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                                                                                                                               Date : 20010215

                                                                                                                   Dossier : IMM-5820-00

                                                                                                    Référence neutre : 2001 CFPI 80

ENTRE :

                                                            RAMIRO BRAGA

                                                                                                                                         demandeur

                                                                         - et -

                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE BLANCHARD


[1]                 Le demandeur, Ramiro Braga, a présenté une requête en vue d'obtenir une ordonnance de sursis à l'exécution d'une mesure de renvoi. Dans sa requête, il allègue qu'il existe une question grave qui mérite d'être tranchée par la Cour quant à une décision rendue suivant le paragraphe 70(5) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, selon laquelle il constitue un danger pour le public au Canada et pour laquelle décision il présente une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire. Le demandeur prétend qu'il subirait un préjudice irréparable s'il était expulsé vers le Portugal et que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur.

[2]                 Le demandeur est âgé de 39 ans, est père de deux enfants, réside au Canada depuis le 14 mai 1969 et n'est jamais retourné au Portugal depuis cette date.

[3]                 Le ou vers le 14 janvier 1999, le demandeur a été déclaré coupable et condamné à deux ans moins un jour de prison sous cinq chefs d'accusations de vol qualifié.

[4]                 Le 30 septembre 1999, une mesure d'expulsion a été prise contre le demandeur.

[5]                 Le 24 octobre 2000, le représentant du ministre a conclu que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada.

[6]                 Le 8 janvier 2001, l'appel de la mesure d'expulsion datée du 30 septembre 1999 a été rejeté au motif que la section d'appel n'avait pas compétence pour entendre l'appel suivant l'alinéa 70(5)c) de la Loi sur l'immigration.


[7]                 La décision du représentant du ministre, suivant le paragraphe 70(5) de la Loi sur l'immigration, est l'objet de la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire. Le demandeur sollicite qu'il y ait sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion jusqu'au moment où sa demande sera tranchée.

[8]                 Par conséquent, je dois décider si le demandeur devrait être expulsé immédiatement, avant que le contrôle judiciaire de la décision touchant le danger pour le public ait lieu, ou si le sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion devrait être accordé jusqu'à ce qu'une décision quant à la demande présentée par le demandeur soit rendue. Deux questions sont ici soulevées. Premièrement, il faut établir si la décision rendue dans la cause Shchelkanov[1] s'applique à la présente affaire; deuxièmement, dans l'éventualité où cette décision ne s'applique pas à la présente affaire, il faut déterminer s'il a été satisfait au critère en trois volets établi dans l'affaire Toth[2].

[9]                 Dans l'affaire Shchelkanov, le juge Strayer, alors juge à la Section de première instance, a affirmé que la Cour n'avait pas compétence pour surseoir à l'exécution d'une mesure d'expulsion valide jusqu'à ce qu'une autre instance ne touchant pas la validité de la mesure d'expulsion soit tranchée :


Me fondant donc sur la définition du pouvoir en question que renferme l'article 18.2, je ne crois pas qu'il soit « indiqué » de surseoir à l'exécution d'une mesure valide prise par un arbitre en vertu des articles 27 et 32.1 et de le faire au motif que la Cour se trouve saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant la prétendue omission du ministre de prendre une décision en vertu du paragraphe 114(2), lors même que la prise régulière de cette décision ne constituerait pas un préalable juridique de l'exécution de ladite mesure[3].

[10]            Dans l'affaire Melo, le juge Pelletier établit une distinction d'avec l'affaire Shchelkanov et adopte les motifs du juge Noël, alors juge à la Section de première instance, dans l'affaire Bal[4], et déclare :

Quelle qu'ait été la décision de la Cour d'appel dans l'affaire Akyampong, précitée, cet arrêt n'a pas été suivi et son autorité est donc mise en doute.    Les diverses théories sur la source de la compétence de la Cour pour surseoir à une ordonnance d'expulsion en attendant qu'une décision soit rendue dans une procédure indirecte doivent demeurer des théories jusqu'à ce que la Cour d'appel tranche la question directement, si elle peut le faire, ou indirectement si elle a l'occasion d'apprécier la portée de l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale dans une autre affaire. Le côté humanitaire et le bon sens de l'approche du juge Noël s'imposent à moi et je les fais miens.    Je suis d'avis, avec égards, que l'arrêt Shchelkanov et les autres décisions qui l'ont suivi ne m'empêchent pas de surseoir à l'ordonnance d'expulsion même si elle n'est pas elle-même en cause[5].

[11]            Dans la présente affaire, le demandeur s'est vu refuser le droit d'en appeler d'une mesure d'expulsion en raison de l'avis exprimé par le représentant du ministre que le demandeur constitue un danger. Cette décision fait l'objet d'une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire. Quoique le demandeur ne conteste pas la mesure d'expulsion, le contrôle judiciaire aura un impact sur cette mesure étant donné que l'appel a été rejeté pour la seule raison que le représentant du ministre avait exprimé l'avis que le demandeur constituait un danger pour le public. Par conséquent, je conclus que la Cour a compétence pour surseoir à la mesure d'expulsion même si cette mesure n'est pas comme telle contestée.


