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Date : 20211025


Dossier : IMM‑5999‑20

Référence : 2021 CF 1138

[traduction française]

Toronto (Ontario), le 25 octobre 2021

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

CHUKWUEBUKA KIKACHUKWU ONYEKWELI‑UGEH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Monsieur Chukwuebuka Kikachukwu Onyekweli‑Ugeh [le demandeur] a demandé un examen des risques avant renvoi [un ERAR] au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] au motif qu’il craint de retourner au Nigéria en raison de son orientation sexuelle. La demande a été refusée par un agent d’immigration supérieur dans une décision datée du 27 juillet 2020.

[2] Le demandeur a demandé le contrôle judiciaire de cette décision. Pour les motifs exposés ci‑après, la demande est accueillie et la décision relative à l’ERAR est annulée.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[3] Le demandeur est un citoyen du Nigéria. Il affirme qu’il a commencé à explorer les relations avec des personnes de même sexe dans son pays d’origine en 2013. Il a rencontré monsieur Confidence Bienose, avec qui il prétend avoir eu une relation homosexuelle, en 2014. Le demandeur est entré au Canada en mars 2015 pour étudier à l’Université Thompson Rivers à Kamloops, en Colombie‑Britannique, et M. Bienose l’y a rejoint plusieurs mois plus tard. Un autre étudiant du Nigéria aurait révélé la relation en question aux parents du demandeur, et celui‑ci prétend que sa famille l’a renié pour cette raison.

[4] Le demandeur et M. Bienose ont déménagé à Toronto, où ils ont enregistré leur mariage le 13 février 2016.

[5] Le demandeur a demandé l’asile conjointement avec M. Bienose en mars 2016 du fait de leur orientation sexuelle. Leur demande d’asile a été entendue le 5 mai 2016. Même si elle a accepté que le demandeur et son ancien conjoint avaient contracté un mariage légal en Ontario, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rendu une décision de vive voix à la même date, suivie de motifs écrits le 30 mai 2016, selon laquelle leur demande d’asile ne reposait sur aucun fondement crédible et qu’ils n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger. La décision a fait l’objet d’un appel, lequel a été rejeté par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] pour défaut de compétence au titre de l’alinéa 110(2)c) de la LIPR en juillet 2016.

[6] Après que le demandeur a omis de quitter le Canada à la date fixée pour son renvoi, en mars 2107, un mandat d’arrestation a été délivré contre lui. Le mandat d’arrestation a été exécuté en décembre 2019, et le demandeur a été détenu et mis en liberté au cours du même mois. Le demandeur a eu la possibilité de demander un ERAR.

[7] Le demandeur a produit de nouveaux éléments de preuve à l’appui de sa demande d’ERAR, dont une lettre manuscrite de sa mère datée du 18 avril 2017, une copie d’une lettre d’invitation du commandement de la police de l’État d’Edo datée du 12 septembre 2016, et un affidavit d’un ami daté du 5 janvier 2020. Le demandeur a aussi présenté des documents sur la situation au Nigéria en ce qui concerne la criminalisation des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queer et autres [les personnes LGBTQ+] en vertu des lois nigérianes.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[8] L’agent chargé de l’ERAR a souligné dans ses motifs que les observations formulées par le demandeur à l’appui de sa demande d’ERAR étaient [traduction] « conformes » aux allégations qu’il avait formulées devant la SPR : il craint de retourner au Nigéria parce qu’il risque d’être persécuté dans son village en raison de son orientation sexuelle.

[9] Après avoir apprécié chaque nouvel élément de preuve présenté par le demandeur à l’appui de sa demande d’ERAR, l’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à des risques s’il retournait au Nigéria. L’agent a pris en compte la lettre présentée par la mère du demandeur, mais lui a accordé peu de poids parce qu’il avait estimé qu’elle ne contenait pas de détails. De plus, l’agent a fait remarquer que le fait que la lettre n’était pas une déclaration sous serment diminuait sa valeur probante.

[10] En dépit du fait qu’il a souligné le papier à en‑tête officiel, la signature, et le sceau, l’agent a aussi accordé peu de poids à la lettre convoquant le demandeur au poste de police en raison de l’abondance des faux documents de police au Nigéria et de la facilité avec laquelle on peut s’en procurer.

