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Date : 20211025


Dossier : IMM‑1389‑20

Référence : 2021 CF 1131

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

GEZA TAKACS

ERIKA TAKACS

GEZANE TAKACS

SZANDRA TAKACS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les membres de la famille Takacs sollicitent l’asile au Canada en raison de la persécution qu’ils ont subie en Hongrie du fait de leur origine ethnique rom et de la crainte que cette persécution ne se poursuive s’ils devaient y retourner. Leurs demandes d’asile ont été rejetées par la Section de la protection des réfugiés (la SPR), puis leur appel a été rejeté par la Section d’appel des réfugiés (la SAR). La SPR et la SAR ont toutes deux conclu que la crédibilité des membres de la famille Takacs était minée par des incohérences entre les renseignements fournis lors des entrevues au point d’entrée au Canada, les renseignements figurant sur leur formulaire de demande d’asile et les renseignements fournis quelques semaines plus tard dans leurs formulaires Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA).

[2] Je conviens avec les membres de la famille qu’un certain nombre de conclusions de la SAR en matière de crédibilité étaient déraisonnables; en effet, la SAR est parvenue à des conclusions qui n’étaient pas étayées par la preuve ou elle n’a fourni aucun motif raisonnable pour rejeter les explications des membres de la famille Takacs concernant les incohérences relevées. La décision de la SAR ne peut pas tenir puisque ces conclusions déraisonnables ont eu suffisamment d’importance dans les motifs invoqués pour rejeter les demandes d’asile des membres de la famille Takacs.

[3] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’appel interjeté par la famille Takacs à l’égard de la décision de la SPR est renvoyé à la SAR pour nouvelle décision.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[4] Les membres de la famille Takacs soulèvent les questions suivantes en l’espèce :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte de l’effet cumulatif de la discrimination donnant lieu à de la persécution?

  2. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en ce qui concerne ses conclusions en matière de crédibilité?

[5] Je conclus que cette dernière question est déterminante pour la demande en l’espèce et que je n’ai donc pas besoin de me pencher sur la première.

[6] Les parties conviennent que les conclusions de la SAR en matière de crédibilité sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23‑25; Kanawati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 12 aux para 5, 9. Selon cette norme, la Cour doit établir si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et si elle est justifiée, transparente et intelligible à la lumière du dossier dont dispose le décideur et des observations des parties : Vavilov, aux para 99, 105‑107, 125‑128. Les conclusions en matière de crédibilité sont au cœur du mandat d’un juge des faits. Lors d’un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas de procéder à son propre examen ni d’apprécier la preuve : Vavilov, au para 125. En revanche, cependant, les conclusions en matière de crédibilité ne sont pas à l’abri d’un contrôle judiciaire, et elles doivent être raisonnables, comme l’a décrit la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, c’est‑à‑dire qu’elles doivent être fondées sur un raisonnement cohérent et être justifiées au regard de la preuve : Vavilov, aux para 99‑101, 126.

III. Analyse

A. Les demandes d’asile des membres de la famille Takacs

[7] La famille Takacs est composée de deux parents (Geza et Gezane) et de deux filles adultes (Erika et Szandra). Leurs demandes d’asile sont fondées sur l’effet cumulatif de la discrimination qu’ils ont subie en Hongrie en tant que Roms. Ils allèguent que l’effet cumulatif de cette discrimination donne lieu à de la persécution au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] et qu’ils ont donc qualité de personnes à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

[8] La preuve de la discrimination présentée par la famille Takacs est constituée de son propre récit des expériences vécues en Hongrie ainsi que de la preuve objective sur la situation dans le pays dans laquelle est décrit le traitement qui y est réservé aux Roms. Dans leurs formulaires FDA, les membres de la famille Takacs se sont appuyés sur un seul récit commun préparé par M. Takacs. Chacun des quatre membres de la famille a témoigné à l’audience relative aux demandes d’asile devant la SPR.

