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Date : 20211028


Dossier : IMM-1052-20

Référence : 2021 CF 1114

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

Fredericton (Nouveau‑Brunswick), le 28 octobre 2021

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

KELLY FERNANDA GOMEZ ARANGO

ANDRES FELIPE PALOMO SANCHEZ

JUANA VALENTINA PALOMO GOMEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 28 janvier 2020, par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté les demandes d’asile présentées par la famille demanderesse, originaire de la Colombie, et a conclu que la famille disposait d’une possibilité de refuge intérieur (PRI).

[2] Pour les motifs exposés ci‑après, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

Contexte

[3] La demanderesse principale, Mme Gomez, est la conjointe de fait de M. Arango (désigné comme étant le « demandeur d’asile associé » dans la décision de la SPR). Leur fille est la demanderesse mineure.

[4] Les demandeurs résidaient à Mariquita, en Colombie, où Mme Gomez était aide‑infirmière et M. Arango, gérant d’hôtel dans un hôtel appartenant à ses parents. Lorsque ses parents ont pris leur retraite, M. Arango est devenu directeur général de l’hôtel.

[5] Le 11 avril 2019, M. Arango a reçu à l’hôtel un appel téléphonique pour ses parents. M. Arango a répondu que ces derniers ne travaillaient plus à l’hôtel, et que c’est lui qui était le responsable. L’appelant s’est présenté comme étant un membre d’un [traduction] « nouveau groupe de Mariquita » et a demandé à M. Arango d’effectuer des versements mensuels. Lorsque M. Arango a refusé de se conformer à la demande, l’appelant lui a dit ce qui suit : [traduction] « Aucun problème. Il en va de votre vie, de celle de votre épouse ou de votre fille ».

[6] M. Arango a signalé l’incident à la police le lendemain matin et, le 16 avril 2019, il a reçu une lettre de la police intitulée [traduction] « Normes de sécurité et d’autoprotection » comportant une liste de précautions que les demandeurs devraient prendre pour leur propre protection.

[7] M. Arango a continué à recevoir des appels téléphoniques qui, selon lui, sont devenus de plus en plus vulgaires et agressifs.

[8] Les demandeurs ont reçu deux lettres à leur domicile dans lesquelles le groupe armé exigeait à M. Arango de coopérer avec lui, à défaut de quoi il serait tué avec sa famille.

[9] Le 3 mai 2019, Mme Gomez et sa fille sont tombées dans une embuscade tendue par un groupe d’hommes armés près de l’école de l’enfant. Mme Gomez a déclaré dans son témoignage à l’audience de la SPR qu’un des hommes armés lui avait dit de rappeler à son époux, M. Arango, de [traduction] « payer le quota », sinon ils feraient du mal à leur fille. À la suite de cet incident, Mme Gomez et M. Arango ont cessé d’envoyer leur fille à l’école.

[10] Le 5 mai 2019, M. Arango a été intercepté sur sa moto par des membres du groupe armé, qui se sont présentés comme étant membres de l’ELN. Ils lui ont mis un pistolet sur la tempe et ont menacé de tuer son épouse et sa fille s’il ne se conformait pas à leurs demandes d’extorsion.

[11] Le 13 mai 2019, les demandeurs ont quitté la Colombie pour se rendre aux États‑Unis. Ils sont entrés au Canada le 4 juin 2019.

Décision de la SPR

[12] La SPR a conclu que les demandeurs d’asile étaient « généralement crédibles en ce qui concerne les allégations qu’ils ont formulées » et que les éléments de preuve corroboraient leurs allégations.

[13] Selon la SPR, les demandeurs n’avaient aucun lien avec l’un des motifs prévus par la Convention énoncés à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), parce qu’ils « ne craignent pas de subir un préjudice du fait de leur race, leur religion, leur nationalité, leurs opinions politiques ou leur appartenance à un groupe social ». Leurs demandes d’asile ont été analysées au titre de l’article 97 de la LIPR.

