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Date : 20211027


Dossier : IMM-3792-20

Référence : 2021 CF 1147

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

OLAIDE ISMAILA OLUSESI

OLUWATOSIN ELIZABETH OLUSESI

AYOOLA ESTHER OLUSESI

AYOYELEMI EBENEZER OLUSESI

AYOTOMILOLA EMMENUELLA OLUSESI

AYODAMOPE ELIM OLUSESI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire relativement au rejet par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) d’un appel interjeté par les demandeurs, monsieur Olaide Ismaila Olusesi, son épouse, et leurs quatre enfants mineurs. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté leurs demandes d’asile au motif qu’Abuja, au Nigéria, constituait une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable, et la SAR a confirmé la décision de la SPR.

II. Contexte

[2] Les demandeurs, M. Olusesi (le demandeur principal), son épouse, Mme Olusesi, leurs trois filles mineures, Ayoola Esther Olusesi, Ayotomilola Emmenuella Olusesi et Ayodamope Elim Olusesi (les demanderesses mineures), et leur fils mineur, Ayoyelemi Ebenezer Olusesi (le demandeur mineur), sont des citoyens du Nigéria qui résidaient à Lagos, dans l’État de Lagos, au Nigéria. Ils allèguent que la famille du demandeur principal a exigé que celui-ci assume le rôle de chef (ou oluwo) dans sa communauté (Iledi Awo, dans l’État d’Ogun), et que les demanderesses mineures subissent la mutilation génitale féminine (la MGF). Le demandeur principal a refusé le titre de chef, puisque cela allait à l’encontre de sa foi chrétienne.

[3] Les demandeurs allèguent que deux membres de la famille du demandeur principal (leurs agents de persécution) se sont rendus à leur domicile à Lagos, en juillet 2015, pour exiger que la MGF soit pratiquée, mais les filles n’étaient pas à la maison à ce moment. Face à cette menace, les demandeurs se sont trouvé un autre domicile à Lagos, où ils allèguent qu’ils ont encore été abordés par la famille du demandeur principal. De plus, ils prétendent que la famille du demandeur principal a persuadé leur propriétaire de les évincer de leur logement. Les demandeurs sont ensuite déménagés à Okorodu, dans l’État de Lagos, en décembre 2015, où ils allèguent que la communauté était sous la coupe d’un groupe terroriste appelé « Badoo ». Ils se sont réinstallés au domicile du père de l’épouse de la demanderesse principale à Lagos, en février 2017. Ils allèguent qu’ils y ont été abordés à nouveau par leurs agents de persécution, qui ont exigé que leurs filles subissent la MGF, faute de quoi [traduction] « ils veilleraient à ce que tous périssent mystérieusement ».

[4] Les demandeurs ont quitté le Nigéria pour aller aux États-Unis (É.-U.) en juin 2017, et se sont rendus au Canada neuf mois plus tard (en mars 2018) où ils ont présenté leur demande d’asile. Ils allèguent que, quand ils étaient au Canada, leurs agents de persécution se sont présentés au domicile de la sœur de l’épouse du demandeur principal à Lagos, en janvier 2019.

[5] Les demandeurs croient que l’oracle, entité spirituelle, est derrière l’imposition de la MGF. Ils ont déclaré que les agents de persécution et l’oracle uniront leurs efforts pour les retrouver à Abuja. Les demandeurs ont décrit plus en détail le rôle de l’oracle dans leurs témoignages de vive voix que dans leurs observations écrites. Je ne considérerai pas cet élément comme une nouvelle preuve, puisqu’il ressort clairement que le décideur avait parfaitement compris ce qu’était l’oracle, mais les précisions étaient destinées au […] afin d’expliquer plus en détail la croyance selon laquelle l’oracle était une entité spirituelle qui était prétendument la raison pour laquelle les demandeurs pourraient être retrouvés où qu’ils soient.

[6] La SPR, dans une décision datée du 6 décembre 2019, a conclu que leur défaut de demander l’asile aux É.-U. pendant la période au cours de laquelle ils y étaient, soit de juin 2017 à mars 2018, avait miné leur prétendue crainte et leur crédibilité. De plus, la SPR a conclu qu’ils disposaient d’une PRI viable à Abuja, puisqu’ils avaient omis d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que leurs agents de persécution avaient la capacité ou la volonté de les y retrouver.