[9] L’exposé circonstancié personnel des Takacs donnait cinq grands exemples de la discrimination et de la persécution qu’ils ont subies : les abus verbaux et physiques, la discrimination en matière de logement, la discrimination en matière d’accès à l’éducation, la discrimination en matière d’emploi et sur le lieu de travail, et la discrimination en matière d’accès aux soins de santé. Dans la première catégorie, ils ont décrit de nombreux exemples d’abus verbaux et physiques, notamment des insultes et l’utilisation du terme ethnique « gitan », des crachats, des jets de pierres et du harcèlement par la police. Ils ont également décrit deux incidents particuliers. Le premier s’est produit au printemps 2016 ou 2017. M. Takacs est sorti pour voir pourquoi les chiens aboyaient, et un étranger dans la cour a crié [traduction] « Crève, gitan! » avant de lui jeter une brique qui l’a atteint près de l’œil et l’a assommé. Le deuxième incident est arrivé à Mme Takacs en novembre 2017. Plusieurs hommes l’ont accostée sur le chemin du travail, l’ont harcelée, l’ont menacée en proférant des insultes à caractère ethnique et l’ont fait trébucher, ce qui lui a causé une blessure au genou. Les hommes sont partis seulement après qu’un passant a répondu à l’appel à l’aide de Mme Takacs. Peu de temps après, les membres de la famille Takacs ont fui au Canada, où un filleul avait déjà été accepté comme réfugié.

[10] En ce qui concerne la discrimination en matière de logement, M. Takacs a indiqué dans son exposé circonstancié du formulaire FDA que [traduction] « depuis 2010 environ, il [leur] est impossible de trouver un logement stable » et que la famille s’est [traduction] « [e]ssentiellement, […] déplacé[e] d’un endroit à l’autre, habitant avec des parents, des amis ou des connaissances pendant deux ou trois mois à la fois ». Il a ensuite décrit les difficultés à s’enregistrer à des adresses temporaires et le fait qu’ils se voyaient refuser des demandes de location de logement lorsque les propriétaires se rendaient compte qu’ils étaient des Roms. Il a décrit leur dernière habitation à Miskolc comme une maison de deux chambres dans laquelle vivaient neuf personnes qui avaient uniquement accès à de l’eau courante froide et à une toilette située à l’extérieur.

[11] En ce qui concerne la question de l’emploi, M. Takacs a indiqué qu’il avait reçu une pension d’invalidité pendant environ dix ans après que divers problèmes de santé l’ont empêché de continuer à travailler comme briqueteur. Gezane Takacs travaillait quelques mois par année comme nettoyeuse de rue dans le cadre du programme Varosgazda, un programme de travail pour les Roms à Miskolc. Cependant, lorsqu’elle répondait à des annonces pour d’autres emplois, elle était insultée et sa candidature était refusée en raison de son origine ethnique rom. En 2011, Erika Takacs a travaillé pendant environ un mois en tant que préposée à l’entretien dans un centre commercial. Elle a été maltraitée au travail, a subi des violences verbales, s’est fait cracher dessus et a finalement été congédiée parce que [traduction] « ses collègues ne voulaient pas travailler avec une “gitane” ». Szandra Takacs, qui avait 26 ans lorsque la famille a quitté la Hongrie, n’a jamais été en mesure de trouver un emploi parce que les employeurs ne voulaient pas embaucher une personne d’origine ethnique rom.

[12] En ce qui concerne la question de l’éducation, M. Takacs a décrit les Hongrois comme des personnes [traduction] « éduquées à haïr les Roms ». Ses filles ont été séparées et placées dans différentes classes pour les étudiants roms, dans lesquelles les normes étaient moins élevées que dans d’autres classes et dont les professeurs étaient médiocres. Tant les professeurs que les élèves se faisaient insulter, cracher dessus et lancer des pierres, tandis que les plaintes adressées à la direction restaient sans réponse. Erika et Szandra Takacs ont terminé leur 8e et 10e année, respectivement. Les demandes pour retourner à l’école ont été rejetées en raison, selon les membres de la famille, de leur origine ethnique.