[12]            Dans les affaires d'immigration, la Cour a clairement établi que les critères utilisés pour décider si un sursis d'exécution d'une mesure doit être accordé sont semblables à ceux utilisés pour décider si une injonction interlocutoire doit être accordée[6]. Pour obtenir une telle ordonnance, le demandeur doit prouver ce qui suit :

(1)        qu'il a une question grave qui mérite d'être tranchée par la Cour relativement à sa demande de contrôle judiciaire;

(2)        qu'il subirait un préjudice irréparable si une ordonnance n'était pas accordée;

(3)        que la prépondérance des inconvénients, compte tenu de l'ensemble de la situation des deux parties, favorise l'octroi de l'ordonnance.

Une question grave qui mérite d'être tranchée par la Cour


[13]            La demande de contrôle judiciaire porte sur l'avis exprimé par le ministre, suivant le paragraphe 70(5) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, que le demandeur constitue un danger. À mon avis, deux questions devront être traitées dans le cadre du contrôle judiciaire. Premièrement, le processus décisionnel qui a conduit le représentant du ministre à exprimer l'avis que le demandeur constitue un danger a-t-il été correctement effectué? Deuxièmement, le représentant du ministre a-t-il manqué à son obligation d'agir équitablement en omettant d'énoncer ses motifs? Dans l'affaire Bhagwandass[7], le juge Gibson a conclu que l'avis exprimé quant au danger que constitue un individu pour le public peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire si l'obligation d'équité n'a pas été respectée. Il ne m'appartient pas de décider la demande de contrôle judiciaire. Qu'il suffise de dire que je suis convaincu que le fait que le représentant du ministre ait omis de donner des motifs, relativement à un avis quant au danger pour le public, est en soi suffisant pour soulever une question grave qui mérite d'être tranchée par la Cour dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.

[14]            Je conclus par conséquent que le demandeur a soulevé une question grave qui mérite d'être tranchée par la Cour dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.

Un préjudice irréparable

[15]            La question du préjudice irréparable, dans la présente affaire, ne porte pas sur la possibilité de persécution ou de préjudices physiques pour le demandeur. Le demandeur sera expulsé vers le Portugal qui n'est pas un pays reconnu pour persécuter ses citoyens. Par conséquent, la notion de préjudice irréparable doit être fondée sur les circonstances particulières du demandeur.

[16]            La preuve révèle que le demandeur est séparé de sa conjointe et qu'elle et leurs deux enfants vivent à Toronto.


[17]            Le demandeur prétend qu'il participe activement à la vie de ses enfants. Le demandeur a déploré le fait qu'il avait été séparé de ses enfants pour une trop longue période lors de son incarcération et maintenant qu'il est libéré, il souhaite continuer à participer activement à leurs vies. L'impact d'une séparation sur ses enfants doit de façon certaine être pris en compte dans les circonstances.

[18]            En outre, je remarque que le demandeur est arrivé au Canada alors qu'il avait neuf ans et qu'il n'est pas retourné au Portugal depuis 1969. Il n'a pas d'attaches avec le Portugal. Toute sa famille vit au Canada et il n'a pas de liens culturels avec le Portugal.

[19]            Bien que peu plaisantes, les circonstances précédemment mentionnées ne sont pas inhabituelles dans les cas d'expulsion et ne devraient pas être considérées comme équivalant à un préjudice irréparable dans le cadre d'une demande de sursis. Tel qu'établi par le juge Pelletier dans l'affaire Melo, très semblable à la présente affaire :

                        Mais pour que l'expression « préjudice irréparable » conserve un peu de sens, elle doit correspondre à un préjudice au-delà de ce qui est inhérent à la notion même d'expulsion.    Être expulsé veut dire perdre son emploi, être séparé des gens et des endroits connus. L'expulsion s'accompagne de séparations forcées et de coeurs brisés.    Il n'y a rien de plus dans la situation de M. Melo que les conséquences normales d'une expulsion. [...] Aussi triste que soit la situation, elle n'entraîne pas de conséquences autres que les conséquences inhérentes à l'expulsion[8].


[20]            Toutefois, l'élément déterminant dans la présente affaire, dans l'appréciation du préjudice irréparable, est le fait que le demandeur, par application de la loi, s'est vu refuser son droit d'en appeler de la mesure d'expulsion, à la suite de l'avis exprimé quant au danger pour le public qui fait l'objet de la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire. J'ai conclu qu'il existe une question grave qui mérite d'être tranchée dans la demande de contrôle judiciaire et la Cour a récemment statué que la perte de l'avantage de pouvoir présenter une telle demande pouvait causer un préjudice irréparable. Je fais miens les propos du juge Pelletier dans l'affaire Melo :

Les circonstances ressemblent à celles de l'affaire Suresh c. Canada, [1999] 4 C.F. 206, [1999] A.C.F. no 1180, dans laquelle le juge d'appel Robertson a conclu que la perte de l'avantage de pouvoir présenter une demande pouvait causer un préjudice irréparable au sens du critère en trois volets de l'arrêt Toth.    Pour que la demande de contrôle judiciaire ait un quelconque effet, le statu quo doit être maintenu.    Bien que l'avantage en question puisse sembler être un avantage pour les enfants, il s'agit aussi d'un avantage pour M. Melo. Je suis d'avis que la perte de l'avantage de pouvoir présenter la demande de contrôle judiciaire constitue un préjudice irréparable aux fins de la présente demande[9].

