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Date : 20041028

Dossier : IMM-686-04

Référence : 2004 CF 1493

Ottawa (Ontario), le 28 octobre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :

OLOLADE OLUYEMI LABIYI, OMOTOKE TOBI LABIYI,

ATINUKE ABOLANLE LABIYI, ADEFISAYO ENITAN ABISOYE AKINSANYA et

AYOMIDE TEMITOPE LABIYI

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                             et

                                       LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La présente demande de contrôle judiciaire vise une décision verbale par laquelle une agente d'exécution (Melinda Granter), agissant en qualité de superviseure à Citoyenneté et Immigration Canada (Agence des services frontaliers du Canada) (l'agente d'exécution de CIC), a refusé, le 23 janvier 2004, d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour différer le renvoi des demanderesses et aurait donné suite à l'exécution de la mesure de renvoi du Canada. Les demanderesses sollicitent :

a)       une ordonnance enjoignant à CIC d'accomplir tout acte qu'il a illégalement omis ou refusé d'accomplir ou dont il a retardé l'exécution de manière déraisonnable;


b)     une ordonnance déclarant nul ou illégal, ou annulant, ou infirmant et renvoyant pour jugement conformément aux instructions que la Cour estime appropriées, ou prohibant ou encore restreignant toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de CIC.

[2]                De plus, le défendeur a déposé une requête visant à modifier l'intitulé de la cause, de manière que le solliciteur général du Canada soit désigné comme défendeur à la place du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration.

QUESTION EN LITIGE

[3]                La principale question en litige est de savoir si l'agente d'exécution de CIC a commis une erreur de droit lorsqu'elle a décidé de ne pas différer le renvoi parce que la décision avait déjà été prise le 25 novembre 2003 par le directeur de Citoyenneté et Immigration et qu'elle n'avait donc pas le pouvoir de renverser cette décision.

CONTEXTE


[4]                La demanderesse principale en l'espèce est Ololade Oluyemi Labiyi (Mme Labiyi ou la demanderesse principale), une citoyenne du Nigeria, née en 1961. Les quatre autres demanderesses, dont l'âge varie de 5 à 18 ans, sont les filles de la demanderesse principale et ont également toutes la citoyenneté nigériane. Mme Labiyi et ses filles (les demanderesses) font partie de la tribu Yoruba.

[5]                Les demanderesses sont entrées au Canada en qualité de visiteuses le 19 septembre 2001, munies de visas de séjour, et ont demandé le statut de réfugiées le 26 octobre 2001.

[6]                La revendication des demanderesses a été entendue par un tribunal formé d'un seul commissaire de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR) le 30 juillet 2002. Les demanderesses prétendaient craindre avec raison d'être persécutées du fait de leur appartenance à un groupe social, à savoir les femmes Yoruba assujetties à la pratique de la mutilation génitale féminine (MGF) au Nigeria. Le 9 septembre 2002, la CISR a refusé de reconnaître aux demanderesses le statut de réfugiées au sens de la Convention, parce qu'elle a jugé que la demanderesse principale n'était pas crédible.

[7]                Le 18 novembre 2002, la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la CISR a été refusée.

[8]                Le 30 novembre 2002, des mesures d'expulsion réputée ont été prises à l'endroit des demanderesses.

[9]                À la suite d'un avis d'examen des risques avant renvoi (ERAR) en date du 11 décembre 2002, les demanderesses ont déposé une demande à cet égard le 23 décembre 2002.

[10]            Au début de juin 2003, les demanderesses ont présenté des demandes de résidence permanente fondées sur des raisons d'ordre humanitaire. Ces demandes s'appuyaient sur le risque de MGF auquel les filles de la demanderesse principale seraient exposées le cas advenant qu'elles soient renvoyées au Nigeria, ainsi que sur le risque d'un préjudice psychologique grave à l'endroit de la demanderesse principale et de sa fille aînée. Pour l'instant, les demanderesses n'ont reçu aucune réponse à leurs demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire.

