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Date : 20211109


Dossier : IMM-6006-19

Référence : 2021 CF 1211

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

SRINA NAIR MANIKANDAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’encontre de la décision datée du 9 août 2019 [la décision] par laquelle un agent des visas a refusé la demande de permis de travail déposée par la demanderesse et annulé son visa de résident temporaire [VRT]. La demanderesse s’était vu délivrer un VRT le 2 mai 2019.

[2] La demanderesse sollicite une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire à un nouvel agent afin qu’il lui délivre à nouveau un VRT et qu’il reprenne l’étude de sa demande de permis de travail.

[3] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[4] La demanderesse est citoyenne de l’Inde et résidente temporaire de la Pologne. En février 2019, les parents de la demanderesse ont entrepris de lui organiser un éventuel mariage arrangé. La demanderesse a eu des conversations en ligne avec son époux pressenti, Jishnu Prasad Krishnakumar, alors qu’elle séjournait en Pologne. À l’heure actuelle, Jishnu vit au Canada, où il détient un permis d’études.

[5] En avril 2019, la demanderesse a avisé ses parents qu’elle consentait au mariage. Le 22 avril 2019, la demanderesse a présenté une demande de VRT à l’ambassade du Canada à Varsovie, en Pologne. Elle a déclaré que l’objet de son séjour était de faire du tourisme et de rendre visite à un ami, Don Davis. Le 29 avril 2919, les parents de la demanderesse et de Jishnu ont procédé depuis l’Inde à une cérémonie de fiançailles en ligne.

[6] Le 2 mai 2019, la demanderesse s’est vu délivrer un VRT d’une durée de quatre ans. Le 10 mai 2019, elle est arrivée au Canada, où elle devait rendre visite à son ami Don. Jishnu, qui poursuivait ses études en Nouvelle-Écosse, lui a fait la surprise de venir la rejoindre à Toronto. Le 12 mai 2019, Jishnu l’a demandée en mariage. Le 14 mai 2019, Jishnu et la demanderesse ont obtenu un permis de mariage et, le 17 mai, ils se sont mariés. La demanderesse est retournée en Pologne le 19 mai 2019.

[7] Le 29 mai 2019, la demanderesse a présenté à l’ambassade du Canada à Varsovie une demande de permis de travail à titre d’épouse d’un titulaire de permis d’études canadien. Le 24 juin 2019, le permis de travail lui a été refusé. Elle a présenté une nouvelle demande le 26 juin 2019, mais celle-ci a également été rejetée. Le 2 août 2019, la demanderesse a sollicité un permis de travail une troisième fois.

[8] Les notes versées au Système mondial de gestion des cas [le SMGC] indiquent que, le 9 août 2019, l’agent des visas a signalé qu’il craignait qu’il ait eu de fausses déclarations et a annulé le VRT de la demanderesse. Conformément à l’équité procédurale, il a envoyé à la demanderesse un courriel l’informant de ses doutes concernant la véracité des motifs de sa visite au Canada. Le passage pertinent du courriel (lettre d’équité procédurale) est rédigé comme suit :

[traduction]

Plus précisément, je crains que vous n’ayez pas entièrement divulgué l’objet réel de votre visite, qui était de vous fiancer avec Jishnu Prasad et de l’épouser. Il s’agit d’un élément important de votre demande.

[Souligné dans l’original.]

[9] La lettre d’équité procédurale avisait l’appelante qu’elle avait dix jours pour y répondre. Le jour même, la demanderesse a envoyé deux courriels au bureau des visas. Elle a déclaré qu’au moment où elle avait demandé un VRT, elle ignorait que Jishnu avait l’intention de la demander en mariage et d’organiser une cérémonie de mariage au Canada. Le premier courriel indiquait qu’elle n’était pas au courant des projets de mariage, que le mariage avait été une surprise, et que ses antécédents démontraient qu’elle avait déjà visité d’autres pays pour y faire du tourisme. Le deuxième courriel apportait des précisions supplémentaires. La demanderesse y expliquait que le but de son voyage était de rendre visite à des amis à Toronto alors que Jishnu se trouvait en Nouvelle-Écosse, et qu’elle avait été étonnée qu’il vienne l’accueillir à l’aéroport de Toronto. La demanderesse a répété qu’elle avait des antécédents de voyages touristiques et qu’elle avait déjà prévu de visiter le Canada depuis un certain temps. Le contenu de la lettre d’équité procédurale et des deux courriels fournis par la demanderesse a été versé au SMGC.

III. La décision

[10] Le 9 août 2019, après avoir reçu les courriels de la demanderesse, l’agent a refusé de lui accorder un VRT. L’agent a déclaré que la demanderesse était interdite de territoire, et qu’elle le demeurerait pour une période de cinq ans, parce qu’elle avait « directement ou indirectement, fai[t] une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait » concernant son VRT (voir la LIPR, aux alinéas 40(1)a) et 40(2)a)). De plus, l’agent n’a pas été convaincu que la demanderesse quitterait le Canada une fois écoulée la durée de son séjour à titre résidente temporaire, comme l’exige l’alinéa 179b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés. L’agent a également refusé à la demanderesse le permis de travail qu’elle avait sollicité. Plus précisément, il a conclu qu’elle avait présenté erronément ses intentions, déclarant qu’[traduction] « [i]l [était] difficile de croire que la demanderesse n’ait pas été au courant des préparatifs de fiançailles et de mariage ».

