Dossier : IMM-5228-20
Référence : 2021 CF 1055
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2021
En présence de madame la juge Rochester
ENTRE :
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GU
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR], le 18 février 2020 [la décision]. La demanderesse allègue les craintes suivantes : a) elle craint sa famille parce qu’elle s’est convertie au christianisme, b) elle craint d’être mariée de force à un soldat, et c) elle craint d’être perçue comme ayant adhéré aux opinions politiques ou aux points de vue de l’opposition.
I.
Contexte
[2] La demanderesse est une citoyenne du Rwanda. Son père, sa mère, ses frères et sœurs et elle ont obtenu un visa de visiteur canadien le 15 octobre 2009. En décembre 2009, ils sont tous, sauf le père, arrivés au Canada et ont demandé l’asile. La demanderesse et sa famille ont prétendu que la mère, la demanderesse principale, était depuis longtemps victime de violence conjugale, le plus récent incident ayant eu lieu en octobre 2009. Ils ont en outre fait valoir que la mère, qui était avocate, avait été agressée par des inconnus le 25 novembre 2009. La mère de la demanderesse a allégué que l’agression avait un lien avec le rôle qu’elle avait joué pour aider les autorités à enquêter sur certains soldats du Front patriotique rwandais [FPR]. Le 6 décembre 2009, soit après l’agression, la mère de la demanderesse, munie de visas canadiens qu’elle et son époux (dont elle était désormais séparée) avaient obtenus pour des vacances antérieurement planifiées, s’est enfuie du Rwanda en compagnie de ses enfants.
[3] En 2012, la Section de la protection des réfugiés [SPR] a conclu que la demanderesse principale, la mère de la demanderesse, n’était ni une réfugiée au sens de la Convention aux termes de l’article 96, ni une personne à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La décision de la SPR a fait l’objet d’un contrôle judiciaire. Dans une décision datée du 24 janvier 2013, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire au motif que les conclusions tirées par la SPR sur la protection de l’État, la crédibilité et l’absence de lien entre l’agression du 25 novembre 2009 et les soldats du FPR étaient raisonnables. La demanderesse a versé une copie de la décision rendue par la Cour fédérale en 2013 dans le dossier de sa demande de contrôle judiciaire.
[4] La demanderesse et sa famille se sont ensuite vu offrir un ERAR. L’ERAR s’est soldé par une décision défavorable le 28 mai 2014, et la demanderesse et sa famille ont quitté le Canada pour retourner au Rwanda le 2 juillet 2014. En octobre 2014, la demanderesse est arrivée au Royaume-Uni où elle a étudié le droit pendant quatre ans. Elle a terminé ses études et est retournée au Rwanda en octobre 2018.
[5] Le 29 novembre 2018, la demanderesse est revenue au Canada en empruntant le chemin Roxham situé à la frontière entre le Québec et l’État de New York. Elle a demandé l’asile à son arrivée. Sa demande a été jugée irrecevable au motif qu’elle avait déjà présenté une demande d’asile par le passé. Une mesure d’expulsion a été prise contre elle le 29 novembre 2018. La demanderesse s’est vu offrir un ERAR et elle a présenté sa demande le 26 décembre 2018. Elle a produit d’autres observations le 15 janvier 2019. Parallèlement, la demanderesse a demandé la réouverture de sa demande d’asile antérieure. La SPR a rejeté cette demande de réouverture le 21 janvier 2019.
[6] Dans sa demande d’ERAR, qui a mené à la décision contrôlée, la demanderesse soulève de nouvelles craintes de persécution qui sont différentes de celles alléguées dans la demande présentée en 2009 et dans la demande d’ERAR de 2014. Elle craint notamment (i) sa famille musulmane parce qu’elle s’est convertie au christianisme à son insu; (ii) d’être perçue comme appuyant l’opposition et de mettre en danger sa famille parce que son cousin l’a surprise à écouter une station de radio de l’opposition et qu’elle n’assistait pas aux rencontres du FPR; et (iii) d’être mariée de force par sa famille musulmane, riche et bien connue, à un éminent soldat musulman. La demande d’ERAR contient un affidavit souscrit par la demanderesse, des observations de son conseil, des copies de ses pièces d’identité ainsi que des rapports et des articles de journaux portant sur le Rwanda.