[11] En ce qui concerne l’affidavit de l’ami du demandeur, l’agent a conclu qu’il reconnaissait tout simplement le mariage légal contracté par le demandeur au lieu de confirmer l’authenticité de la relation ou de l’orientation sexuelle du demandeur. L’agent a estimé que l’affidavit n’était pas objectif, mais qu’il réitérait plutôt l’information fournie par le demandeur et, pour cette raison, qu’il n’apportait guère de nouveaux éléments de preuve permettant d’invalider la conclusion d’absence de fondement crédible tirée par la SPR.

[12] Tout en acceptant que la situation était difficile pour les personnes LGBTQ+ au Nigéria, l’agent a accordé peu de poids aux éléments de preuve sur les conditions dans le pays parce qu’ils ne portaient pas sur les expériences personnelles du demandeur.

[13] Enfin, l’agent a affirmé que, bien qu’il n’était pas lié par celles‑ci, les conclusions factuelles tirées par la SPR au sujet des affirmations du demandeur méritaient qu’un poids important leur soit accordé. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve nouveaux et objectifs pour invalider les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR. Par conséquent, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il répondait aux critères énoncés à l’article 96 ou 97 de la LIPR.

III. Questions en litige

[14] Le demandeur soulève un point dans la présente demande, soit que l’agent a commis une erreur en omettant d’envisager la tenue d’une audience tout en soulevant d’importantes préoccupations quant à la crédibilité dans sa décision.

[15] En réponse à la demande du demandeur, le défendeur a demandé à la Cour de ne pas entendre la demande parce que le demandeur se présente devant la Cour pour demander un redressement équitable tout en n’ayant pas lui‑même une « conduite irréprochable ».

IV. Norme de contrôle

[16] Le demandeur et le défendeur soumettent que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’ERAR est la norme de la décision raisonnable.

[17] La jurisprudence est partagée quant à la norme de contrôle qui s’applique à la décision d’un agent d’ERAR de ne pas tenir une audience. Dans certaines décisions, la question est présentée comme relevant de l’équité procédurale, qui est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte : voir, par exemple, Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132 aux para 10 à 13; Nadarajan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 403 aux para 12 à 17; Nur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 951 au para 8. Dans d’autres décisions, la norme de la décision raisonnable a été appliquée, la question ayant été considérée comme une question mixte de faits et de droit : voir, par exemple, Nhengu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 913 au para 5; Kioko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 717 [Kioko] aux para 17 à 19; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 12 à 17; Hare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 763 aux para 11 et 12.

[18] Selon l’argumentaire qui milite en faveur de l’application de la norme de la décision raisonnable, tel qu’il est résumé dans la décision Kioko, aux para 17 à 19, la décision de l’agent de tenir ou non une audience n’est pas prise de façon abstraite, suivant son interprétation des exigences liées à l’équité procédurale, mais plutôt en fonction du système de réglementation qui est énoncé à l’alinéa 113b) de la LIPR et à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227. Par conséquent, l’agent applique les facteurs prescrits à l’article 167 aux faits de la cause dont il est saisi, ce qui constitue en fait une interprétation de sa propre loi habilitante — démarche pour laquelle il a une expertise et qui mérite la retenue pour cette raison.

[19] En l’espèce, puisque les parties ont toutes les deux proposé que soit appliquée la norme de la décision raisonnable, je fais mienne l’observation des parties, et la question de la norme de contrôle qui s’applique sera débattue à une autre occasion.

[20] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de l’agent d’ERAR est déraisonnable. Afin de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

A. La présente demande devrait‑elle être rejetée parce que le demandeur s’est présenté à la Cour pour obtenir un redressement équitable sans avoir eu une « conduite irréprochable »?

[21] Le défendeur prétend que la Cour devrait refuser d’instruire la présente demande en raison de la théorie de la « conduite irréprochable » : Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 au para 65; Mwesigwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1367 aux para 15–18 [Mwesigwa]; Samaroo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1460 aux para 13 à 16 [Samaroo].

[22] De plus, le défendeur invoque l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CF 14 [Thanabalasingham], dans lequel la Cour d’appel fédérale [la CAF] a énoncé les facteurs qui doivent être pris en compte afin d’établir si la demande devrait être rejetée au titre de la théorie de la conduite irréprochable.

