Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210928


Dossier : IMM‑5675‑20

Référence : 2021 CF 1007

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2021

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

KLEVIS BERHANI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, rendue le 7 octobre 2020. La SAR a rejeté l’appel du demandeur et, conformément au paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], portant que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la LIPR, respectivement.

Rappel des faits

[2] Le demandeur est de nationalité albanaise. À un moment donné, il s’est trouvé un emploi au Bureau du registre foncier de Laç, en Albanie. Il dit que, à partir de 2015, Andrea Gjini [M. Gjini], un policier de Laç, a commencé à se présenter au Bureau du registre foncier pour y faire enregistrer un bien‑fonds. Durant ces visites, le demandeur lui expliquait les documents requis pour l’enregistrement de la bâtisse qui avait été construite sur le bien‑fonds en question. M. Gjini était mécontent; il exigeait que le bien‑fonds soit enregistré sur la base des documents qu’il détenait. En 2017, la situation s’est envenimée. Les visites de M. Gjini se sont faites plus fréquentes et il a menacé de faire congédier le demandeur. Le 15 janvier 2018, il a dit au demandeur d’un ton menaçant qu’il trouverait le moyen de le contraindre à procéder à l’enregistrement. Le même jour, alors que le demandeur roulait à motocyclette, il a été renversé par une voiture. Il croit que c’est M. Gjini qui était au volant de la voiture et que ce dernier l’a délibérément heurté. Il affirme que, entre avril 2018 et avril 2019, M. Gjini se présentait au Bureau du registre foncier tous les deux mois environ pour exiger l’enregistrement du bien‑fonds. Le 19 avril 2019, M. Gjini a menacé de liquider le demandeur si celui‑ci n’enregistrait pas le bien‑fonds. Ce jour‑là, le demandeur s’est envolé pour les États‑Unis. Il est entré au Canada le 3 mai 2019 et y a présenté une demande d’asile. Après son départ de l’Albanie, sa voiture a été incendiée; il impute cet acte à M. Gjini.

[3] Selon la SPR, le demandeur n’avait pas informé la police qu’il soupçonnait M. Gjini d’être le conducteur du véhicule qui l’avait renversé, et, par ailleurs, qu’il ne s’était pas réclamé de la protection de l’État albanais. Il n’avait donc pas réfuté la présomption selon laquelle l’État lui offrait une protection adéquate. Subsidiairement, la SPR a jugé que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI]. Le demandeur a fait appel de ces deux conclusions devant la SAR.

La décision de la SAR – la décision contestée

[4] Le 9 septembre 2020, avant de tenir une audience, la SAR a écrit au demandeur pour l’informer qu’elle voulait soulever la question de sa crédibilité — à propos des raisons qu’avait son agent de persécution de le rechercher dans la région proposée comme PRI — et l’a invité à produire des observations à cet égard. À ce propos, la SAR énumérait trois allégations que le demandeur avait faites, pour la première fois, lors de l’audience de la SPR. Le demandeur a répondu par de nouveaux éléments, à savoir une déclaration sous serment d’Etmond Stojani, directeur du Bureau du registre foncier, datée du 28 septembre 2020 [la déclaration du directeur] et des observations écrites. La SAR a accepté les deux documents. Elle a estimé que les nouveaux éléments ne soulevaient pas une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur et que ces éléments n’étaient pas essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile au sens du paragraphe 110(6) de la LIPR et que, par conséquent, il n’était pas nécessaire pour elle de tenir audience.

[5] Selon la SAR, la crédibilité du demandeur et l’existence d’une PRI étaient déterminantes. Elle a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur disposait d’une PRI viable à Tirana.

[6] Quant au premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a examiné les trois allégations que le demandeur avait faites, pour la première fois, lorsqu’il avait témoigné devant la SPR, et qui ne figuraient pas dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA]. Il s’agissait des allégations sur lesquelles la SAR avait auparavant, dans sa communication du 9 septembre 2020, prié le demandeur de s’exprimer. La SAR a jugé que le demandeur n’avait pas établi qu’il était exposé à une possibilité sérieuse de persécution à Tirana, le lieu proposé comme PRI. Plus précisément, le demandeur n’avait pas établi que son agent de persécution avait de bonnes raisons de le traquer jusqu’à Tirana. Elle a conclu, suivant la prépondérance de la preuve, que le demandeur n’avait pas rendu une décision définitive et irréversible quant à la demande d’enregistrement présentée par M. Gjini et que, puisque le demandeur n’avait plus son mot à dire sur cette demande, M. Gjini n’aurait pas de raisons de le rechercher à Tirana.

[7] En ce qui concerne le second volet du critère relatif à la PRI, la SAR a noté que, en appel, le demandeur n’avait pas véritablement mis en doute le caractère raisonnable du lieu proposé comme PRI, ajoutant que ses arguments se limitaient aux moyens dont disposait M. Gjini pour le traquer à cet endroit. Quoi qu’il en soit, la SAR s’est demandé si Tirana était une PRI raisonnable au regard de sa situation personnelle et elle a jugé que le demandeur ne s’était pas acquitté de son obligation de montrer que le lieu proposé comme PRI serait déraisonnable ou lui occasionnerait des difficultés indues au regard de sa situation personnelle.