[14] Au paragraphe 33 de la décision, la SPR a fait observer ce qui suit :

Le demandeur d’asile associé a déclaré que le groupe armé ne s’était présenté comme étant affilié à l’ELN qu’une seule fois, lors de l’altercation survenue le 5 mai 2019. À ce stade, le groupe armé avait communiqué avec les demandeurs d’asile à deux reprises par téléphone, avait écrit une lettre de menaces et avait menacé le demandeur d’asile associé et la demandeure d’asile mineure en personne afin de convaincre les demandeurs d’asile de céder à ses demandes d’extorsion. Compte tenu de ces circonstances, je ne suis pas d’avis que les éléments de preuve soient suffisants pour me permettre de lier le groupe armé à l’ELN et je juge qu’il est tout aussi probable que le groupe armé a mentionné l’ELN pendant l’altercation afin que les demandeurs d’asile aient peur et prennent leurs menaces au sérieux.

[15] Au paragraphe 31, la SPR a tiré la conclusion suivante :

Toutefois, je ne souscris pas à la caractérisation que les demandeurs d’asile font de l’agent du préjudice et de son affiliation à l’ELN. Les éléments de preuve dont je dispose sont insuffisants pour me permettre de conclure que les individus armés qui menaçaient les demandeurs d’asile occupent une position importante au sein de l’ELN. Ce point est important parce qu’il a un rapport direct avec la capacité du groupe armé à trouver les demandeurs d’asile dans une autre ville.

[16] La SPR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI à Cartagena.

Question en litige

[17] La question déterminante en l’espèce est de savoir si la décision de la SPR est raisonnable.

Norme de contrôle

[18] Lorsqu’il faut procéder au contrôle selon la norme de la décision raisonnable, l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 99 [Vavilov], nous enseigne ce qui suit : « La cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » [renvois omis].

[19] Au paragraphe 102 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada définit une décision raisonnable comme étant celle qui est « fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique. Il s’ensuit qu’un manquement à cet égard peut amener la cour de révision à conclure qu’il y a lieu d’infirmer la décision ».

[20] L’arrêt Vavilov nous enseigne ensuite, au paragraphe 103, qu’« une décision sera déraisonnable lorsque, lus dans leur ensemble, les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle ou montrent que la décision est fondée sur une analyse irrationnelle » [renvois omis].

Analyse

[21] Les demandeurs soutiennent que la décision en cause n’est pas logiquement cohérente étant donné que la SPR a tiré des conclusions contradictoires dans l’analyse relative à la PRI. Dans un premier temps, lors de l’examen des « moyens » dont disposait l’agent du préjudice pour poursuivre les demandeurs dans la région où il existait une PRI, la SPR a conclu que l’agent du préjudice n’était pas affilié à l’ELN. Au paragraphe 33, la SPR a formulé les observations suivantes :

Le demandeur d’asile associé a déclaré que le groupe armé ne s’était présenté comme étant affilié à l’ELN qu’une seule fois, lors de l’altercation survenue le 5 mai 2019 […]. Compte tenu de ces circonstances, je ne suis pas d’avis que les éléments de preuve soient suffisants pour me permettre de lier le groupe armé à l’ELN et je juge qu’il est tout aussi probable que le groupe armé a mentionné l’ELN pendant l’altercation afin que les demandeurs d’asile aient peur et prennent leurs menaces au sérieux.

[22] Toutefois, dans d’autres parties de la décision, la SPR semble avoir conclu que les agents du préjudice n’avaient pas les moyens de poursuivre les demandeurs en raison de la position qu’ils occupent au sein de l’ELN. Au paragraphe 35, la SPR a tiré la conclusion suivante :

Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve qui permettent d’établir que les membres du groupe armé qui ont pris pour cibles les demandeurs d’asile sont des membres haut placés de l’ELN ou des FARC ayant une influence ou un pouvoir quelconque. Compte tenu de la preuve dont je dispose, je suis d’avis qu’il est hypothétique de laisser entendre que le groupe armé qui a pris pour cibles les demandeurs d’asile aurait les relations ou les ressources nécessaires pour trouver les demandeurs d’asile partout en Colombie. [Non souligné dans l’original.]