[7] Le 18 février 2020, l’agent a rejeté la demande d’ERAR de la demanderesse. L’agent a résumé les faits relatés par la demanderesse dans son affidavit et les risques qu’elle y avait exposés en détail. Selon l’agent, il incombait à la demanderesse de démontrer qu’elle était exposée à l’un des risques énoncés aux articles 96 et 97 de la LIPR. L’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas présenté une preuve suffisante pour appuyer ses allégations de persécution ou établir l’existence d’un risque objectivement identifiable auquel elle serait exposée personnellement au Rwanda.
[8] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de la preuve ou en l’écartant, en l’interprétant de façon erronée ou en la comprenant mal, et en tenant compte d’éléments de preuve non pertinents. La demanderesse fait en outre valoir que l’agent a commis une erreur en ne procédant pas à une analyse fondée sur l’arrêt Ward (Canada c Ward [1993] 2 RCS 689), qui, selon elle, aurait principalement porté sur les violations alléguées des droits de la personne – notamment le risque qu’elle soit persécutée, punie ou tuée lorsque sa famille découvrirait qu’elle s’est convertie au christianisme, le risque qu’elle soit l’objet un mariage forcé, le risque qu’elle soit persécutée en raison de ses convictions politiques, ainsi que sur la corruption qui serait omniprésente au Rwanda et l’absence de protection de l’État. À l’audience, la demanderesse a réitéré ce point et allégué que la décision était déraisonnable au motif que l’agent n’avait pas fait une analyse globale de la preuve et des violations mentionnées précédemment.
[9] La demanderesse présente trois éléments de preuve postérieurs à la décision, à savoir un affidavit détaillé souscrit par elle [le nouvel affidavit] et deux lettres d’appui [collectivement, la nouvelle preuve]. L’une des lettres vient du grand-père maternel de la demanderesse, et l’autre est écrite par le cousin du père de la demanderesse. La semaine avant l’audition de la présente affaire, l’avocat de la demanderesse a écrit à la Cour pour l’informer que sa cliente, la demanderesse, [traduction] « a demandé que nous déposions un avis d’ordonnance d’anonymat afin de la protéger de l’armée et du gouvernement rwandais qui pourraient la persécuter dans l’avenir et de protéger les membres de sa famille qui habitent encore au Rwanda »
.
[10] Le défendeur fait valoir que les arguments présentés par la demanderesse ne sont tout simplement que l’expression de son opposition à l’évaluation de la preuve faite par l’agent et qu’ils constituent une demande de réévaluation de la preuve par la Cour. Il ajoute que la norme de la décision raisonnable est la norme applicable et que la décision est raisonnable. Selon lui, les principes de l’arrêt Ward ne permettent pas de passer outre à l’insuffisance de la preuve. Le défendeur fait valoir que l’agent ne disposait pas du nouvel affidavit pour rendre sa décision et que, de toute façon, ce dernier contient des arguments et des opinions qui devraient être considérés comme non pertinents. Il soutient que la demanderesse ne peut s’appuyer sur des éléments de preuve dont ne disposait pas l’agent et il demande à la Cour de ne pas tenir compte du nouvel affidavit et des deux lettres.
[11] Avant l’audience, le défendeur ne s’est pas opposé à la demande d’ordonnance d’anonymat présentée à la Cour, mais il a dit que la SPR avait jugé non crédibles les allégations sur lesquelles elle était fondée. À l’audience, il a plaidé que le risque de préjudice n’avait pas été établi et que, par conséquent, la demande d’ordonnance d’anonymat ne devrait pas être accueillie. Subsidiairement, il a fait valoir que la demande était trop générale et que, si elle était accueillie, l’anonymisation devrait être limitée à l’intitulé.