[13] Enfin, en ce qui concerne l’accès aux soins de santé, M. Takacs a décrit ses propres problèmes de santé chroniques et le manque de soins de la part des médecins. Il a affirmé que les Roms sont victimes de discrimination dans le système de santé et se voient refuser des traitements ou sont obligés d’attendre que les patients non roms soient vus en premier. Il a raconté que Gezane Takacs avait été placée dans un [traduction] « service pour femmes roms » lorsqu’elle a accouché. À son arrivée au Canada, un médecin canadien a conseillé à M. Takacs de se débarrasser des médicaments qu’il avait reçus en Hongrie. Dans une lettre de 2018, un médecin canadien a déclaré que M. Takacs avait [traduction] « de multiples autres problèmes de santé qui ne semblent pas avoir été correctement traités ou suivis avant son arrivée au Canada ».

B. Le rejet des demandes d’asile des membres de la famille Takacs

[14] La SPR et la SAR ont rejeté les demandes d’asile des membres de la famille pour des motifs de crédibilité. Les deux tribunaux ont constaté des incohérences dans la preuve présentée par la famille, et notamment des écarts en ce qui concerne les questions du logement, de l’éducation et de l’emploi entre, d’une part, leurs exposés circonstanciés et leurs témoignages oraux et, d’autre part, les déclarations faites aux agents d’immigration et celles formulées dans leurs formulaires d’immigration peu de temps après leur arrivée au Canada.

[15] En ce qui concerne la question du logement, la SAR a conclu que la déclaration des membres de la famille, selon laquelle ils n’avaient pas été en mesure de trouver un logement stable depuis 2010 environ, a été contredite par les listes des lieux de résidence figurant sur leurs formulaires d’admission. Une seule adresse pour la période de novembre 2007 à juillet 2015 figurait dans les formulaires d’admission de Geza et de Gezane Takacs. Cette période était suivie d’une période d’itinérance, puis d’une période de trois mois à une dernière adresse sur la rue Jozsef Attila en 2017. Trois adresses étaient indiquées dans les formulaires respectifs d’Erika et de Szandra Takacs, mais seules deux de ces adresses étaient des adresses communes (l’une était l’adresse sur la rue Jozsef Attila donnée par leurs parents). Les dates fournies par chacune pour leur période de résidence aux différents endroits diffèrent également, Erika Takacs déclarant avoir vécu à l’adresse de la rue Jozsef Attila pendant 14 mois avant de partir, tandis que Szandra Takacs indique y avoir vécu entre 2010 et 2014.

[16] La SAR a conclu que les éléments de preuve montraient que les membres de la famille avaient « connu plusieurs périodes stables où ils ont résidé pendant des années à diverses adresses en Hongrie, de 2005 à 2017 », ce qui contredit l’exposé circonstancié selon lequel il leur avait été impossible de trouver un logement stable après 2010. La SAR a rejeté les explications des membres de la famille Takacs relativement à ces incohérences, en partie parce qu’ils auraient pu « modifier l’exposé circonstancié de leur formulaire FDA avant l’audience de la SPR afin de mettre en évidence de manière plus précise et complète leurs habitudes de résidence qui, selon ce qu’ils affirment maintenant, signifient qu’ils “chang[eaient] souvent d’adresse” ».

[17] En ce qui concerne la question de l’emploi, la SAR a convenu que la SPR a commis une erreur à certains égards. La SAR a néanmoins conclu que le témoignage et les réponses de Gezane Takacs lors de l’entrevue initiale constituaient un « résumé beaucoup plus complet » que les antécédents professionnels figurant dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA. La SAR a conclu que l’ensemble des éléments de preuve démontraient que « les appelantes, à l’exception de Szandra » (c.‑à‑d. Gezane et Erika Takacs) « ont occupé des emplois en Hongrie pendant plusieurs années ». La SAR a reconnu que leurs perspectives d’emploi n’étaient peut‑être pas « excellentes », contrairement à ce qu’avait conclu la SPR, mais que « les éléments de preuve montr[ai]ent que les appelantes étaient en mesure de subvenir à leurs besoins en Hongrie ».