[23] Le défendeur soutient que le demandeur a omis de se présenter pour son renvoi, qu’il a [traduction] « présenté une demande d’asile frauduleuse » et qu’il a [traduction] « contracté un faux mariage » pour appuyer sa demande d’asile. Il affirme qu’en raison de cette inconduite sérieuse, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser d’instruire l’affaire quant au fond : Ngo Sen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 331 aux para 25 à 28 [Ngo Sen]; Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 779 aux para 3, 13 à 15 [Wu]; Debnath c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 332 aux para 25 et 26 [Debnath]; Wong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 569 aux para 7 à 14 [Wong]; Bradshaw c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 632 aux para 40 à 51 [Bradshaw].

[24] Le demandeur ne conteste pas qu’il se présente devant la Cour sans avoir eu une conduite irréprochable. Il souligne, toutefois, que la décision de refuser d’instruire ou d’accueillir une demande est discrétionnaire : Thanabalasingham, au para 10; Debnath, aux para 21 et 22. Il fait valoir que la solidité de son dossier et la gravité des conséquences pour lui si la décision était confirmée constituent des facteurs qui devraient peser lourdement en faveur de l’instruction de sa demande.

[25] Les affaires citées par le défendeur, bien qu’elles ne s’insèrent pas toutes dans le contexte d’un ERAR, appuient la position selon laquelle un demandeur d’asile débouté qui se soustrait à son renvoi fait preuve d’une inconduite grave qui justifie un message visant à décourager d’autres personnes d’adopter une telle conduite. La présumée inconduite grave des demandeurs dans la jurisprudence va souvent plus loin que se soustraire à un renvoi pour englober, en outre, l’omission de comparaître pour son contre‑interrogatoire : Ngo Sen, rester caché au moment de l’audience : Wong; Bradshaw; Samaroo, ou reconnaître avoir présenté de faux renseignements dans des demandes précédentes : Bradshaw; Mwesigwa; Samaroo.

[26] Bien que le demandeur en l’espèce se soit soustrait à son renvoi et ne conteste pas qu’il se présente devant la Cour en n’étant pas sans reproche, je ne souscris pas à l’affirmation formulée par le défendeur à l’audience selon laquelle le demandeur n’a jamais laissé entendre que la décision de la SPR était incorrecte. Au contraire, le demandeur a demandé l’annulation de la décision de la SPR en interjetant appel devant la SAR, qui n’avait pas compétence pour entendre l’appel en raison de la conclusion d’absence de fondement crédible tirée par la SPR. Le fait que le demandeur continue d’invoquer l’allégation de persécution au motif de son orientation sexuelle dans sa demande d’ERAR est un autre signe qu’il est en désaccord avec la décision de la SPR.

[27] De même, j’hésite à qualifier la conclusion d’absence de fondement crédible de la SPR de demande d’asile frauduleuse quand il s’agit d’analyser l’inconduite alléguée du demandeur sous l’angle de la théorie de la conduite irréprochable lorsque la loi interdit au demandeur d’interjeter appel de la décision de la SPR devant la SAR, et lorsqu’il invoque le même fondement pour sa demande d’ERAR. J’ajouterais que l’article 107.1 de la LIPR prévoit que, si la SPR estime qu’une demande d’asile est clairement frauduleuse, elle doit faire état dans ses motifs que la demande est « manifestement infondée ». La SPR ne l’a pas fait en l’espèce.

[28] Quoi qu’il en soit, j’accepte, comme l’a reconnu le demandeur, que celui‑ci s’est présenté devant la Cour sans être sans reproche parce qu’il ne s’est pas conformé à la mesure de renvoi. Pour cette raison, je dois d’abord décider si je devrais entendre sa demande ou si je devrais accorder le redressement équitable qu’il demande.

[29] La CAF, dans l’arrêt Thanabalasingham, a rejeté l’affirmation selon laquelle, s’il est établi qu’un demandeur ne s’est pas présenté devant la Cour en ayant une conduite irréprochable, la Cour doit par conséquent refuser d’entendre ou d’accueillir la demande sur le fond. Comme il est souligné dans la décision Debnath, au para 21, « [l]a Cour d’appel fédérale a plutôt conclu que la jurisprudence donnait plutôt à entendre que, si la juridiction de contrôle est d’avis qu’un demandeur a menti, ou qu’il est d’une autre manière coupable d’inconduite, elle peut rejeter la demande sans la juger au fond ou, même ayant conclu à l’existence d’une erreur sujette à révision, elle peut refuser d’accorder la réparation sollicitée » [non souligné dans l’original].