[7] La commissaire de la SAR a conclu que la question déterminante en l’espèce était la disponibilité d’une PRI viable à Abuja. Puisqu’elle a conclu que cette question était déterminante, il n’était pas nécessaire qu’elle analyse la crédibilité et la crainte des demandeurs. Elle a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Abuja

III. Question en litige

[8] La question en litige est celle de savoir si la conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs disposent d’une PRI viable à Abuja est raisonnable.

IV. Norme de contrôle

[9] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Chaque fois qu’une cour contrôle une décision administrative, il existe une présomption réfutable selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique. La présomption n’a pas été réfutée en l’espèce (Vavilov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CSC 65 [Vavilov]).

V. Analyse

A. Y avait-il une possibilité sérieuse que les demandeurs soient retrouvés à Abuja?

[10] La conclusion déterminante de la SAR était celle selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Abuja, au Nigéria. Le critère relatif à l’existence d’une PRI est bien établi, et il a été énoncé dans les arrêts Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA). Le critère à deux volets, dont les deux volets doivent être remplis, est le suivant :

  • « […] la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge. »

  • De plus, les conditions dans la partie du pays où l’on juge qu’il existe une possibilité de refuge sont telles que, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles lui étant particulières, il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge.

[11] Les demandeurs en l’espèce font valoir que la SAR a commis une erreur dans son application des deux volets du critère relatif à la PRI.

1) La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que les demandeurs soient retrouvés à Abuja?

a) Suffisance de la preuve

[12] En réponse de la conclusion de la SAR selon laquelle ils n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir une possibilité sérieuse qu’ils soient retrouvés à Abuja, les demandeurs ont soutenu que les éléments de preuve qu’ils avaient produits suffisaient pour remplir le premier volet de l’analyse relative à la PRI. Ils invoquent à cet égard les décisions Zablon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 58, et Akinola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1308 [Akinola], dans lesquelles la Cour fédérale a conclu qu’une fois qu’elle avait été jugée comme crédible, la preuve produite au sujet de la crainte pouvait remplir le premier volet de l’analyse relative à la PRI. Les demandeurs affirment que leurs craintes d’être persécutés à Abuja, puisqu’elles avaient été acceptées comme étant crédibles, remplissaient ce volet du critère.

[13] Les demandeurs, avec cet argument, confondent la suffisance de la preuve et la crédibilité. Il est vrai que les éléments de preuve crédibles peuvent remplir le premier volet du critère. Toutefois, je dis bien « peuvent ». En l’espèce, la commissaire avait raisonnablement le pouvoir discrétionnaire d’apprécier les éléments de preuve crédibles qui lui avaient été présentés et d’établir qu’ils ne satisfaisaient pas au premier volet de l’analyse relative à la PRI. C’est ce qu’a fait la commissaire en l’espèce. Après avoir pris en compte l’ensemble des éléments de preuve, et le fait qu’il incombait aux demandeurs de produire des éléments de preuve démontrant – selon la prépondérance des probabilités – qu’ils étaient exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque aux termes du paragraphe 97(1) dans la PRI, la commissaire a conclu qu’ils ne s’étaient pas acquittés de leur fardeau. Cette conclusion est raisonnable, et je ne crois pas que toute lecture appropriée de l’extrait pertinent de la décision Akinola (au para 39) puisse permettre de soutenir que la commissaire devait avoir conclu que le premier volet du critère avait été rempli tout simplement parce qu’elle avait accepté que les craintes alléguées par les demandeurs étaient crédibles.