II.
Questions en litige et norme de contrôle
[12] Je formulerai les questions en litige de la façon suivante :
A. Une ordonnance d’anonymat devrait‑elle être accordée et, le cas échéant, quelle devrait être sa portée?
B. La nouvelle preuve est‑elle admissible?
C. L’agent a‑t‑il rendu une décision déraisonnable concernant la crainte qu’a la demanderesse :
i. d’être persécutée en raison de ses croyances religieuses;
ii. d’être persécutée en raison des convictions politiques qui lui sont imputées;
iii. d’être l’objet d’un mariage forcé?
[13] Comme le dit le juge Alan Diner dans la décision Valencia Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1 au para 1, l’examen des risques avant renvoi :
est la dernière évaluation officielle des risques faite pour les personnes admissibles avant leur renvoi du Canada. Le processus d’ERAR, conformément aux obligations du Canada en vertu du droit international, vise à s’assurer que ces personnes ne sont pas renvoyées dans un pays où leur vie serait en danger ou dans un endroit où elles risqueraient d’être persécutées, torturées ou de subir d’autres traitements ou peines cruels et inusités. »
[14] Néanmoins, il incombe à la demanderesse de prouver que la demande d’ERAR doit être accueillie (Qosaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 565 au para 30).
[15] Dans ses observations. la demanderesse fait état d’erreurs de droit sans préciser la norme de contrôle applicable. Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, comme le prévoit l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Je suis d’accord avec le défendeur.
[16] Pour qu’elle intervienne, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
et que les lacunes et les insuffisances alléguées « ne [sont] pas simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision »
(Vavilov, au para 100). L’arrêt Vavilov enseigne également que la cour de révision ne doit pas disséquer les motifs de la décision avec l’intention de se lancer dans « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »
(au para 102), mais qu’elle doit plutôt s’assurer que la « décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée »
(au para 15). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable porte, notamment, sur l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, au para 86).
[17] La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et ne doit pas modifier ses conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 85). La cour doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la décision qu’elle aurait rendue à sa place. Mon collègue le juge McHaffie explique que le rôle de la cour dans le contrôle judiciaire « consiste à contrôler la manière dont l’agente d’ERAR a évalué les éléments de preuve afin d’en déterminer la raisonnabilité, et non à imposer sa propre évaluation de ces éléments »
(Newland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1418 au para 33).
[18] Néanmoins, l’arrêt Vavilov, au paragraphe 126, enseigne que le décideur « doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments »
. Le fait qu’un décideur ne se soit pas attaqué « de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise »
(Vavilov, au para 128).
III.
Analyse
A.
Une ordonnance d’anonymat devrait‑elle être accordée et, le cas échéant, quelle devrait être sa portée?
[19] Comme je l’ai déjà mentionné, peu avant l’audition de la présente affaire, la demanderesse a présenté une demande d’ordonnance d’anonymat informelle, ainsi qu’un avis d’ordonnance d’anonymat selon la formule IR-5, conformément au paragraphe 8.1 (1) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés (DORS/93-22) [Règles]. Dans l’avis d’ordonnance d’anonymat, la demanderesse demande que la Cour ordonne que tous les documents préparés par la Cour qui pourraient être mis à la disposition du public soient modifiés et caviardés dans la mesure nécessaire pour assurer l’anonymat de la demanderesse. Elle invoque les motifs suivants : son père pourrait faire l’objet de représailles, et sa mère et elle pourraient être persécutées ou arrêtées par l’armée et le gouvernement rwandais si les présentes procédures étaient rendues publiques.
