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Date : 20211020


Dossier : IMM‑3940‑20

Référence : 2021 CF 1110

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

WALE MATTHEW IFALOYE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Wale Matthew Ifaloye (M. Ifaloye) est un citoyen du Nigeria. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR]. La SAR a confirmé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la CISR avait conclu que M. Ifaloye n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La question déterminante était celle de l’existence de possibilités de refuge intérieur [les PRI] à Port Harcourt, à Abuja et à Lagos.

[2] M. Ifaloye avait le fardeau de démontrer qu’il ne serait pas raisonnable qu’il déménage dans l’une ou l’autre des régions proposées à titre de PRI. Il n’incombait pas à la SAR de démontrer que celles‑ci étaient appropriées. La SAR a raisonnablement conclu que M. Ifaloye n’était pas parvenu à s’acquitter du lourd fardeau d’établir qu’il ne pouvait pas chercher refuge au Nigeria.

[3] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte

[4] M. Ifaloye a fondé sa demande d’asile sur l’allégation selon laquelle il est l’objet de menaces de la part de membres de sa nombreuse famille élargie. Il affirme que ceux‑ci le voient comme un obstacle les empêchant de mettre la main sur la propriété considérable et les autres actifs laissés par son défunt père, qui était riche et polygame.

[5] M. Ifaloye est né en 1968 et a vécu dans la maison parentale jusqu’à cinq ans. À un jeune âge, on l’a envoyé vivre chez des membres de la famille. À neuf ans, il a interrogé sa mère au sujet de ses conditions de vie. Celle‑ci lui a expliqué que, dans le passé, on l’avait maltraité et on avait attenté à sa vie plus d’une fois, parce qu’il était le fils aîné et l’héritier apparent de son père.

[6] M. Ifaloye a été envoyé dans un pensionnat. Après avoir terminé ses études, il s’est joint à la société de son père, où il s’est montré doué pour faire croître les profits. La société employait un certain nombre de membres de sa famille, qui sont devenus envieux de son succès.

[7] M. Ifaloye a plus tard été nommé chef de la direction de la société de son père. Peu après, le 4 décembre 1988, il a été attaqué à son domicile. On l’a assommé, poignardé dans le dos et aspergé d’essence, après quoi on a mis le feu. Il a été en convalescence dans un hôpital local pendant un an. Il a ensuite été transféré à l’hôpital Charing Cross de Londres, en Angleterre, où il a reçu des soins supplémentaires et subi trois opérations chirurgicales majeures.

[8] M. Ifaloye est retourné au Nigeria en 1993 et a fondé sa propre entreprise. Au décès de son père, en 2000, des membres de sa famille élargie se sont précipités pour acquérir la propriété, des voitures et d’autres biens matériels. Selon M. Ifaloye, les membres de sa famille ont alors compris qu’ils ne pourraient pas utiliser les actifs ou l’argent sans lui expliquer où et comment ils les avaient obtenus.

[9] M. Ifaloye affirme qu’il a continuellement fait l’objet de menaces de la part de membres de sa famille. En décembre 2007, dans un restaurant, il a été attaqué par quatre hommes armés. Il a demandé la protection de la police, mais on lui a plutôt conseillé de quitter le pays. Il a obtenu un visa américain en 2009, puis il a quitté le Nigeria en septembre 2011.

[10] M. Ifaloye ne s’est pas senti en sécurité aux États‑Unis. On est entré par effraction dans son domicile à deux reprises, et il a déménagé cinq fois en divers endroits du pays. En 2017, son médecin l’a informé qu’il souffrait d’insuffisance rénale et qu’il aurait besoin de traitements par dialyse. En 2018, après avoir regardé sur YouTube une vidéo au sujet de la façon dont les réfugiés sont traités au Canada, il a franchi la frontière à Lacolle, au Québec, et a demandé l’asile.

[11] M. Ifaloye affirme qu’il a récemment appris que son frère avait été tué lors d’une dispute quant à savoir s’il y avait lieu de distribuer et de vendre ce qui restait du domaine de son père.

III. La question en litige

[12] La seule question en litige que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la conclusion de la SAR selon laquelle M. Ifaloye dispose d’une PRI au Nigeria était raisonnable.

IV. Analyse

[13] La décision de la SAR est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). Ces critères sont remplis si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et d’établir si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov aux para 85‑86, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[14] Le critère à appliquer pour juger s’il existe une PRI viable est bien établi (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 707 (CAF) aux para 5‑6, 9‑10) : premièrement, le décideur doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités que, dans la région du pays où, selon lui, il existe une PRI, le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté; deuxièmement, la situation dans cette région du pays doit être telle que, compte tenu de toutes les circonstances, il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge. Les deux volets du critère doivent être remplis.