[18] En ce qui concerne la question de l’éducation, les membres de la famille Takacs ont admis qu’il y avait des incohérences entre les déclarations faites par Erika et Szandra Takacs au sujet de leur niveau de scolarité à leur entrée au Canada et celles faites dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA et lors de l’audience relative à leurs demandes d’asile. La SAR n’a pas accepté leur explication selon laquelle ils avaient d’abord embelli leur niveau de scolarité pour présenter une image d’eux plus positive. La SAR a convenu avec la SPR que cette explication n’était pas « logique » et a souligné que les demandeurs d’asile auraient pu modifier leurs formulaires d’admission avant leur audience devant la SPR ou reconnaître cet embellissement dans l’exposé circonstancié de leur formulaire FDA.

[19] En ce qui concerne l’accès aux soins de santé, la SAR a signalé qu’à son arrivée au Canada, M. Takacs avait mentionné qu’il prenait des médicaments pour un certain nombre de maladies et qu’il avait ces médicaments avec lui. Gezane et Szandra Takacs avaient également des médicaments en leur possession. La SAR a conclu que les membres de la famille Takacs « avaient accès au système médical hongrois dans la mesure où ils ont pu obtenir [leurs] médicaments ». La SAR a reconnu que cela ne signifiait pas que les demandeurs d’asile n’avaient jamais été victimes de discrimination dans le système de santé, mais elle a conclu que cela ne prouvait pas non plus qu’ils n’étaient pas traités convenablement en Hongrie parce qu’ils sont Roms. La SAR a également convenu avec la SPR que les dossiers médicaux canadiens de M. Takacs, qui comprenaient la déclaration d’un médecin selon laquelle le demandeur d’asile [traduction] « avait de multiples autres problèmes de santé qui ne semblent pas avoir été correctement traités ou suivis avant sa venue au Canada », ne permettaient pas de conclure que ce manque de traitement ou de suivi approprié s’expliquait « particulièrement [par] la discrimination à l’égard des Roms en Hongrie ».

C. La décision de la SAR est déraisonnable

[20] En dépit de la retenue dont je dois faire preuve à l’égard des conclusions de la SAR en matière de crédibilité, je ne peux conclure que la décision de la SAR possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, à savoir la justification, la transparence et l’intelligibilité. J’aborderai tout particulièrement les conclusions de la SAR concernant les antécédents professionnels, l’éducation et l’accès aux soins de santé de la famille Takacs.

(1) Les conclusions de la SAR en matière de crédibilité

(a) Les conclusions concernant les antécédents professionnels

[21] Je conviens avec les membres de la famille Takacs que les conclusions de la SAR concernant leur allégation de discrimination en matière d’emploi sont déraisonnables. La SAR a effectivement tiré trois conclusions, mais aucune d’entre elles ne constitue, à mon avis, un fondement raisonnable à une conclusion défavorable en matière de crédibilité ou à une conclusion concernant l’allégation selon laquelle la discrimination subie équivaut à de la persécution. Premièrement, la SAR a signalé que les éléments de preuve contenus dans les formulaires d’admission et les témoignages constituaient un « résumé beaucoup plus complet » des antécédents professionnels des demandeurs d’asile que l’exposé circonstancié du formulaire FDA. La SAR n’a cependant pas précisé les conclusions qu’elle en tirait. L’exposé circonstancié du formulaire FDA ne se veut pas un résumé complet des antécédents professionnels des membres de la famille Takacs. Il décrit en détail le travail de Gezane Takacs en tant que nettoyeuse de rue pour illustrer la façon dont elle était traitée au travail et les efforts qu’elle a déployés pour trouver d’autres emplois. Il fait également référence à l’incident de 2011, lorsque Erika Takacs a été congédiée après avoir été maltraitée en raison de son origine ethnique. Bien que la SAR ait considéré qu’il y avait une incohérence entre ces descriptions et d’autres éléments de preuve, elle n’a pas expliqué quelle était cette incohérence et comment elle a influencé l’évaluation de la crédibilité.