[11]            La demande d'ERAR a été refusée le 5 juin 2003. La demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision a été rejetée le 21 octobre 2003.

[12]            Le 25 novembre 2003, l'avocat des demanderesses a communiqué avec le directeur du Centre d'Immigration Canada à Calgary, M. Robert Ferguson (M. Ferguson ou le directeur) pour lui demander si les demanderesses pouvaient être autorisées à rester au Canada en attendant l'issue des demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire qu'elles avaient présentées. Le directeur a répondu que cette autorisation ne leur serait pas accordée.

[13]            Par la suite, des dispositions ont été prises par CIC en janvier 2004 pour que les demanderesses soient renvoyées du Canada le 2 février 2004.


[14]            Le 23 janvier 2004, l'avocat des demanderesses a communiqué avec l'agente d'exécution de CIC, Melinda Granter (Mme Granter), par téléphone et il lui a demandé de différer l'exécution des mesures de renvoi. Celle-ci a refusé d'examiner la possibilité de différer les mesures de renvoi au motif que la question avait déjà été tranchée par le directeur en novembre 2003. Les détails de cette conversation n'ont pas été présentés à la Cour, mais le défendeur a produit une lettre datée du 26 juillet 2004 et signée par Mme Granter, laquelle est rédigée comme suit :

[traduction] Moi, Melinda Granter, agente d'exécution, agissant en qualité de superviseure pour le compte de l'Agence des services frontaliers du Canada (Citoyenneté et Immigration), j'ai informé de vive voix M. Sherrit, le 23 janvier 2004, que je ne pouvais pas différer le renvoi des demanderesses, lequel avait déjà été planifié. La décision avait été prise par le directeur de Citoyenneté et Immigration en novembre 2003 et je n'avais pas le pouvoir de renverser cette décision.

[15]            Le 26 janvier 2004, les demanderesses ont présenté une demande écrite en bonne et due forme visant à obtenir de CIC le report des mesures de renvoi jusqu'à ce que les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire soient examinées.

[16]            Le 30 janvier 2004, la Cour fédérale a rendu une ordonnance portant sursis à l'exécution des mesures de renvoi jusqu'à ce que la demande d'autorisation du contrôle judiciaire ait été examinée.


DÉCISION CONTESTÉE

[17]            Tel qu'il a été mentionné précédemment, le 23 janvier 2004, l'agente d'exécution de CIC a refusé d'examiner la possibilité de différer le renvoi des demanderesses au motif que la question avait déjà été tranchée par le directeur en novembre 2003.

OBSERVATIONS DES PARTIES

Les demanderesses

[18]            Les demanderesses soulèvent deux arguments principaux :

a)          L'agente d'exécution de CIC a commis une erreur de droit en refusant d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner la possibilité de différer le renvoi des demanderesses.

b)          La décision de l'agente d'exécution de CIC de ne pas examiner la possibilité de différer le renvoi des demanderesses n'était pas raisonnable eu égard aux circonstances.


[19]            Les demanderesses reconnaissent que la décision de différer un renvoi est une décision discrétionnaire. Toutefois, compte tenu de la nature des demandes d'ordre humanitaire, qui étaient toujours pendantes au moment où le report a été demandé, ainsi que des risques relatifs à la MGF auxquels les filles de Mme Labiyi seraient exposées et du risque d'un préjudice psychologique grave que pourraient bien subir Mme Labiyi et sa fille aînée si elles étaient renvoyées au Nigeria, l'agente d'exécution de CIC était saisie d'un cas spécial pour lequel elle aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire et différer le renvoi.