[21]            Après avoir analysé les événements relatés dans l'affidavit du demandeur et après avoir étudié le dossier soumis à la Cour, je conclus que le demandeur subirait un préjudice irréparable si l'ordonnance de sursis n'était pas accordée. La prétention du demandeur quant au préjudice irréparable est énoncée dans l'affidavit qu'il a déposé à l'appui de sa demande de sursis. Le demandeur a perdu son droit d'en appeler de la mesure d'expulsion, sur la foi de l'avis exprimé quant au danger pour le public qui fait l'objet de la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire et c'est sur cette base que je conclus qu'il existe un préjudice irréparable.

[22]            Pour ces motifs, je conclus par conséquent que le demandeur subirait un préjudice irréparable s'il était immédiatement renvoyé du Canada.


La prépondérance des inconvénients

[23]            En dernier lieu, je dois apprécier, en tenant compte de l'ensemble de la situation des deux parties, si la prépondérance des inconvénients favorise l'octroi de l'ordonnance de sursis.

[24]            M. Braga est arrivé au Canada alors qu'il était très jeune et il y réside depuis plus de trente ans. Il n'a pas conservé d'attaches avec son Portugal natal.

[25]            Le problème de dépendance aux drogues que connaît le demandeur a entraîné cinq condamnations au criminel en 1999. Je remarque que le demandeur a plaidé coupable et a purgé sa peine. Il a été libéré le 2 juin 2000 et je prends acte que les autorités ont approuvé sa libération jugeant qu'il ne risquait pas de fuir et qu'il ne constituait pas un danger pour le public.

[26]            Le demandeur a démontré pendant qu'il était emprisonné, et de sa propre initiative, qu'il s'était maîtrisé et qu'il était parvenu à mettre fin à sa dépendance aux drogues.

                                                                            

[27]            Je suis d'avis que tous ces facteurs font pencher la prépondérance des inconvénients en faveur du demandeur.


[28]            Le sursis à l'exécution de la mesure de renvoi sera accordé jusqu'à ce que la demande d'autorisation de contrôle judiciaire soit tranchée et, si elle était accueillie, jusqu'à ce que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée. Toutefois, compte tenu du dossier criminel du demandeur, l'ordonnance de sursis à l'exécution de la mesure de renvoi comportera une condition permettant au défendeur de s'adresser à tout juge de la Cour pour demander l'annulation de l'ordonnance de sursis dans l'éventualité où M. Braga serait accusé d'une infraction criminelle avant l'expiration du sursis.

                                                              ORDONNANCE

[29]            LA COUR ORDONNE :

1.         Le sursis à l'exécution de la mesure de renvoi est accordé jusqu'à ce que la demande d'autorisation de contrôle judiciaire soit tranchée et, si elle était accueillie, jusqu'à ce que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée;


2.         Le sursis à l'exécution de la mesure de renvoi comporte une condition permettant au défendeur de s'adresser à tout juge de la Cour pour demander l'annulation de l'ordonnance de sursis dans l'éventualité où M. Braga serait accusé d'une infraction criminelle avant l'expiration du sursis.

« Edmond P. Blanchard »

Juge

Toronto (Ontario)

Le 15 février 2001

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.


                                              COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                    Avocats inscrits au dossier

NUMÉRO DU GREFFE :                                   IMM-5820-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                 RAMIRO BRAGA

                                                                                                                                         demandeur

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

DATE DE L'AUDIENCE :                                 LE LUNDI 12 FÉVRIER 2001

LIEU DE L'AUDIENCE :                                   TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE PAR :                               MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

EN DATE DU :                                                    JEUDI 15 FÉVRIER 2001

ONT COMPARU :                                           Fernando D. Martins

Pour le demandeur

Greg George

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :       Costa & Associate

Avocats

1462, rue Dundas Ouest

Toronto (Ontario)

M6J 1Y7

Pour le demandeur

                                    Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Pour le défendeur


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

            Date : 20010215

                          Dossier : IMM-5820-00

ENTRE :

RAMIRO BRAGA

                                                                demandeur

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                 défendeur

                                                   

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                   



[1]      Shchelkanov c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 496 (C.F. 1re inst.).

[2]      Toth. c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), 6 Imm. L.R. (2d) 123.

[3]      Voir note 1.

[4]      Bal c. Canada, [1993] A.C.F. no 319.

[5]      Melo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 403, au paragraphe 8.

[6]      Toth. c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1988), précitée, note 2.

[7]      Bhagwandass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 1 C.F. 619.

[8]       Melo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), précitée, note 5, au paragraphe 21.

[9]       Id., au paragraphe 22.

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