[20] L’article 8.1 des Règles est rédigé ainsi :
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[21] L’article 8.1 des Règles est une disposition relativement récente. Il a été promulgué le 17 juin 2021 (Règles modifiant les Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d'immigration et de protection des réfugiés (DORS/2021-149). Le paragraphe 8.1(3) des Règles dispose qu’il est statué sur la demande d’ordonnance d’anonymat en même temps que sur la demande d’autorisation et à la lumière des mêmes documents.
[22] Bien que l’article 8.1 des Règles fût en vigueur au moment de la demande d’ordonnance d’anonymat de la demanderesse, il ne l’était pas le 19 octobre 2020, date à laquelle la demande de contrôle judiciaire a été introduite. Par conséquent, la demande d’ordonnance d’anonymat n’accompagnait pas la demande de contrôle judiciaire. Au moment où la demande de contrôle judiciaire a été déposée, un projet pilote intitulé « Procédure de requête simplifiée – ordonnance d’anonymat »
[projet pilote] était en vigueur, ayant été intégré dans les Lignes directrices sur la pratique dans les instances intéressant la citoyenneté, l’immigration et les réfugiés publiées le 5 novembre 2018. Le projet pilote visait, entre autres, à établir une procédure simplifiée et informelle permettant aux parties de demander que le dossier de la Cour fasse l’objet d’une certaine confidentialité (anonymat) sans qu‘il soit mis sous scellé. Ainsi, les demandeurs pouvaient régler leurs problèmes de protection de la vie privée et de sécurité, tout en réduisant leurs coûts puisqu’ils n’avaient pas à préparer et à déposer un dossier de requête distinct.
[23] Le projet pilote prévoit qu’une lettre d’accompagnement doit être jointe à la demande d’autorisation et qu’il faut statuer sur la demande en même temps que sur la demande d’autorisation. Cela étant, je ne suis pas prête à conclure que les termes employés sont suffisamment forts pour qu’une demande d’ordonnance d’anonymat ne puisse pas être présentée à une étape ultérieure. Quant à la question de savoir si le paragraphe 8.1(3) des Règles empêche la présentation d’une telle demande à une étape ultérieure, je suis d’avis qu’il n’est pas nécessaire que j’y réponde puisque la disposition est entrée en vigueur après que la demanderesse eut déposé sa demande.
[24] Pour ce qui est de la demande d’anonymat, la demanderesse craint que sa famille et elle soient persécutées par l’armée et le gouvernement rwandais et elle craint, plus particulièrement, d’être recherchée par un soldat haut placé. Le nom du soldat est indiqué dans sa demande et dans sa demande d’anonymat, mais je refuse de le divulguer dans les présents motifs, ce qui répond au moins à une partie de ses préoccupations.
[25] Quant à la portée de la demande d’ordonnance d’anonymat de la demanderesse, j’estime qu’elle est excessive. Cependant, la Cour a adopté une approche généreuse à l’égard des ordonnances d’anonymat dans les affaires touchant l’immigration et l’asile. Elle a même dit que le rejet d’une demande d’asile n’empêchait pas de faire droit à une demande d’anonymat (Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 681 aux para 19 et 21). Compte tenu de ce qui précède et vu que l’anonymisation de l’intitulé est généralement considérée comme une restriction mineure au principe de la publicité des débats judiciaires, j’accueille en partie la demande de la demanderesse. L’intitulé est modifié de façon à ce que la demanderesse soit désignée sous le nom de GU dans les présents jugement et motifs.
B.
La nouvelle preuve est‑elle admissible?
[26] L’agent ne disposait pas de la nouvelle preuve présentée par la demanderesse. De façon générale, le dossier de preuve présenté à la Cour à l’occasion du contrôle judiciaire d’une décision administrative doit être le même que celui dont disposait le décideur administratif (Association des universités et des collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19 [Access Copyright]). Bien qu’il existe des exceptions à la règle générale (Access Copyright, au para 20), j’estime qu’elles ne s’appliquent pas à la nouvelle preuve présentée en l’espèce.