[22] Deuxièmement, la SAR a conclu que Gezane et Erika Takacs « ont occupé des emplois en Hongrie pendant plusieurs années ». En ce qui concerne Erika Takacs, cette conclusion contredit directement la conclusion que la SAR a rendue au paragraphe précédent selon laquelle Erika Takacs s’est retrouvée sans emploi en avril 2014 après avoir travaillé pendant environ huit mois comme femme de ménage. En effet, il ressort de la preuve qu’au cours des 16 années qui se sont écoulées entre le moment où elle a quitté l’école en 2001 et son départ pour le Canada, Erika Takacs a travaillé moins d’un an. En ce qui concerne Gezane Takacs, nul ne conteste le fait qu’elle a occupé un emploi saisonnier en tant que femme de ménage quelques mois par année pendant un certain nombre d’années et qu’elle a offert des services de garde d’enfants. Si cela signifie que Gezane et Erika Takacs ont bel et bien « occupé des emplois en Hongrie pendant plusieurs années », cette conclusion n’a guère de sens pour ce qui est d’évaluer la crédibilité des membres de la famille Takacs ou d’établir s’ils ont été victimes de discrimination en matière d’emploi en raison de leur origine ethnique.

[23] Cela est d’autant plus vrai lorsque la deuxième conclusion est liée à la troisième, à savoir que « les éléments de preuve montrent que les appelantes étaient en mesure de subvenir à leurs besoins en Hongrie ». Comme le soulignent les membres de la famille Takacs, les éléments de preuve ont en fait montré que la famille était en mesure de joindre les deux bouts grâce à la combinaison de la pension d’invalidité de M. Takacs et du travail de Gezane Takacs. En effet, la SAR elle‑même a invoqué plus tard la déclaration faite par M. Takacs dans l’exposé circonstanciel du formulaire FDA selon laquelle la famille était en mesure de joindre les deux bouts et d’acheter ses médicaments en raison du montant de la pension d’invalidité. Quoi qu’il en soit, la déclaration générale selon laquelle les membres de la famille étaient « en mesure de subvenir à leurs besoins » ne permet pas de connaître les conditions dans lesquelles ils pouvaient le faire ni de savoir si ces conditions étaient teintées de discrimination ethnique ou si elles ont contribué à une conclusion de persécution.

(b) Les conclusions concernant l’éducation

[24] La SAR a rejeté l’explication des filles Takacs relativement à l’incohérence admise dans leurs antécédents scolaires, affirmant que cette explication n’était « pas logique ». La SAR a donc adopté la conclusion de la SPR, qui a rejeté les explications (sur les incohérences en ce qui concerne le logement, l’emploi et l’éducation) de la manière suivante :

[traduction]

Pour expliquer ces incohérences, les demandeurs d’asile ont déclaré qu’ils étaient effrayés et stressés à leur arrivée au Canada. Ils voulaient se présenter sous un jour plus favorable que celui de la réalité et ont donc embelli leur niveau de scolarité. Ils ont expliqué qu’ils avaient peur des agents des services frontaliers canadiens en uniforme en raison de leurs expériences négatives en Hongrie. […]

Le tribunal n’accepte pas ces explications. Les demandeurs d’asile se préparaient à venir au Canada depuis deux ans. Ils n’étaient pas exposés à une menace ou à un danger imminent lorsqu’ils ont fui la Hongrie. Un parent des demandeurs d’asile qui se trouvait au Canada leur avait dit qu’ils seraient en sécurité ici. L’embellissement de leurs antécédents en matière d’éducation et d’emploi n’aurait servi aucun objectif logique, et il est peu probable que les demandeurs d’asile aient pensé qu’il en servirait un.

[Non souligné dans l’original.]

[25] Selon mon interprétation des motifs de la SPR, qui ont été adoptés par la SAR, les membres de la famille n’étaient pas exposés à un danger imminent lorsqu’ils ont quitté la Hongrie, et on leur avait dit qu’ils [traduction] « seraient en sécurité » au Canada, de sorte que l’embellissement de leur niveau de scolarité n’aurait servi aucun [traduction] « objectif logique ». Je comprends que la référence à un « objectif logique » renvoie à un avantage positif qui découlerait de l’embellissement de leur niveau de scolarité, vraisemblablement dans le contexte de leurs demandes d’asile. Par conséquent, il m’apparaît que la SPR et la SAR ont conclu que les déclarations faites à la frontière n’avaient pas été embellies, mais que les éléments de preuve ultérieurs comportaient une sous‑évaluation erronée du niveau de scolarité réel des filles Takacs.