[30] Comme la CAF l’a expliqué dans l’arrêt Thanabalasingham :

[10] Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit s’efforcer de mettre en balance d’une part l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure, et d’autre part l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne. Les facteurs à prendre en compte dans cet exercice sont les suivants : la gravité de l’inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette inconduite menace la procédure en cause, la nécessité d’une dissuasion à l’égard d’une conduite semblable, la nature de l’acte prétendument illégal de l’administration et la solidité apparente du dossier, l’importance des droits individuels concernés, enfin les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l’acte administratif contesté est confirmée.

[31] Pourtant, nonobstant la position de la CAF mentionnée précédemment, la Cour a statué que, comme l’a affirmé le juge Strickland dans la décision Debnath, au para 23, lorsqu’un demandeur cherchant à obtenir un contrôle judiciaire n’est pas sans reproche, sa conduite, en soi, justifie le rejet de la demande : décision Wong, aux para 10 à 13. Avec égards, une telle approche va à l’encontre de la démarche équilibrée que la CAF a soigneusement énoncée dans l’arrêt Thanabalasingham, et a pour effet de refuser l’accès à la Cour aux demandeurs, peu importe le bien‑fondé de leur dossier, pour le seul fait de leur inconduite.

[32] En revanche, je constate que la Cour a occasionnellement mis en garde les décideurs contre le fait de mettre indûment l’accent sur les antécédents des demandeurs en matière d’immigration tout en omettant de prendre en compte leurs circonstances actuelles : Dowers c Canada (Ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté), 2017 CF 593; Zhou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 633; Vilme c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1203.

[33] Je relève aussi que, dans les décisions Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 23, et Walia c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 1203, la Cour a choisi de ne pas rejeter la demande au motif que le demandeur n’était pas sans reproche, en dépit de l’inconduite du demandeur. De même, dans la décision Alexander c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 762, le juge Norris a conclu que, même s’il fallait décourager l’inconduite, [traduction] « il incombe à la cour de révision d’apprécier l’équité et l’exactitude sur le plan juridique d’une décision qui, si elle était maintenue » pourrait entraîner le renvoi d’un demandeur d’asile dans un pays où ses droits humains fondamentaux sont en jeu.

[34] Il me faut prendre en compte, d’une part, l’atteinte à l’intégrité du processus administratif lorsque la Cour récompense les personnes qui ne sont pas sans reproche et, d’autre part, l’érosion de la confiance du public envers le système juridique si la Cour refuse automatiquement l’accès à un redressement équitable chaque fois qu’une personne a contrevenu à la loi, peu importe les circonstances de l’affaire.

[35] Dans l’affaire que je dois trancher, j’estime que l’omission du demandeur de se présenter pour son renvoi constitue une inconduite grave. Je préciserais, toutefois, que lorsque l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] l’a retrouvé, le demandeur n’a pas cherché à justifier son comportement. Comme il est écrit dans l’Avis d’arrestation établi par l’ASFC, daté du 7 décembre 2019, quand il lui a été demandé d’expliquer pourquoi il ne s’était pas conformé à la mesure de renvoi, le demandeur [traduction] « n’a pas fourni d’explication et a demandé la clémence et qu’on ne le renvoie pas dans son pays de citoyenneté ». Quant à la question de savoir pourquoi il n’a pas cherché à savoir où en étaient ses procédures d’immigration, le demandeur a affirmé que [traduction] « puisqu’il ne voulait pas partir, il n’avait donné suite à aucune lettre, mais que son avocat suivait le dossier ». Autrement dit, le demandeur a reconnu son inconduite et en a accepté les conséquences.

[36] Après avoir appliqué les facteurs énoncés dans l’arrêt Thanabalasingham à l’espèce, même si l’inconduite en question est grave, je conclus que la solidité du dossier du demandeur milite en sa faveur. Dans plusieurs des affaires citées par le défendeur, le dossier du demandeur avait été jugé comme étant peu solide : Ngo Sen; Wu; Debnath; Bradshaw. En revanche, pour les motifs énumérés plus loin dans la présente décision, je conclus que le dossier du demandeur est fondé.