[14] De plus, en ce qui concerne l’insuffisance de la preuve, les demandeurs affirment que la SAR a tort de ne pas expliquer les raisons pour lesquelles les éléments de preuve n’étaient pas suffisants ou le type d’éléments de preuve qui auraient raisonnablement remédié aux lacunes. À cet égard, ils invoquent la position du juge Grammond dans la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 [Magonza], pour soutenir que les conclusions d’insuffisance de la preuve doivent être expliquées. Cela est vrai, mais la commissaire a présenté des motifs détaillés et exhaustifs quant à sa conclusion selon laquelle les éléments de preuve présentés par les demandeurs n’étaient pas suffisants. Dans la décision Magonza, le juge Grammond a souligné la nécessité d’expliquer les conclusions d’insuffisance de la preuve de manière à éviter qu’elles soient en vérité des conclusions voilées quant à la crédibilité. Voilà qui présente un contraste marqué avec les motifs donnés en l’espèce, où la commissaire s’est employée à préciser qu’il ne s’agissait pas d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité, mais bien que les demandeurs n’avaient tout simplement pas présenté de preuve quant à la portée ou quant au pouvoir de leurs prétendus agents de persécution à Abuja. Une conclusion d’insuffisance de la preuve au motif que les demandeurs n’ont pas produit d’éléments de preuve est raisonnable, tandis qu’une conclusion d’insuffisance de la preuve sans autre explication de la part du décideur ne l’est pas. La première possibilité est avérée, en l’espèce, et par conséquent, l’explication donnée par la commissaire quant à l’insuffisance de la preuve est raisonnable. Une autre conclusion que celle-ci équivaudrait à effectuer une nouvelle appréciation de la preuve, et ce n’est pas le rôle de la Cour en contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125).

[15] La commissaire a tiré une conclusion du même ordre quant à la suffisance de la preuve au sujet de l’affirmation des demandeurs selon laquelle l’oracle aiderait leurs agents de persécution à les retracer. Comme l’a fait remarquer la commissaire de la SAR, « [i]l est vrai que l’appelant principal a déclaré qu’il croit que l’oracle peut le retrouver n’importe où au Nigéria, y compris dans la ville proposée comme PRI, mais il n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que l’oracle a les moyens de le faire ». Il ne s’agit pas d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité, mais bien d’une conclusion quant à la suffisance de la preuve. Cette conclusion était raisonnable.

b) Mauvaise appréciation des éléments de preuve

[16] Les demandeurs soutiennent que la SAR, après avoir pris en compte plusieurs tentatives effectuées par leurs agents de persécution pour les retracer, a commis une erreur en concluant que cela ne constituait pas la preuve de la volonté de les retrouver à Abuja. Ils produisent une longue liste de faits et d’éléments de preuve non contredits au sujet desdites tentatives. De plus, ils prétendent que s’ils n’ont pas apporté de précisions quant au fait qu’ils pourraient être victimes de persécution à Abuja, c’est parce qu’on ne leur avait pas demandé expressément s’il y avait des proches dans cette ville. En somme, ils affirment qu’une telle méprise sur les éléments de preuve porte un coup fatal au caractère raisonnable de la décision (Vavilov, au para 126).

[17] Au sujet du premier élément – soit l’omission alléguée d’interpréter les tentatives de les retrouver comme étant une preuve de motivation –, j’estime que ces tentatives, et, en fait, toutes les tentatives effectuées pour les retracer, ont eu lieu à Lagos. Faute d’un lien suffisant avec Abuja, qui, selon la commissaire, n’existe pas, cela ne fait qu’établir que les agents de persécution ont les moyens et la volonté de les retrouver à Lagos – et non pas, comme ils doivent l’établir, à Abuja. Selon ces éléments, il était raisonnable que la commissaire conclue que les demandeurs n’avaient pas établi, selon la prépondérance des probabilités, l’influence ou la portée de leurs agents de persécution à Abuja. La commissaire a conclu que les demandeurs n’avaient pas suffisamment établi dans les éléments de preuve le fondement factuel de leur croyance que l’oracle pouvait les retrouver où qu’ils soient, et je conclus que cette conclusion était raisonnable.