[26] L’« objectif », ou plutôt la raison invoquée par Erika Takacs pour expliquer pourquoi elle avait mentionné avoir fréquenté l’école secondaire pendant deux ans était qu’elle craignait que les fonctionnaires canadiens prennent en compte son origine ethnique de la même manière qu’en Hongrie et qu’elle voulait [traduction] « avoir l’air plus importante » qu’elle ne l’était en réalité. De même, Szandra Takacs a affirmé à un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada qu’elle avait obtenu son diplôme d’études secondaires, alors qu’elle a déclaré à la SPR qu’elle n’avait atteint que la 10e année pour [traduction] « ne pas être méprisée parce qu’elle avait encore peur des agents en uniforme ». Ni l’une ni l’autre n’a laissé entendre qu’elle essayait de donner plus de poids à sa demande d’asile, et cette hypothèse n’a pas été soulevée. Elles ont plutôt affirmé avoir agi par peur et par désir de ne pas être méprisées, une réaction qui, par nature, n’est pas une réaction « logique » ou délibérée. Bien que la rationalité et la logique puissent généralement être des motifs raisonnables pour établir si une explication a du sens ou non, je suis d’avis que le fait d’évaluer les explications des filles Takacs en cherchant à établir si elles sont suffisamment « logiques » ne permet pas de les apprécier en fonction de leur fondement.

[27] Quoi qu’il en soit, bien qu’il puisse sembler évident pour la SAR ou toute personne qui connaît le système canadien des demandes d’asile que l’embellissement du niveau de scolarité ne peut pas donner plus de poids à une demande d’asile, je conviens avec la famille Takacs qu’il n’est pas raisonnable d’appliquer une telle « logique » à un demandeur d’asile sans autre preuve qu’il la comprend. En effet, il est difficile de savoir sur quel élément se sont fondées la SPR et la SAR pour conclure qu’il était [traduction] « peu probable » qu’Erika Takacs ait pensé qu’un tel embellissement pouvait servir à quelque chose. Par ailleurs, la SAR n’a pas non plus cherché à savoir quel aurait bien pu être [traduction] l’« objectif logique » d’Erika Takacs si elle avait faussement affirmé (comme la SAR l’a conclu) lors de l’audience relative aux demandes d’asile qu’elle n’avait qu’une 8e année alors qu’elle avait fait deux années d’études secondaires (ou qu’elle avait participé à ce que la SAR elle‑même a considéré comme un « programme de formation »).

[28] Il y a manifestement des incohérences entre les déclarations sur le niveau de scolarité faites dans les formulaires de demande d’asile et les éléments de preuve ultérieurs relatifs au niveau de scolarité des filles Takacs. À mon avis, cependant, le motif invoqué par la SAR pour rejeter les explications de ces incohérences n’était pas raisonnable.

[29] Les conclusions en matière de crédibilité que la SAR a tirées en se fondant sur les éléments de preuve relatifs à l’emploi et à l’éducation constituaient des aspects importants de sa conclusion selon laquelle les éléments de preuve de la famille Takacs devaient être rejetés dans leur intégralité, y compris en ce qui concerne les incidents d’abus, de violence et de discrimination dans l’accès aux soins de santé. Bien qu’elle ait également formulé des conclusions en matière de crédibilité en raison des incohérences relatives aux lieux de résidence figurant dans les formulaires, je ne peux pas conclure que les conclusions déraisonnables de la SAR sur ces questions sont entachées d’une « erreur mineure » superficielle ou accessoire qui n’a pas d’incidence sur le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble : Vavilov, au para 100. Je conclus plutôt que ces lacunes sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[30] Il n’est donc pas nécessaire que je me prononce sur les conclusions de la SAR en matière de crédibilité sur la question du logement qui sont aussi contestées par la famille Takacs. Néanmoins, je pense qu’il convient de souligner que j’ai quelques doutes quant à la pertinence de la conclusion de la SAR selon laquelle l’explication des membres de la famille Takacs concernant les incohérences « n’explique pas pourquoi » elle est incohérente et que j’ai un peu de difficulté à comprendre la nature de la modification qui, selon la SAR, aurait pu être faite dans l’exposé circonstanciel du formulaire FDA.