[11] Le 18 août 2019, la demanderesse a présenté par l’entremise de son avocat des observations supplémentaires et sollicité le réexamen de la décision. Il semble que ces observations avaient pour objet de répondre à la lettre d’équité procédurale que lui avait envoyé l’agent le 9 août 2019. Les observations comprenaient des affidavits souscrits par Jishnu, Don, Sailesh Suresh Menon, Amal Paul, les parents de la demanderesse, les parents de Jishnu, le prêtre hindou qui a célébré le mariage, ainsi qu’une lettre plus détaillée de la demanderesse expliquant les projets de ses parents concernant le mariage arrangé. Les notes du SMGC confirment la réception et le téléversement de ces pièces justificatives.

[12] Le 21 août 2019, l’agent a répondu comme suit par courriel :

[traduction]

Merci de vos observations. Comme la demanderesse a répondu à la lettre d’équité procédurale dans le délai prescrit, une décision a été prise et lui a été communiquée peu après.

J’ai pris note de vos observations et je tiens à vous aviser que le refus initial de la demande est maintenu.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[13] La seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision était raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov aux para 16-17, 23-25). Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que « la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov, au para 15). Pour qu’une décision soit raisonnable, le décideur doit tenir suffisamment compte de la preuve dont il dispose et répondre aux observations du demandeur (Vavilov, aux para 89-96, 125-128).

[14] La Cour ne peut infirmer une décision, à moins « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, aux para 12-13, 99-100).

V. La position des parties

A. La décision est-elle raisonnable?

(1) La position de la demanderesse

[15] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur ne prenant pas en considération ou en interprétant incorrectement des éléments de preuve essentiels ainsi que des explications raisonnables. L’agent a conclu à tort, sans fournir de raisonnement suffisant, que la demanderesse avait fait une fausse déclaration dans sa demande de VRT quant à ses intentions et au but de sa visite.

(2) La position du défendeur

[16] Le défendeur soutient que, compte tenu de la chronologie des événements, il était raisonnable que l’agent conclue que la demanderesse avait l’intention de rejoindre Jishnu et de l’épouser au Canada. En outre, les notes versées par l’agent au SMGC exposent le fondement de la décision et démontrent qu’il était raisonnable que l’agent ne juge ni plausible ni probable l’explication fournie par la demanderesse.

VI. Analyse

A. La décision est-elle raisonnable?

[17] Les dispositions de la LIPR relatives aux fausses déclarations sont libellées comme suit :

40 (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

[…]

40 (2) Les dispositions suivantes s’appliquent au paragraphe (1) :

a) l’interdiction de territoire court pour les cinq ans suivant la décision la constatant en dernier ressort, si le résident permanent ou l’étranger n’est pas au pays, ou suivant l’exécution de la mesure de renvoi;

[18] La demanderesse a affirmé qu’elle ne s’attendait pas à voir Jishnu pendant sa visite, et donc qu’il n’y a pas eu fausse déclaration ou dissimulation d’un fait important puisque la question de savoir si elle était fiancée à une personne résidant au Canada ne figurait nulle part dans le formulaire de demande de VRT.

[19] Dans la décision Tuiran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 324, la Cour a expliqué l’objet des dispositions sur les fausses déclarations contenues dans la LIPR :

[20] Le paragraphe 16(1) de la Loi exige que les demandeurs de visa répondent véridiquement aux questions et présentent tous les documents pertinents et les éléments de preuve requis raisonnablement lorsqu’ils présentent une demande en vertu de la Loi. L’objectif des dispositions concernant les fausses déclarations dans la Loi est « de faire en sorte que les demandeurs fournissent des renseignements complets, fidèles et véridiques en tout point lorsqu’ils présentent une demande d’entrée au Canada » (Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 942, au paragraphe 36; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 512, aux paragraphes 26 à 29; Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1059, aux paragraphes 57 et 58, confirmée dans 2006 CAF 345 [Wang]).

[20] De même, dans la décision Bundhel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1147 [Bundhel], le juge Barnes a mis en relief l’importance que revêt « l’honnêteté scrupuleuse » dont les demandeurs doivent faire preuve :

[9] En fait, notre système de contrôle en matière d’immigration repose en grande partie sur la sincérité des déclarations faites par les personnes qui présentent des demandes pour entrer au pays. Toute personne qui fait une présentation erronée de ses antécédents ou qui fait une réticence sur des renseignements importants afin d’améliorer ses chances d’entrer au pays ne mérite pas qu’on lui accorde une attention particulière. Les conséquences sont graves pour M. Bundhel, mais elles résultent de son omission de communiquer des renseignements importants. L’intégrité du contrôle qu’exerce le Canada sur ses frontières n’exige rien de moins des demandeurs qu’ils fassent preuve d’une honnêteté scrupuleuse, et que cette obligation soit appliquée de façon rigide.

