurité ni de microgérer la manière donc SPAC effectue ses enquêtes. La Norme est complète et détaillée, et s’applique à l’ensemble des ministères et organismes fédéraux. Elle traite, entre autres choses, des rôles et responsabilités des ministères et organismes, des critères à respecter pour l’obtention des différentes cotes de sécurité, de la tenue des filtrages de sécurité ainsi que de l’évaluation et de l’analyse des renseignements recueillis. Elle exige qu’une déclaration résumant les renseignements défavorables disponibles soit remise au particulier pour lui permettre d’être raisonnablement informé et qu’une entrevue de sécurité soit menée en vue de dissiper tout doute ou de réfuter des renseignements défavorables. La Norme donne enfin des conseils sur la manière de vérifier les renseignements biographiques et d’effectuer des vérifications à l’étranger. La présente décision de la Cour selon laquelle la demande d’autorisation de sécurité de M. Ibrahim devra être examinée conformément à la Norme fera certainement en sorte que les questions qu’il a soulevées soient prises en compte au moment du réexamen.

[31] En ce qui concerne les dépens, le défendeur a offert 3 000 $ à titre de dépens à M. Ibrahim lorsqu’il a admis qu’il y avait effectivement eu manquement à l’équité procédurale. M. Ibrahim a soutenu que des dépens fixés conformément au tarif devraient être accordés et qu’un montant supplémentaire devrait être versé pour couvrir les frais s associés à l’audience. J’estime que l’offre du défendeur est raisonnable, et j’ordonne donc que la somme proposée soit versée.


JUGEMENT dans le dossier T-1529-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La demande d’autorisation de sécurité sera examinée par un décideur différent, et conformément à la Norme sur le filtrage de sécurité. Un nouveau rapport d’enquête devra être préparé par ce nouvel enquêteur et le demandeur devra obtenir une déclaration des renseignements défavorables et se voir offrir l’occasion de répondre avant qu’une décision soit rendue.

  3. Le défendeur devra verser au demandeur des dépens de 3 000 $.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1529-20

 

INTITULÉ :

KHALED IBRAHIM c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 18 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Paul Champ

Bijon Roy

 

Pour le demandeur

 

Jean-Pierre Hachey

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CHAMP & ASSOCIATES

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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