[27] À part les commentaires de la demanderesse sur la décision de l’agent, le nouvel affidavit et les deux lettres d’appui traitent de questions qui étaient soulevées dans l’affidavit original dont disposait l’agent, mais de façon plus détaillée. Les évènements allégués ont tous eu lieu avant la décision. La demanderesse affirme que si elle a fourni les deux lettres d’appui, une de son grand‑père maternel et une autre du cousin de son père, à la présente étape, c’est en raison de son expulsion possible. Toutefois, la mesure d’expulsion a été prise avant le dépôt de la demande d’ERAR et plus de quatorze mois avant la décision.
[28] Dans le nouvel affidavit, la demanderesse affirme que les lettres d’appui traitent de [traduction] « la persécution, du mariage forcé et de la violence à laquelle elle est exposée en raison des croyances religieuses et de ses convictions politiques »
. Bien que ces lettres traitent de la question du mariage forcé, elles ne font aucunement mention de la foi chrétienne de la demanderesse ou des convictions politiques qui lui sont imputées. De toute façon, les renseignements contenus dans les deux lettres d’appui ne sont pas postérieurs à la décision.
[29] Le nouvel affidavit contient également des arguments et de nouveaux renseignements, et la demanderesse tente de tirer des conclusions de droit. Elle passe en revue la décision de l’agent et conclut qu’elle était « déraisonnable »
. Il est inacceptable d’utiliser ainsi un affidavit à l’occasion d’un contrôle judiciaire.
[30] Pour ces motifs, je conclus que le nouvel affidavit et les pièces qui l’accompagnent ne sont pas admissibles.
C.
(i) L’agent a‑t‑il rendu une décision déraisonnable concernant la crainte qu’a la demanderesse d’être persécutée en raison de ses croyances religieuses?
[31] Lors de l’audience et dans ses observations écrites, la demanderesse a fait valoir qu’elle risquait d’être incarcérée ou tuée parce qu’elle s’était convertie au christianisme. Dans son affidavit, toutefois, elle déclare : [traduction] « je suis chrétienne, mais ma famille est musulmane et elle ne sait pas que je me suis convertie »
. Elle y affirme également qu’elle a peur de sa famille en raison de sa conversion. Outre les deux phrases précédentes, la demanderesse ne fournit aucun détail ni aucune preuve au sujet de sa foi chrétienne ou des points de vue de sa famille à cet égard.
[32] L’agent a examiné la preuve documentaire sur les religions au Rwanda et a mentionné, entre autres, que la liberté de religion y est protégée par des règles et des règlements et que, selon un rapport du Département d’État des États-Unis, la population du Rwanda est composée à 44 pour cent de catholiques, à 38 pour cent de protestants, à 12 pour cent d’adventistes du septième jour, à 2 pour cent de musulmans et à 0,7 pour cent de Témoins de Jéhovah. L’agent a jugé que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle ne pourrait pas pratiquer librement sa religion au Rwanda.
[33] La demanderesse invoque l’affaire Zabeba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1404, qui met en cause un demandeur chrétien originaire du Yémen, à l’appui de la proposition selon laquelle les apostats sont passibles de peines sévères, telles que l’annulation du mariage, le retrait de la citoyenneté, la confiscation des pièces d’identité et la perte de droits sociaux et économiques. C’est à elle, toutefois, qu’il incombe de prouver qu’elle serait personnellement exposée à un risque de persécution. À l’exception des deux phrases tirées de son affidavit et d’un court article sur la fermeture de 714 des 1 300 églises à Kigali, soi-disant pour des violations liées à l’hygiène et au bruit, la demanderesse n’a produit aucune preuve au sujet de sa pratique du christianisme ou du christianisme en général au Rwanda.
[34] Je ne suis pas convaincue que la décision de l’agent était déraisonnable. La conclusion selon laquelle la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver qu’elle ne pouvait pas pratiquer librement sa religion était raisonnable compte tenu du dossier de preuve dont disposait l’agent et du contexte factuel de l’affaire.