[21] Il est indéniable que les demandeurs ont l’obligation de divulguer tous les faits pertinents aux agents d’immigration lorsqu’ils sollicitent l’autorisation d’entrer au Canada (He c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 33 au para 17 [He]). De même, les agents peuvent tirer des conclusions relatives à la vraisemblance sur la base des faits dont ils disposent, et, comme l’indique la décision He , il convient de faire preuve de retenue à l’égard de ces conclusions (au para 27). Parallèlement, comme le souligne la demanderesse, les conclusions de fausses déclarations ne peuvent être tirées à la légère, et doivent être étayées par des preuves convaincantes en raison de leurs conséquences importantes et durables (Lamsen c Canada (MCI), 2016 CF 815 au para 31 [Lamsen], citant Seraj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 38).

[22] Dans la décision Ni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 162 [Ni], le juge Zinn s’est penché sur ce principe au regard du fait que les agents ne sont pas tenus « d’accepter aveuglément » la preuve présentée par le demandeur :

[18] Je souscris à l’avis du demandeur selon lequel une norme d’équité élevée est requise pour conclure à l’existence de fausses déclarations. C’est la raison pour laquelle l’agent a envoyé au demandeur une lettre d’équité procédurale dans laquelle il a formellement soulevé ses préoccupations et permis au demandeur de présenter une réponse. C’est la norme d’équité requise en les circonstances et l’agent s’est acquitté de son fardeau. Selon la norme d’équité, l’agent n’est pas obligé d’accepter aveuglément la réponse à la lettre d’équité sans se questionner. Il doit évaluer la réponse pour voir si elle répond à ses préoccupations et dissipe ses doutes. Comme nous l’avons vu, cette décision peut être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable.

[23] Certes, l’agent n’est pas tenu « d’accepter aveuglément » la preuve présentée par le demandeur, mais il doit cependant en tenir compte. Dans la décision Afuah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 596, le juge McHaffie fait référence à un courant jurisprudentiel de la Cour : les agents des visas doivent traiter un grand nombre de demandes et leurs décisions peuvent être succinctes, mais leurs motifs doivent tout de même expliquer de façon intelligible leur raisonnement et traiter des éléments de preuve pouvant contredire d’importantes conclusions de fait (au para 10).

[24] Je suis d’avis qu’il y a lieu d’établir une distinction entre l’affaire Ni et celle qui nous occupe. En l’espèce, la demanderesse a envoyé à la hâte deux réponses à la lettre d’équité procédurale, que l’agent a examinées. Contrairement aux faits dans l’affaire Ni, à la suite des deux réponses initiales de la demanderesse, l’avocat de celle‑ci a présenté des observations supplémentaires contenant de plus amples informations et éléments de preuve, dont l’agent a accusé réception. Après avoir pris note des observations supplémentaires présentées par l’avocat, l’agent a conclu que la décision initiale devait être maintenue. L’agent n’a pas fourni d’autres explications.

[25] Même si l’agent n’avait pas l’intention de s’appuyer sur les nouveaux éléments de preuve, il lui incombait à tout le moins de les mentionner. Ces nouveaux éléments comprenaient une lettre détaillée, dans laquelle la demanderesse a expliqué que la date du 29 avril 2019 retenue pour ses fiançailles revêtait une signification particulière dans la tradition hindoue. La demanderesse a également indiqué que c’était la raison pour laquelle Jishnu avait planifié un mariage surprise. Les affidavits de Jishnu, Don, et d’autres personnes corroborent tous (de façon plus ou moins détaillée) le récit fait par la demanderesse du mariage surprise organisé par Jishnu. Les lettres et affidavits rédigés par les parents et beaux-parents de la demanderesse étayent également le récit de la demanderesse et expliquent la tradition hindoue des mariages arrangés.

[26] Après avoir examiné le dossier et les précédents cités par les parties, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. Ces précédents, bien que comportant des faits différents de ceux de l’espèce, mettent tous en relief l’obligation pour l’agent d’examiner les éléments de preuve qui lui ont été présentés. Ayant accepté les observations déposées par l’avocat de la demanderesse, l’agent était tenu d’examiner et d’apprécier convenablement les informations supplémentaires qu’elles contenaient en plus des éléments initiaux présentés le 9 août 2021. Je conclus que la décision de l’agent ne satisfait pas aux exigences minimales de justification, de transparence et d’intelligibilité.

VII. Conclusion

[27] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[28] Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2741-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-6006-19

 

INTITULÉ :

SRINA NAIR MANIKANDAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 mai 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge FAVEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Saad Syed

POUR La DEMANDEresse

 

Nicole Rahaman

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Saad Syed

Barristers Avocats

Woodstock (Ontario)

POUR La DEMANDEresse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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