[20]            Même si elles ont obtenu une réponse négative à l'ERAR, les demanderesses soutiennent que les agents d'exécution ne sont pas contraints de la même façon par les dispositions de l'alinéa 113a) de la LIPR; particulièrement compte tenu du fait que l'agent d'ERAR a tranché que l'ensemble de la preuve nouvellement présentée, qui démontrait l'existence d'un risque important de MGF au Nigeria, n'était pas admissible.

[21]            Finalement, les demanderesses allèguent que, même si leur avocat avait précédemment discuté de la question avec le directeur, M. Ferguson, le 25 novembre 2003 ou avant cette date, aucune demande en bonne et due forme n'avait été faite à M. Ferguson à ce moment-là ou à tout autre moment et aucune preuve ne lui avait été présentée à l'appui de cette demande. Les demanderesses sont d'avis que le directeur n'a jamais réellement pris de décision sur la question du renvoi, mais qu'il a simplement indiqué que les demanderesses s'étaient déjà vu accorder suffisamment de possibilités de révision par CIC. Compte tenu de ces faits, les demanderesses font valoir que Mme Granter a commis une erreur le 23 janvier 2004, lorsqu'elle a refusé d'examiner la question de savoir si elle pouvait de façon appropriée différer le renvoi.


Le défendeur

[22]            Comme argument principal, le défendeur allègue que, puisque Mme Granter, l'agente d'exécution de CIC, était tenue de suivre la décision de son superviseur M. Ferguson, qui avait déjà pris une décision par suite de la demande de report du renvoi, il n'y a aucune décision discrétionnaire pouvant donner matière à révision judiciaire dans la présente demande. Le défendeur reconnaît que, même si les agents d'exécution de CIC jouissent d'un pouvoir discrétionnaire restreint pour différer un renvoi, ce pouvoir ne pouvait être exercé en l'espèce puisque le directeur avait déjà pris une décision sur la question.

[23]            Le défendeur souligne qu'une demande de contrôle judiciaire aurait dû être présentée immédiatement après que le directeur eut pris la décision en novembre 2003. En d'autres termes, ce n'est pas le refus de Mme Granter de réexaminer la question qui devrait faire l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire, mais bien la décision de M. Ferguson de ne pas différer le renvoi. Le défendeur soutient que, si la Cour décide que Mme Granter aurait dû réexaminer la question, il en résultera que les demandeurs pourront solliciter le report de leur renvoi un nombre indéfini de fois jusqu'à ce qu'ils obtiennent la décision souhaitée.


[24]            Finalement, le défendeur fait valoir que les demanderesses tentent d'obtenir la révision de la décision de l'agent d'ERAR en faisant les mêmes allégations relatives aux risques et à des décisions injustifiées dans la présente demande. Le défendeur affirme que ces décisions sont toutes assujetties au principe de la chose jugée.

ANALYSE

[25]            En vertu du paragraphe 48(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), les agents d'exécution de CIC jouissent d'un pouvoir discrétionnaire très limité pour décider s'il doit être fait droit à une demande de report de renvoi. Ce pouvoir revient au ministre mais, en pratique, il est exercé par les agents d'exécution de CIC. Le ministre a l'obligation de voir à ce que les exigences de la LIPR soient respectées, notamment l'exécution des mesures de renvoi. Un agent d'exécution n'est pas un forum d'appel ayant l'obligation de réexaminer une situation, mais il incombe à celui-ci d'examiner et d'apprécier les circonstances susceptibles d'avoir une incidence sur un renvoi. Ces circonstances doivent être spéciales et de nature exceptionnelle. Nos Cours ont reconnu ce rôle dans le passé. (Voir Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 204 F.T.R. 5 (C.F. 1re inst.).)

[26]            Une demande de report de renvoi a été refusée par M. Ferguson le 25 novembre 2003.