C.
(ii) L’agent a‑t‑il rendu une décision déraisonnable concernant la crainte qu’a la demanderesse d’être persécutée en raison des convictions politiques qui lui sont imputées?
[35] La demanderesse allègue que l’agent a commis une erreur en faisant fi de la crainte qu’elle a d’être persécutée en raison de ses convictions politiques. Les éléments de preuve dont disposait l’agent consistaient en l’affidavit de la demanderesse et des rapports de deux pays, un publié par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié [CISR] et un par le Département d’État des États-Unis. Dans son affidavit, la demanderesse affirme que, même si elle n’est pas membre du parti de l’opposition, elle est perçue ainsi parce qu’elle n’assistait pas aux rencontres du FPR, qu’elle ne participait pas aux camps d’Ingando et parce que son cousin l’a surprise à écouter une station de radio de l’opposition. Elle précise que ces incidents ont eu lieu lorsqu’elle était au Rwanda en octobre et en novembre 2018.
[36] L’agent a examiné et résumé en détail les risques de persécution auxquels la demanderesse serait exposée en raison des convictions politiques qui lui sont imputées. L’agent a fait référence à un rapport publié en 2018 par le Département d’État des États-Unis et a reconnu que la [traduction] « situation au Rwanda [n’était] pas parfaite »
. Il a toutefois jugé que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau de preuve qui lui incombait, c’est‑à‑dire qu’elle devait produire suffisamment de documents personnels pour démontrer qu’elle était personnellement exposée à un risque.
[37] En fait, la demanderesse demande à la Cour d’évaluer de nouveau la preuve. Je refuse de le faire. L’agent a évalué la preuve dont il disposait et je conclus que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
C. (iii) L’agent a‑t‑il rendu une décision déraisonnable concernant la crainte qu’a la demanderesse d’être l’objet d’un mariage forcé?
[38] Dans son affidavit, la demanderesse affirme que certains membres de sa famille ont accepté, en son nom et à son insu, une demande en mariage d’un éminent soldat de l’armée rwandaise et qu’elle en a été informée le 19 novembre 2018. Elle explique qu’elle s’est enfuie de la maison familiale au Rwanda le lendemain. La demanderesse affirme également dans son affidavit qu’elle était en couple avec un citoyen français prénommé Kevin, qu’elle a rencontré pendant ses études au Royaume-Uni. Selon elle, elle ne peut aller en France parce que ses parents n’approuvent pas la relation et la chercherait là-bas. Elle ajoute que le soldat pourrait non seulement la retrouver au Rwanda, mais aussi dans les pays avoisinants.
[39] Encore une fois, l’agent a examiné et résumé en détail les risques liés au mariage forcé que la demanderesse a exposés dans sa demande. Selon lui, la demanderesse prétend qu’elle court un risque parce que sa famille veut la forcer à se marier avec un soldat, mais [traduction] « elle ne fournit aucune preuve à cet effet »
. L’agent a étudié un rapport publié en 2018 par le Département d’État des États-Unis avant de conclure que, bien que la situation au Rwanda ne soit pas parfaite pour les femmes, différentes mesures y ont été prises pour mettre fin à la violence fondée sur le genre.
[40] La demanderesse soutient que l’agent n’a pas pris en compte l’ensemble de la preuve. Quant au défendeur, il fait valoir que la demanderesse n’a pas démontré que l’agent n’avait pas pris en compte tous les éléments de preuve.
[41] Le décideur est présumé avoir soupesé et considéré toute la preuve qui lui a été présentée (Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 au para 38). En l’espèce, il est évident que l’agent a examiné le contenu de l’affidavit de la demanderesse qui portait sur la question du mariage forcé puisqu’il a résumé celui‑ci en détail dans la décision. Après examen du dossier de preuve, j’estime qu’il était loisible à l’agent de conclure que la demanderesse ne s’était pas acquittée de son fardeau.