[18] Le second argument avancé par les demandeurs tient essentiellement au fait que ceux-ci ne pouvaient pas établir ce lien, parce qu’on ne leur a jamais demandé des détails importants (comme des noms ou [traduction] « toute autre précision ») sur les membres de leur famille à Abuja. À cet égard, les demandeurs soutiennent que [traduction] « les questions posées par la commissaire n’allaient pas assez loin dans le contexte du premier volet de l’analyse de la CISR où il faut demander si les agents de persécution peuvent les trouver » parce que la SPR s’est contentée de demander [traduction] « comment l’agent de persécution pourrait les retrouver ». Cette distinction entre le moyen (comment) par rapport à la possibilité (si) n’est pas suffisante pour que la décision soit jugée déraisonnable. De plus, bien qu’il soit possible qu’on ne leur ait pas posé la question expressément concernant Abuja, des questions d’ordre général leur ont été posées sur leurs proches et sur la façon dont leurs agents de persécution pourraient les retrouver. Ils ont donc probablement eu une possibilité raisonnable de parler de la présence de proches ou d’agents de persécution possibles à Abuja.

c) Profils sur les médias sociaux

[19] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur dans son traitement des profils des demandeurs sur les médias sociaux, notamment en concluant qu’il n’était pas déraisonnable qu’ils gardent leurs profils privés afin de se cacher de leurs agents de persécution. Ils invoquent la décision Rizwan c Canada (MCI), 2017 CF 456 [Rizwan], dans laquelle la juge Roussel a soutenu que faire en sorte que des profils sur les médias sociaux restent privés ne s’apparente pas au fait de vivre comme un fugitif. Toutefois, les demandeurs, en l’espèce, cherchent à établir une distinction entre les faits qui les concernent des faits en cause dans la décision Rizwan et soutiennent que, dans leur cas, l’obligation que leurs profils sur les médias sociaux restent privés était déraisonnable.

[20] Dans la décision Rizwan, l’affirmation de la juge Roussel que faire en sorte que des profils sur les médias sociaux restent privés ne s’apparente pas au fait de vivre comme un fugitif concernait une personne qui était renvoyée dans son pays d’origine (le Pakistan). Les demandeurs soutiennent que la présente affaire est suffisamment distincte de sorte que le principe invoqué dans la décision Rizwan ne s’applique pas, parce que la famille Olusesi doit utiliser les médias sociaux pour se faire des contacts professionnels et, en dernière analyse, trouver du travail, et parce que, selon eux, il s’agit d’une démarche essentielle au XXIe siècle. Ils établissent un parallèle avec la décision Rizwan, dans laquelle il s’agissait d’un demandeur qui était renvoyé dans son pays, et qui [traduction] «[pouvait] résider et travailler où il le voulait ». J’estime que la distinction est insuffisante. La décision Rizwan ne porte pas sur le statut d’emploi du demandeur d’asile, de sorte que les demandeurs, en l’espèce, infèrent, sans motif, que M. Rizwan pouvait résider et travailler où il le voulait. Il n’y avait pas de mise en garde quant aux médias sociaux pour la recherche d’emploi, et je me fonderai aussi sur la jurisprudence de la juge Roussel. La commissaire de la SAR a traité de cette question de façon raisonnable.

2) La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant qu’il serait objectivement raisonnable pour les demandeurs de se relocaliser à Abuja?

[21] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis des erreurs importantes dans le second volet de son analyse de la PRI.

[22] Comme il a été mentionné, selon le second volet du critère, la commissaire doit apprécier la question de savoir s’il serait objectivement raisonnable, à la lumière de l’ensemble de leurs circonstances personnelles, que les demandeurs déménagent à Abuja. Le fardeau à cet égard incombe aux demandeurs, et le seuil est élevé, puisque selon l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ranganathan, [2000] ACF no 2118, « [i]l ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur […] » et « il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions » (au para 14). Les arguments avancés par les demandeurs à ce sujet comprennent le fait que la SAR a effectué un examen sélectif des éléments de preuve, et qu’elle a omis de procéder à un examen cumulatif de l’incidence de ce déménagement.

a) L’examen effectué par la SAR était-il trop sélectif?

[23] Les demandeurs affirment que la SAR a été sélective dans son examen des éléments de preuve sur la situation au Nigéria et que, parce que la SAR a omis de mentionner des éléments de preuve importants, la décision pourrait être jugée déraisonnable (citant la décision Vargas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 543 [Vargas]). Plus particulièrement, ils prétendent que la SAR est allée à l’encontre de ses intentions déclarées et qu’elle a invoqué un point révoqué du cartable national de documentation (CNP).