Malheureusement, nous ne savons pas précisément comment la conversation entre l'avocat des demanderesses et M. Ferguson s'est déroulée. Dans une seconde tentative, l'avocat des demanderesses a fait la même demande à Mme Granter le 23 janvier 2004. Encore une fois la preuve quant aux motifs à l'égard de cette dernière demande demeure limitée. La lettre datée du 26 janvier 2004 qui a été envoyée à Mme Granter fait état de certains motifs. En résumé, elle précise que les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire n'ont pas encore été traitées et elle révèle de nouvelles informations sur la menace à la vie et à la santé des demanderesses, des informations sur lesquelles aucun agent d'immigration ne s'était encore penché.

[27]            Mme Granter n'a pas semblé être préoccupée par ces motifs pour décider si la première décision devait être reconsidérée avant de refuser d'examiner la possibilité de différer le renvoi et elle a simplement déclaré qu'elle n'avait pas le pouvoir de différer le renvoi parce que le directeur avait déjà pris une décision sur cette question.

[28]            Je note que la décision du directeur a été prise près de huit semaines avant la décision de Mme Granter du 23 janvier 2004. Au fil du temps, des événements surviennent et de nouvelles situations se présentent. Même si les agents d'exécution de CIC ont un pouvoir discrétionnaire limité, ce pouvoir discrétionnaire leur est en fait conféré pour leur permettre d'apprécier s'il existe des circonstances spéciales qui justifient un nouvel examen du dossier du demandeur. Dans la présente situation, il ne semble pas que cela ait été fait. À la lecture de la décision de Mme Granter, on constate qu'elle ne fait pas référence aux motifs fournis par les demanderesses à l'appui de leur demande de report; elle mentionne seulement que la décision avait déjà été prise et qu'elle n'avait pas le pouvoir de la changer.

[29]            L'agent d'exécution de CIC ne perd pas son pouvoir de réexaminer une situation simplement parce qu'une décision a été prise précédemment. En fait, si des motifs spéciaux et exceptionnels lui sont présentés, un agent d'exécution de CIC a l'obligation d'examiner ces motifs et de prendre ensuite une décision quant à savoir s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire. Cela n'a pas été fait en l'espèce et il y a donc erreur de droit.

[30]            En l'absence de la moindre prise en considération des facteurs servant à déterminer si la situation d'un demandeur a suffisamment changé pour justifier le réexamen d'une décision antérieure sur son renvoi, il ne semble pas possible pour un agent d'exécution de CIC d'exercer convenablement son pouvoir discrétionnaire en décidant s'il doit examiner la possibilité de différer le renvoi. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire en l'espèce est accueillie.

[31]            La Cour a été informée que les agents d'exécution de CIC recevraient de nombreuses demandes s'il était décidé qu'ils ont l'obligation de revoir même les décisions prises antérieurement. Encore une fois, je répète que les circonstances justifiant un réexamen doivent être spéciales et exceptionnelles.

[32]            La Cour a demandé aux avocats des parties s'ils avaient des questions à proposer pour la certification, mais ils ont tous les deux rejeté cette possibilité.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

-           La décision de l'agente d'exécution de CIC, en date du 23 janvier 2004, de ne pas examiner la possibilité de différer le renvoi des demanderesses est annulée et renvoyée pour un nouvel examen par un autre agent d'exécution de CIC conformément au droit applicable.

-           L'intitulé de la cause dans la présente affaire est modifié de manière que le solliciteur général du Canada soit désigné comme défendeur à la place du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration.

-           Aucune question n'est certifiée.

                « Simon Noël »                

                                                                                                     Juge                           

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        IMM-686-04

INTITULÉ :                                       OLOLADE OLUYEMI LABIYI ET AL.

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 13 OCTOBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE NOËL

DATE DES MOTIFS :                       LE 28 OCTOBRE 2004

COMPARUTIONS :

G. Michael Sherritt                               POUR LES DEMANDERESSES

Rick Garvin                                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sherritt Greene                                     POUR LES DEMANDERESSES

Calgary (Alberta)

Morris Rosenberg                                POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

(Bureau régional d'Edmonton)

Edmonton (Alberta)


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