[23] La SPR a également formulé l’observation suivante, au paragraphe 31 : « Les éléments de preuve dont je dispose sont insuffisants pour me permettre de conclure que les individus armés qui menaçaient les demandeurs d’asile occupent une position importante au sein de l’ELN » [non souligné dans l’original].

[24] Premièrement, la conclusion de la SPR selon laquelle le groupe armé n’était pas affilié à l’ELN n’est pas compatible avec la preuve. Plus précisément, M. Arango a déclaré que, lorsqu’il a été appréhendé le 5 mai 2019, les membres du groupe armé se sont présentés comme étant des membres de l’ELN. La conclusion de la SPR selon laquelle il était « tout aussi probable » que le groupe extorqueur se faisait simplement passer pour membre de l’ELN n’est que pure conjecture. En outre, dans son témoignage, M. Arango a clairement décrit le groupe armé comme étant associé à l’ELN.

[25] Comme la SPR n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité des demandeurs, l’allégation selon laquelle le groupe armé qui harcelait et terrorisait les demandeurs était affilié à l’ELN aurait dû être admise. La SPR ne disposait d’aucun élément de preuve établissant que des membres de groupes armés se faisaient passer pour des membres de l’ELN afin d’augmenter leurs chances de succès dans leurs tentatives d’extorsion. Par conséquent, cet aspect de la décision est déraisonnable.

[26] Deuxièmement, je juge déraisonnables les conclusions contradictoires de la SPR selon lesquelles, d’une part, le groupe armé ne présentait pas de risque pour les demandeurs à Cartagena parce qu’il n’était pas affilié à l’ELN et, d’autre part, il ne constituait pas une menace parce que ses membres n’étaient pas des membres « haut placés » ou « importants » de l’ELN. Par ailleurs, je tiens à souligner que les éléments de preuve dont disposait la SPR n’indiquaient pas que seuls les membres « haut placés » de l’ELN constituaient une menace. Au contraire, la preuve documentaire montre que l’ELN est composé de « groupes indépendants plus ou moins unis sous une autorité centrale », et qu’ils « communiquent constamment entre eux ».

[27] Enfin, la SPR disposait d’éléments de preuve confirmant la capacité de l’ELN à retracer les demandeurs partout en Colombie. La SPR ne semble pas avoir tenu compte de cet élément lorsqu’elle a procédé à l’analyse relative à la PRI, et on ne sait pas avec certitude si cela est dû au fait qu’elle a conclu que le groupe armé n’était pas associé à l’ELN ou au fait que le groupe armé ne comportait pas de membres « haut placés » de l’ELN. Bien que le décideur ne soit pas tenu de renvoyer à chaque élément de preuve dont il dispose, « une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont [il] n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion » (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 au para 17). De plus, le « caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126).

Conclusion

[28] Dans l’ensemble, les motifs de la SPR sont incompatibles avec la preuve et ne font pas état d’une analyse rationnelle, ce qui est contraire à l’arrêt Vavilov (aux para 102‑103). La décision est donc déraisonnable.

[29] Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1052‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la SPR est annulée et l’affaire est renvoyée pour qu’elle fasse l’objet d’une nouvelle décision.

  2. Les parties n’ont soulevé aucune question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Ann Marie McDonald »

Juge

.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1052-20

 

INTITULÉ :

KELLY FERNANDA GOMEZ ARANGO ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 AOÛT 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 28 OctobRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Bjorna Shkurti

 

POUR LES DEMANDEURS

David Shiroky

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron & Partners LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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