[37] De plus, les conséquences pour le demandeur du maintien de la décision peuvent être graves étant donné les questions sérieuses qui sont en jeu si le demandeur est renvoyé au Nigéria – pays qui est reconnu pour la criminalisation des personnes LGBTQ+.

[38] Enfin, à la lumière de toutes les circonstances de l’espèce, y compris la gravité de l’inconduite, la solidité du dossier du demandeur et les conséquences possibles pour lui, je conclus qu’il y a lieu d’accueillir la demande de contrôle judiciaire, en dépit du fait que le demandeur s’est présenté en Cour sans avoir eu une conduite irréprochable.

B. L’agent a‑t‑il commis une erreur en omettant d’envisager la tenue d’une audience tout en soulevant des préoccupations sérieuses quant à la crédibilité dans sa décision?

[39] L’alinéa 113b) de la LIPR prévoit un pouvoir discrétionnaire pour la tenue d’une audience en ce qui concerne les demandes d’ERAR :

113 Il est disposé de la demande comme il suit :

113 Consideration of an application for protection shall be as follows :

[…]

[…]

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires[.]

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required[.]

[40] Les facteurs qu’il faut prendre en considération dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire sont énoncés à l’article 167 du Règlement :

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci‑après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[41] En citant la décision Latifi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1388 [Latifi], le demandeur soutient que lorsque l’agent chargé de l’ERAR soulève des préoccupations sérieuses quant à la crédibilité, il doit à tout le moins envisager de tenir une audience. Il prétend que la Cour doit aller au‑delà de la formulation explicite de la décision afin d’établir si la crédibilité du demandeur était effectivement en cause : Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 au para 16 [Ferguson].

[42] Le demandeur affirme que l’agent a soulevé des préoccupations sérieuses quant à la crédibilité dans l’appréciation des éléments de preuve, notamment en ce qui concerne la lettre de la mère du demandeur et le document du poste de police. Il souligne la remarque formulée par l’agent selon laquelle la lettre de sa mère avait une valeur probante moindre parce qu’il ne s’agissait pas d’une déclaration sous serment. De plus, il affirme que la raison sous‑tendant la décision de l’agent d’accorder peu de poids au document de la police, faute de preuve concrète que le document était frauduleux, constitue une conclusion défavorable quant à la crédibilité. En invoquant la décision Shafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 714 [Shafi], le demandeur prétend que l’agent devait au moins envisager la tenue d’une audience, et cette omission représente une erreur susceptible de contrôle.

[43] En invoquant l’alinéa 113b) de la LIPR, le défendeur souligne que l’agent chargé de l’ERAR n’est pas tenu d’envisager la tenue d’une audience lorsque la crédibilité n’est pas au cœur de l’ERAR. Il affirme que les facteurs qui sont énumérés à l’article 167 du Règlement sont cumulatifs, et qu’une audience n’est pas nécessaire si l’un des facteurs n’est pas rempli : Cosgun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 400 au para 32.

[44] Le défendeur prétend que la décision de l’agent reposait sur le caractère insuffisant des éléments de preuve et non pas sur des conclusions quant à la crédibilité. Il soutient que le demandeur conteste, en fait, le poids qui a été accordé aux éléments de preuve qu’il a produits. Il souligne, en invoquant Herman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 629, Nnabuike Ozomma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1167, Gandhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1132, et la décision Ferguson, qu’il était loisible à l’agent d’estimer que les éléments de preuve n’étaient pas convaincants sans tirer de conclusions quant à la crédibilité. Enfin, le défendeur affirme que l’agent a pris en compte chaque élément de preuve individuellement et qu’il a produit des motifs clairs quant aux raisons pour lesquelles l’ensemble de la preuve ne pouvait pas renverser les conclusions de la SPR.

[45] Comme la Cour l’a souvent reconnu, « [i]l est fort difficile de séparer la "suffisance" et la "crédibilité" dans le contexte d’une décision relative à une ERAR qui remplace une décision défavorable concernant le statut de réfugié fondée sur la crédibilité » : décision Latifi, au para 60. J’estime que l’analyse du juge Norris dans la décision Ahmed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 1207 [Ahmed], est éclairante à cet égard.