(2) Les conclusions de la SAR concernant l’accès aux soins de santé

[31] Comme nous l’avons souligné, les membres de la famille Takacs ont affirmé qu’ils avaient été victimes de discrimination en matière d’accès aux soins de santé en Hongrie et que cette discrimination faisait partie de leur allégation concernant la possibilité que l’effet cumulatif de la discrimination donne lieu à de la persécution. Ils ont fait valoir que leurs expériences étaient cohérentes avec les éléments de preuve objectifs sur la situation dans le pays montrant que les Roms qui ont besoin de soins de santé sont victimes de discrimination.

[32] La SPR a reconnu que M. Takacs n’avait pas reçu un traitement médical adéquat en Hongrie. Toutefois, compte tenu de ses conclusions en matière de crédibilité à l’égard de la famille Takacs en général, elle a estimé que les dossiers médicaux canadiens ne permettaient pas d’étayer les allégations de persécution. La SPR a estimé que les dossiers médicaux n’établissaient pas que le traitement médical médiocre reçu par M. Takacs était attribuable à son origine ethnique rom et qu’il était [traduction] « tout aussi vraisemblable » que le traitement médical reçu était tout simplement médiocre.

[33] Les membres de la famille Takacs ont contesté cette conclusion devant la SAR, faisant valoir que le dossier médical canadien accepté prouvait que M. Takacs n’avait pas été traité adéquatement en Hongrie, tandis que les éléments de preuve objectifs montraient quant à eux l’existence de discrimination dans l’accès aux soins de santé. Ils ont affirmé qu’il était déraisonnable de laisser entendre qu’il serait indiqué dans le dossier médical canadien que M. Takacs n’avait pas été traité correctement en raison de son origine ethnique.

[34] Selon la SAR, les Takacs voulaient démontrer par cet argument que les dossiers médicaux canadiens montraient que le système de santé hongrois avait fait preuve de discrimination envers eux. Elle a rejeté cet argument puisque les dossiers canadiens ne montraient pas que le traitement médical médiocre était précisément attribuable à une discrimination à l’égard des Roms. À mon avis, cette conclusion déforme l’argument et l’allégation de la famille Takacs. Les membres de la famille se sont appuyés sur les dossiers médicaux canadiens pour démontrer que M. Takacs avait reçu un traitement médical médiocre en Hongrie. Cet élément a été accepté tant par la SPR que par la SAR. Pour établir un lien entre ce traitement médical médiocre reconnu et la discrimination dont sont victimes les Roms, les membres de la famille Takacs se sont appuyés sur leur propre preuve et sur les éléments de preuve objectifs sur la situation dans le pays. La SAR a rejeté la preuve des membres de la famille Takacs pour des raisons de crédibilité et n’a pas évalué les éléments de preuve objectifs pour établir s’ils étayaient l’allégation selon laquelle le traitement médical médiocre était attribuable à une discrimination à l’égard des Roms. J’ai déjà conclu que les conclusions en matière de crédibilité n’étaient pas raisonnables. En tout état de cause, comme la SAR avait reconnu que M. Takacs avait reçu un traitement médical médiocre, il était déraisonnable qu’elle n’examine pas les observations et les éléments de preuve pertinents concernant la raison pour laquelle ce traitement était médiocre, et ce, même si elle avait rejeté certains aspects de ces éléments de preuve.

[35] Je conviens également avec les membres de la famille qu’il était déraisonnable pour la SAR de se fonder sur le fait qu’ils avaient des médicaments en leur possession sans tenir compte du témoignage de M. Takac selon lequel les médicaments provenant de Hongrie étaient dangereux pour sa santé et ont été jetés après qu’il les a montrés au médecin canadien.

IV. Conclusion

[36] Les questions qui précèdent sont suffisantes pour que je puisse conclure que la décision de la SAR était déraisonnable et qu’elle doit être annulée. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[37] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑1389‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’appel des demandeurs est renvoyé à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1389‑20

 

INTITULÉ :

GEZA TAKACS ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 mai 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

John W. Grice

POUR LES DEMANDEURS

 

Ladan Shahrooz

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice and Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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