[24] Il y a lieu de souligner que l’affaire sur laquelle repose l’argument des demandeurs, la décision Vargas, a été tranchée il y a plus de dix ans, et plus précisément, avant l’arrêt Vavilov. L’arrêt Vavilov nous enseigne que le contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur, mais plutôt un processus permettant d’établir si la décision comporte une explication raisonnée, et qu’elle repose sur une chaîne d’analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, dont le résultat est acceptable et est justifié au regard des contraintes juridiques ou factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 102, 85, et 101). Ce n’est pas non plus un processus dans le cadre duquel les décideurs administratifs sont censés répondre « à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 25, ou tirer « une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (Newfoundland Nurses, au para 16).

[25] Les demandeurs allèguent essentiellement que la SAR invoque parfois le point 13.1 d’une version du CND qui a été révoquée trois mois avant que ne soit rendue la décision et à d’autres moments, elle invoque la version la plus récente du CND. Ils prétendent que (le fait de citer le point 13.1 de la version d’août 2019 du CND au lieu de la version du 29 novembre 2019) constitue un examen sélectif des éléments de preuve et que cela tait déraisonnable.

[26] Il existe une présomption bien connue selon laquelle les tribunaux ont examiné et apprécié l’ensemble de la preuve (voir, par ex. Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, 1993 ACF n598 (CAF)). Il incombe aux demandeurs de réfuter cette présomption.

[27] Les demandeurs déplorent, en fait, que la SAR soit passée d’une version à l’autre du CND, en dépit du fait qu’elle a invité expressément les parties à formuler leurs observations en se fondant sur la version la plus récente. Cette façon de faire me semble peut-être fautive, mais elle n’est pas déraisonnable – particulièrement à la lumière du fond de l’affaire. Le point 13.1 de la version de novembre 2019 du CND, qui était nouveau et sur lequel les parties devaient fonder leurs observations, a été mentionné à 15 reprises, mais, la version d’août 2019 (dans laquelle les points et leur contenu sont essentiellement les mêmes, si ce n’est que certains numéros ont été changés) a été mentionnée à quelques reprises. Plus particulièrement, le point 13.1 de la version d’août invoqué par la SAR est reproduit au point 16.14 de la version de novembre.

[28] En dernière analyse, l’argument avancé par les demandeurs devient une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur plutôt qu’une appréciation globale du raisonnement et de la chaîne d’analyse du décideur, ce qui est déconseillé dans l’arrêt Vavilov. J’estime que la façon dont la SAR a traité le CND constitue une erreur mineure, qui n’est pas déraisonnable. Il aurait été préférable que la SAR soit plus rigoureuse et plus prudente dans ses renvois, mais cela n’est pas déterminant.

b) La SAR a-t-elle omis d’effectuer un examen cumulatif?

[29] À cet égard, les demandeurs soutiennent que la SAR a omis d’examiner l’effet cumulatif sur eux d’un déménagement à Abuja, à savoir que le raisonnement de la commissaire au paragraphe 49 de la décision de la SAR ne met pas en évidence l’effet particulier de chaque élément ou chaque facteur dans cette analyse cumulative. Les demandeurs prétendent que la SAR a omis d’apprécier globalement l’incidence sur leur capacité à résider en sécurité à Abuja qu’aurait le fait qu’ils y seraient des allochtones et que chaque élément a été examiné sans tenir compte de l’effet global. Enfin, ils soutiennent que le paragraphe 49 des motifs de la commissaire ne fait pas ressortir le raisonnement de la SAR au sujet des difficultés particulières auxquelles ils seraient exposés à Abuja.

[30] Je ne souscris pas à l’appréciation que les demandeurs font de la décision. Les demandeurs affirment que les motifs ne sont pas suffisants parce que la SAR n’a pas fait mention de chaque élément particulier dans l’analyse cumulative des circonstances, mais elle n’était pas tenue de le faire. Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs répondent « à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, au para 25), or tirent « une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale » (Vavilov, au para 128). Il suffit que[traduction] « la décision comporte une explication raisonnée » et qu’elle repose sur une chaîne d’analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, dont le résultat est acceptable et est justifié au regard des contraintes juridiques ou factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 102, 85, et 101). C’est le cas en l’espèce – la commissaire souligne au paragraphe 49 son rôle consistant à examiner tous les facteurs cumulativement, et elle a examiné chacun des facteurs qu’elle devait prendre en compte de manière exhaustive dans les paragraphes précédents. Le fait qu’elle n’a pas, au dernier paragraphe, précisé le poids qu’elle avait accordé à tel facteur et celui accordé à tel autre ne rend pas la décision déraisonnable (Vavilov).