[46] Tout en reconnaissant que les décideurs sont souvent appelés à tirer des conclusions de fait en appréciant les éléments de preuve qui sont présentés et qu’ils peuvent estimer que la preuve n’est pas suffisante sans qu’il soit nécessaire d’apprécier sa crédibilité, le juge Norris a donné des orientations utiles aux cours de révision pour établir une distinction entre la « suffisance » et la crédibilité dans la décision Ahmed, notamment :

[31] […] si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. Dans la négative, la demande d’ERAR a alors échoué, non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve. En revanche, si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande et que, malgré cela, cette dernière a été rejetée, cela donne à penser que le décideur avait des doutes sur la véracité de la preuve.

[47] Cependant, l’application de ce cadre d’analyse n’est pas simple, comme l’a précisé le juge Norris dans la décision Ahmed :

[32] Il va sans dire que le fait d’avoir des doutes sur la véracité d’une preuve n’équivaut pas nécessairement à avoir des doutes sur la crédibilité d’un demandeur, ce qui met en jeu l’article 167 du Règlement et déclenche le droit à une audience (même si l’on satisfait aux autres aspects de cet article). Un décideur peut simplement ne pas être convaincu, à cause d’un élément de preuve particulier, que la thèse que cet élément est censé établir est véridique parce qu’il n’y a aucune façon d’évaluer la fiabilité de la preuve (par exemple, la source de la connaissance qu’a un tiers de certains faits est inconnue). Même le fait d’entretenir des doutes sur la véracité d’un élément de preuve particulier ne mène pas forcément à des doutes sur la crédibilité d’un demandeur. Ces doutes pourraient être liés à l’authenticité d’un document, par exemple, ou à la crédibilité d’un tiers. Il peut tout de même être difficile de tracer une ligne de démarcation bien nette. S’il y avait une raison de croire qu’un demandeur savait qu’un document qu’il a présenté était faux, ou qu’un tiers dont on s’est fié au témoignage ne disait pas la vérité, cela pourrait fort bien remettre en question la crédibilité du demandeur, et ce, d’une manière qui déclencherait la nécessité de tenir une audience selon l’alinéa 113b) de la LIPR. Ce serait le cas aussi si l’on accordait [traduction] « peu de poids » à des documents contenant des renseignements importants qui sont joints, à titre de pièces, à un affidavit qu’un demandeur a signé (Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082, au par. 19). Des liens moins directs entre un élément de preuve et un demandeur peuvent suffire aussi à soulever une question importante quant à la crédibilité du demandeur (voir, par exemple, Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 788, au par. 18, et El Morr c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 3, au par. 24.

[Non souligné dans l’original.]

[48] Après avoir appliqué le cadre décrit précédemment, j’estime que l’agent a tiré une conclusion quant à la crédibilité au titre de l’article 167 en ce qui concerne les deux nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur.

[49] La lettre de la mère du demandeur faisait état de la déception et de la honte que lui inspirait le demandeur pour avoir fait étalage d’une [traduction] « préférence sexuelle répugnante » qu’il savait contraire aux lois de leur pays et à leur tradition familiale. De plus, elle reprochait à celui‑ci d’avoir [traduction] « pratiqué l’homosexualité » avec un ami [traduction] « en prétendant jouer au football ». L’ami en question, selon la lettre de la mère, a été arrêté par la police le 12 juillet 2016 et après avoir subi maints actes de torture, il a mentionné que le demandeur avait eu des relations avec des personnes du même sexe. Si l’agent l’avait acceptée, la lettre aurait étayé l’affirmation du demandeur selon laquelle il avait des relations avec des personnes du même sexe, et aurait contribué à renverser la conclusion d’absence de fondement crédible tirée par la SPR.

[50] L’agent a souligné que la lettre de la mère [traduction] « ne conte[nait] pas de détails et ne mentionn[ait] aucun événement ou activité spécifique qui soit allégué par le demandeur » et qu’elle [traduction] « décriv[ait] davantage la déception et les émotions de la mère que le moindre élément factuel susceptible de corroborer les affirmations [du demandeur] ». Il ne ressort pas clairement à mes yeux quels autres détails l’agent s’attendait à ce que la mère du demandeur présente au sujet de l’[traduction] « activité » alléguée par le demandeur, lorsque la lettre de la mère mentionnait expressément que le demandeur avait [traduction] « pratiqué l’homosexualité ». Il ressort toutefois clairement de la lettre que la déception éprouvée par la mère à l’égard du demandeur découlait des relations avec des personnes du même sexe que celui‑ci entretenait, ce qui apporte une corroboration circonstancielle à son orientation sexuelle alléguée.