[15] Aux fins de son analyse de la PRI, la SPR a accepté les allégations de M. Ifaloye selon lesquelles il serait persécuté par des membres de sa famille élargie. Elle a conclu que des PRI existaient à Port Harcourt, à Abuja et à Lagos, en se fondant en partie sur le guide jurisprudentiel contenu dans la décision TB7‑19851 de la SAR. Le guide jurisprudentiel traite des PRI dans les grandes villes du sud et du centre du Nigeria pour les demandeurs d’asile qui fuient des acteurs non étatiques.

[16] La SPR a jugé que M. Ifaloye n’avait pas établi que les membres de sa famille élargie avaient la motivation et les moyens de le retrouver dans l’une ou l’autre des régions proposées à titre de PRI. La SPR a conclu que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour démontrer que M. Ifaloye serait reconnu ou poursuivi dans ces grandes villes 20 ans après la mort de son père, même si ce dernier avait été un philanthrope bien connu.

[17] M. Ifaloye affirme que les très visibles cicatrices de ses graves brûlures sont une caractéristique unique qui permet de l’identifier. Il souligne que la SPR a accepté son témoignage selon lequel des gens de partout au Nigeria l’avaient visité lorsqu’il se rétablissait de ses blessures. Il soutient que la SAR a déraisonnablement souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle ses agents de persécution ne parviendraient pas à le trouver, et il ajoute que la SAR a tout au plus effectué une analyse superficielle.

[18] M. Ifaloye avance qu’en raison des traitements par dialyse qu’il doit régulièrement recevoir, il devra voyager fréquemment et sera inévitablement remarqué à la fois par des professionnels de la santé et par des membres de la population en général. Il affirme que les professionnels de la santé et d’autres personnes verront ses cicatrices de brûlures évidentes et lui poseront des questions sur celles‑ci. Il devra ainsi s’en remettre à la chance et espérer que son identité ne sera pas révélée à une relation d’un membre de sa famille élargie.

[19] Le problème que présente la position de M. Ifaloye tient au fait qu’il n’a pas contesté devant la SAR les conclusions de la SPR concernant le premier volet du critère relatif à la PRI. La SAR l’a explicitement mentionné dans sa décision (au para 17) :

La SPR a conclu que l’appelant n’avait pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour démontrer que ses agents de persécution ont les moyens et la motivation de le trouver n’importe où au Nigeria. Elle a pris en considération le témoignage de l’appelant selon lequel il serait facilement reconnaissable partout au Nigeria parce que son père était un philanthrope bien connu, mais elle a estimé que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour établir que son père était si connu que l’appelant pourrait être reconnu dans tous les endroits proposés à titre de PRI. L’appelant ne conteste pas ces conclusions en l’espèce.

[20] On peut difficilement reprocher à la SAR de ne pas avoir examiné une observation qui ne lui a pas été faite (Ogunjinmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 109 au para 21, citant Dakpokpo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 580 au para 14). Les appelants qui ne précisent pas où et en quoi la SPR a commis une erreur le font à leurs risques et périls (Broni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 365 aux para 15‑18, citant Ghauri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 548 au para 34).

[21] M. Ifaloye conteste aussi la conclusion de la SAR selon laquelle il n’avait pas suffisamment démontré son incapacité d’obtenir un logement, un travail et des soins de santé dans les régions proposées à titre de PRI. La SAR a souscrit aux constats de la SPR selon lesquels M. Ifaloye avait un niveau de scolarité supérieur à la moyenne, parlait l’anglais et le yoruba, et possédait de l’expérience dans les affaires. La SAR a aussi souligné que sa maladie rénale ne le privait aucunement de ses facultés intellectuelles.

[22] M. Ifaloye doit subir trois traitements de dialyse, chacun d’une durée de quatre à six heures, chaque semaine. Il doit aussi subir une analyse de sang chaque mois. Il ne peut rester debout ou assis pendant de longues périodes. Il souffre de fatigue et il est pris d’étourdissements.

[23] La SAR a reconnu que l’état de santé de M. Ifaloye pouvait restreindre le type de travail qu’il était en mesure d’effectuer. Cependant, M. Ifaloye n’a produit aucune preuve démontrant qu’il serait incapable de trouver un emploi adapté à son état de santé. La SAR a souligné que M. Ifaloye avait pu subvenir à ses besoins aux États‑Unis après avoir commencé les traitements d’hémodialyse, en décembre 2017, et ce, même s’il y vivait sans statut.