[31] La question fondamentale soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la commissaire était raisonnable. Comme il est statué dans l’arrêt Vavilov, une décision est raisonnable lorsque la cour de révision est en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans rencontrer de lacunes fatales et lorsqu’il y a un axe d’analyse dans les motifs donnés qui pourrait raisonnablement amener le tribunal administratif à la conclusion à laquelle il est arrivé (Vavilov, au para 102). Comme il a été mentionné tout au long de la présente décision, il ne s’agit pas d’une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur. Une décision raisonnable doit tout simplement reposer sur une chaîne d’analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, dont le résultat est justifié au regard des contraintes juridiques ou factuelles auxquelles le décideur est assujetti.

c) La SAR a-t-elle eu tort de s’appuyer sur un guide jurisprudentiel sur le Nigéria qui a été révoqué?

[32] Dans leur argumentation finale, les demandeurs soutiennent que la décision de la SAR est déraisonnable parce que celle-ci s’est appuyée sur un guide jurisprudentiel (GJ) sur le Nigéria qui a été révoqué quelque six semaines après la décision de la SAR. Le GJ sur le Nigéria était en vigueur au moment où la décision a été rendue.

[33] Il existe de la jurisprudence selon laquelle la révocation d’un GJ affaiblit le fondement des conclusions, dans la mesure où les conclusions suivent la partie révoquée du GJ et où les parties révoquées sont invoquées (voir, p. ex., Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 918 [Liang]). En l’espèce, le décideur a fondé sa décision sur le guide qui était alors en vigueur. Il ne peut être reproché à la SAR de s’être fondée sur un guide jurisprudentiel qui a été révisé après sa décision. De plus, les modifications apportées au guide révisé même si elles avaient été en vigueur à ce moment, n’auraient eu aucune incidence sur la décision.

[34] En outre, le GJ n’était pas contraignant ni déterminant eu égard à la décision de la SAR, étant donné que la commissaire a renvoyé de façon générale aux facteurs qui y sont mentionnés et à un cadre pour l’analyse relative à la PRI (voir les paragraphes 13 et 30 des motifs de la décision de la SAR). Ces éléments n’ont pas été modifiés dans le nouveau GJ. Cela contraste avec des affaires, comme la décision Liang (citée par les demandeurs) dans laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a expressément adopté le raisonnement énoncé dans le GJ révoqué, ou la décision Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 337, dans laquelle la partie révoquée du GJ a été largement invoquée. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le simple renvoi à un GJ révoqué ne rend pas la décision de la SAR déraisonnable. Puisque c’est le cas en l’espèce, l’utilisation du GJ n’était pas déraisonnable. Cela est particulièrement vrai étant donné que le président de la Commission a souligné que le cadre (extrait du GJ) qu’avait utilisé la SAR en l’espèce [traduction] « constitu[ait] un critère juridique approprié pour ce qui est d’établir l’existence d’une PRI viable […] lequel pourra servir dans des affaires futures ».

VI. Conclusion

[35] La présente demande est rejetée. J’estime que la décision de la SAR de confirmer la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs disposent d’une PRI à Abuja était raisonnable.

[36] Les demandeurs ont proposé une question à certifier, qu’ils ont ensuite retirée après l’audience. Je ne certifierai pas la question.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3792-20

LA COUR DÉCLARE que :

  1. La présente demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3792-20

 

INTITULÉ :

OLAIDE ISMAILA OLUSESI ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience tenue par VIDéOCONFéRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 7 SEPTEMBre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

le 27 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

Karim Escalona

 

pour les demandeurs

Laoura Christodoulides

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LEWIS & ASSOCIATES

Avocats

Toronto (Ontario)

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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