[51] Pis encore, l’agent a choisi d’accorder peu de poids à la lettre de la mère parce qu’il s’agissait d’une simple lettre plutôt que d’une déclaration sous serment. En présentant l’élément de preuve de cette façon, l’agent, en fait, jetait un doute sur la véracité des déclarations de la mère (quand elle a choisi de ne pas présenter ses éléments de preuve dans une déclaration sous serment). Cela est semblable à la situation dans la décision Shafi, dans laquelle la Cour a conclu que l’agent n’avait aucune raison de tirer une inférence défavorable du fait qu’un témoin avait produit une lettre plutôt qu’une déclaration sous serment. En fait, comme l’a souligné l’agent, la lettre de la mère faisait état de la déception que lui inspirait le demandeur, et il aurait été encore moins crédible que la mère fasse état de sa déception dans une déclaration sous serment plutôt que dans une lettre personnelle. Le rejet de la lettre par l’agent, pour son contenu comme pour sa forme, m’amène à conclure que l’agent a tiré une conclusion voilée quant à la crédibilité, plutôt qu’une conclusion fondée sur la suffisance des éléments de preuve.

[52] En ce qui concerne la citation à comparaître de la police en date du 12 septembre 2016, qui invitait le demandeur à répondre à une enquête sur des [traduction] « infractions contre nature », cet élément de preuve, s’il avait été accepté, aurait donné de la crédibilité à l’affirmation du demandeur selon laquelle il était recherché en raison de son orientation sexuelle. L’agent lui a conféré peu de poids, en soulignant [traduction] « qu’il y a une abondance de faux documents de police qu’il est facile de se procurer au Nigéria ».

[53] Le défendeur soutient que l’agent peut invoquer des éléments de preuve figurant dans le Cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour sa conclusion au sujet des faux documents de police. La Cour a toutefois conclu que la conclusion d’un décideur selon laquelle un document est faux au motif qu’il y a beaucoup de faux documents dans un pays donné est déraisonnable : Liu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 933 au para 13.

[54] En l’espèce, la décision de l’agent d’accorder peu de poids au rapport de police reposait uniquement sur sa conclusion quant à l’abondance de faux documents de police au Nigéria, et sur aucun élément de preuve concret spécifique au demandeur. Cette conclusion est déraisonnable. De plus, il s’agit d’une conclusion quant à la crédibilité puisque le raisonnement suivi par l’agent laissait entendre que le demandeur avait choisi de présenter un faux document.

[55] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision de l’agent de rejeter les nouveaux éléments de preuve correspond à une conclusion quant à la crédibilité au titre de l’article 167 de la LIPR. L’agent aurait dû envisager de tenir une audience. L’omission de l’agent à cet égard rend la décision déraisonnable.

VI. Conclusion

[56] En dépit du fait que le demandeur se soit présenté devant la Cour sans avoir eu une conduite irréprochable, après avoir apprécié la conduite du demandeur en fonction de la solidité du dossier et des conséquences du résultat pour le demandeur, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire. Après avoir conclu que l’agent a soulevé des préoccupations sérieuses quant à la crédibilité, je conclus que l’agent aurait dû envisager la tenue d’une audience. L’omission de l’agent à cet égard rend la décision déraisonnable.

[57] La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

[58] Aucune des parties n’a soulevé de question grave de portée générale à certifier, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5999‑20

LA COUR DÉCLARE que :

  1. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5999‑20

 

INTITULÉ :

CHUKWUEBUKA KIKACHUKWU ONYEKWELI‑UGEH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience tenue par VIDéOCONFéRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 28 Septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge GO

 

DATE DES MOTIFS :

le 25 OCTOBRe 2021

 

COMPARUTIONS :

Dongni Sun

 

pour le demandeur

 

Prathima Prashad

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dongni Sun

AKM Law

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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