[42] La demanderesse soutient que le contenu de son affidavit a bel et bien valeur de preuve. Je suis d’accord. Cependant, le fait que l’agent ait dit que le contenu de l’affidavit ne « fourni[ssai]t aucune preuve »
sur la question du mariage forcé ne saurait constituer une lacune grave au point de justifier l’intervention de la Cour. Autrement dit, les termes utilisés par l’agent n’ont aucune incidence sur le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble puisque l’agent a examiné et résumé le contenu de l’affidavit de la demanderesse dans la décision.
[43] La demanderesse soutient qu’ elle aurait dû être contre‑interrogée si la preuve posait problème. Le défendeur fait valoir de son côté que l’agent n’avait pas besoin de la contre‑interroger pour conclure que la preuve était insuffisante.
[44] Tout demandeur d’asile bénéficie d’une présomption que son témoignage est véridique (MalDonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA) à la p 305; Gabor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 383 au para 23). Toutefois, le défaut de contre‑interroger un témoin n’a pas pour effet d'améliorer le caractère suffisant de la preuve fournie. Au paragraphe 58 de la décision SSE Holdings, LLC c Le Chic Shack Inc, 2020 CF 983, le juge Denis Gascon dit ceci :
J'admets que le défaut d'une partie de contre-interroger un témoin peut empêcher cette partie de tenter de contester la crédibilité de cette personne. La décision
Manoukian
que Shake Shack a citée va dans ce sens. Cependant, le défaut de procéder à un contre-interrogatoire ne veut pas dire que la Cour est tenue d'admettre la preuve d'un témoin sans réserve aucune, et cela ne confère pas par magie une valeur probante supplémentaire ou irréfutable à la preuve de ce témoin. Ce défaut n'a pas non plus pour effet d'améliorer ou d'amplifier le caractère suffisant de la preuve testimoniale fournie. La Cour doit quand même évaluer la preuve par affidavit afin d'en déterminer la valeur probante et la soupeser dans le contexte du reste des éléments de preuve versés au dossier (
Bath c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration
), 1999 CanLII 8549 (CF) au para 12).
[45] Je suis d’accord avec le défendeur. L’agent a examiné la preuve, y compris son caractère suffisant, concernant le mariage forcé, et j’estime que la décision prise à la suite de cet examen, même s’il était bref, appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La Cour ne serait pas nécessairement arrivée à la même conclusion, mais la décision de l’agent était raisonnable et l’agent pouvait, à la lumière de la preuve au dossier, déterminer que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle était une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.
IV.
Conclusion
[46] La demanderesse n’a pas établi que la décision de l’agent est déraisonnable au motif que ce dernier aurait commis une erreur susceptible de contrôle dans l’analyse du risque de persécution, par sa famille, l’armée rwandaise ou le gouvernement rwandais, auquel elle serait exposée du fait de ses croyances religieuses, des convictions politiques qui lui sont imputées ou d’un mariage forcé. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Compte tenu des conclusions que j’ai tirées précédemment, il n’est pas nécessaire que j’examine l’argument de la demanderesse concernant l’analyse fondée sur l’arrêt Ward.
[47] Aucune des parties ne propose de question à certifier et, à mon avis, la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5228-20
LA COUR STATUE :
L’intitulé est modifié de façon à ce que la demanderesse soit désignée sous le nom de GU;
La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
Il n’y a pas de question à certifier.
« Vanessa Rochester »
Juge
Traduction certifiée conforme
Édith Malo
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-5228-20
|
INTITULÉ :
|
GU c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Montréal (QuÉbec), PAR vidÉoconfÉrence
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 27 SeptembRE 2021
|
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
|
LA JUGE ROCHESTER
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 12 octobrE 2021
|
COMPARUTIONS :
Abdalla Ali Al-Baalawy
|
POUR LA demanderesse
|
Asha Gafar
|
POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
AAA Law
Toronto (Ontario)
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POUR LA demanderesse
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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