[24] La SAR a établi que des soins de santé publics et privés sont offerts au Nigeria, et que le traitement contre l’insuffisance rénale est [traduction] « relativement accessible ». Le traitement contre les maladies rénales chroniques pourrait ne pas être géographiquement ou financièrement accessible pour des personnes défavorisées des régions rurales; toutefois, les PRI proposées sont de grands centres urbains. La SAR a conclu que M. Ifaloye n’avait pas démontré que sa maladie ne pouvait être traitée au sein du système public de santé.

[25] De plus, comme la SAR l’a fait observer aux paragraphes 33 et 34 de sa décision, la demande d’asile de M. Ifaloye se fondait sur l’affirmation voulant qu’il ait été pris pour cible parce que son défunt père lui avait laissé la responsabilité de son vaste domaine. Au cours de son témoignage devant la SPR, M. Ifaloye a affirmé qu’il ne pouvait pas vendre de parties du domaine, parce qu’il s’agissait de l’héritage légué par son père à la famille et que les revenus qu’il en tirait étaient nécessaires pour continuer à exploiter le domaine. Dans son analyse, la SAR a fait les remarques suivantes :

Bien que la SPR n’ait pas fait de commentaires sur le témoignage susmentionné dans sa décision, j’estime qu’il est important de le souligner, compte tenu de la déclaration de l’appelant selon laquelle les endroits proposés à titre de PRI ne seraient pas raisonnables parce qu’il n’aurait pas les moyens de payer des traitements pour sa maladie. Selon moi, il y a des mesures, autres que le recours au système public de soins de santé, que l’appelant pourrait prendre afin d’avoir accès à des traitements pour sa maladie. Par conséquent, je conclus que l’argument de l’appelant selon lequel il n’aurait pas les moyens de payer des traitements n’établit pas que les endroits proposés à titre de PRI sont déraisonnables.

[26] Exception faite de son attachement émotionnel pour le domaine de son père, M. Ifaloye n’a présenté à la SAR aucune preuve démontrant pourquoi il ne pouvait vendre une partie des biens immobiliers pour subvenir à ses besoins et obtenir de meilleurs soins de santé dans l’un des endroits proposés à titre de PRI.

[27] M. Ifaloye avait le fardeau de démontrer qu’il ne serait pas raisonnable qu’il déménage à l’un ou l’autre des endroits proposés à titre de PRI. Il n’incombait pas à la SAR de démontrer que ces endroits étaient appropriés. La SAR a raisonnablement conclu que M. Ifaloye n’était pas parvenu à s’acquitter du lourd fardeau d’établir qu’il ne pouvait chercher refuge à Port Harcourt, à Abuja ou à Lagos.

[28] Enfin, M. Ifaloye soutient qu’un guide jurisprudentiel révoqué le 6 avril 2020 a beaucoup pesé sur la décision de la SPR. Dans la décision Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 918, le juge Henry Brown a conclu que, lorsqu’un décideur adopte expressément les conclusions d’un guide jurisprudentiel, la révocation de celui‑ci affaiblit la conclusion en question tirée par le décideur (au para 10). En l’espèce, le guide jurisprudentiel a été révoqué en raison de la mise à jour de documents sur la situation dans le pays, en particulier ceux qui traitent de la possibilité pour des femmes célibataires de s’installer dans l’un des endroits désignés à titre de PRI.

[29] La SAR a pris en considération la situation et les caractéristiques personnelles de M. Ifaloye. Elle n’a pas fait référence au guide jurisprudentiel dans ses motifs, sauf lorsqu’elle a brièvement souligné que M. Ifaloye n’avait pas contesté la conclusion de la SPR basée sur ce guide selon laquelle la difficulté pour les femmes célibataires de se trouver un logement ne le concernait pas (au para 35a). Dans sa plaidoirie, l’avocat de M. Ifaloye n’a pas traité de cet argument. Les observations écrites ne fournissent aucun détail indiquant en quoi la décision de la SAR pourrait être affaiblie par le recours au guide jurisprudentiel, à l’exception de la simple affirmation selon laquelle la révocation de celui‑ci [TRADUCTION] « privait de tout fondement ou effet juridique ce qui est fondé sur le [guide jurisprudentiel] ». Cette affirmation ne suffit pas à démontrer que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle.

V. Conclusion

[30] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3940‑20

 

INTITULÉ :

WALE MATTHEW IFALOYE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

Vakkas Bilsin

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nicholas Dodokin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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