Les questions en litige et la norme de contrôle

[8] Selon moi, la présente demande soulève les questions en litige suivantes :

Question préliminaire : Le second affidavit du demandeur, souscrit le 2 décembre 2020 [l’affidavit no 2], est‑il admissible en preuve?

Question no 1 : La SAR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale ou aux principes de justice naturelle?

Question no 2 : La décision de la SAR était‑elle raisonnable?

[9] Les questions touchant l’équité procédurale et les principes de justice naturelle commandent l’application de la norme de la décision correcte (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43, et Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79).

[10] Comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer lorsqu’un tribunal examine une décision administrative (Vavilov au para 16, 23, 25). Cette présomption peut être réfutée dans deux situations; toutefois, celles‑ci ne sont pas invoquées par le demandeur et ne se présentent pas en l’espèce (Vavilov au para 17, 69) en ce qui a trait à la première question.

Question préliminaire : L’admissibilité en preuve de l’affidavit no 2

[11] Le défendeur soulève une question préliminaire, à savoir l’admissibilité en preuve de l’affidavit no 2, souscrit par le demandeur le 2 décembre 2020, qui est postérieur à la décision de la SAR.

[12] Dans l’affidavit no 2, le demandeur affirme que, après que la SAR eut rendu sa décision, il a appris de la personne qui l’avait remplacé dans ses fonctions au Bureau du registre foncier, Arber Hoxha [M. Hoxha], que la réputation de M. Gjini avait été ruinée quand des gens s’étaient aperçus de son incapacité à forcer le demandeur à lui obéir et que M. Gjini avait dit à Hoxha qu’il détruirait le demandeur pour leur montrer ce qui arrive à ceux qui lui résistent. Est jointe à titre de pièce A à l’affidavit no 2 une déclaration notariée de M. Hoxha [la déclaration de M. Hoxha] dans laquelle il écrit, entre autres choses, que M. Gjini lui a dit que le demandeur le paierait très cher, parce que ce n’était pas seulement une question d’enregistrement de la bâtisse, mais aussi une question d’honneur, puisque tout le district savait maintenant que M. Gjini était incapable de faire plier le demandeur.

[13] Dans l’affidavit no 2, le demandeur affirme aussi que, quelques semaines avant de souscrire cet affidavit, il avait appris d’un voisin, Erand Rrjolli [M. Rrjolli], que M. Gjini était encore à sa recherche. Est jointe à titre de pièce C à l’affidavit no 2 la déclaration notariée de M. Rrjolli [la déclaration de M. Rrjolli] dans laquelle ce dernier déclare que, durant la première semaine de novembre 2020, il est tombé sur M. Gjini, qui lui a demandé s’il savait où était le demandeur. M. Gjini lui a lancé qu’il débusquerait le demandeur, où qu’il se trouve, et qu’il le ferait disparaître à jamais.

[14] Comme la Cour l’a toujours dit, il est de jurisprudence constante que le dossier de preuve soumis à un tribunal saisi d’une demande de contrôle judiciaire se limite en principe à celui dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19 [Association des universités et collèges]; Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 au para 41 [Henri]). Les éléments qui n’ont pas été soumis au décideur et qui intéressent le fond de l’affaire ne sont pas admissibles en preuve, sauf quelques exceptions (Première nation de Namgis c Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149 au para 7‑12; Ohwofasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 266 au para 13‑15).

[15] Le demandeur reconnaît que la SAR ne disposait pas de l’affidavit no 2 et, en guise d’explication, il déclare simplement, dans ses observations écrites, que le présent contrôle judiciaire constitue pour lui la première occasion de s’exprimer sur ce document. Quand il a comparu devant moi, le demandeur a fait valoir que l’affidavit no 2 était admissible en preuve en vertu de la justice naturelle. Si je comprends bien l’argument, cela tiendrait au fait que, selon le demandeur, la SAR n’aurait pas dû intégrer dans son analyse de la PRI les raisons qui motivaient l’agent de persécution du demandeur, cet élément intéressant uniquement l’analyse relative à l’obtention du statut de réfugié au titre de la Convention. La SAR aurait donc manqué à la justice naturelle envers le demandeur, parce qu’il n’a pas été en mesure de répondre à cette nouvelle question et de présenter la preuve figurant dans l’affidavit no 2. Pour les motifs exposés dans mon analyse ci‑après, je suis d’avis que ce postulat ne tient pas.

[16] En ce qui concerne l’admissibilité en preuve de l’affidavit no 2, je note que l’incident allégué rapporté dans la déclaration de M. Rrjolli a eu lieu en novembre 2020, après que la SAR eut rendu sa décision, le 7 octobre 2020. L’affidavit no 2 et la déclaration de M. Rrjolli apportent une preuve qui intéresse le fond de l’affaire tranchée par la SAR – la question de savoir si M. Gjini reste une menace constante pour le demandeur à l’endroit proposé comme PRI. L’affidavit no 2 n’est donc pas admissible en preuve. Dans la mesure où le demandeur prétend que cet affidavit devrait être admissible parce qu’il prouverait que la SAR a manqué à la justice naturelle, la SAR n’a manqué ni à l’équité procédurale ni aux principes de justice naturelle du seul fait qu’elle n’a pas tenu compte de cette information, dont non seulement elle n’était pas saisie, mais qui, en réalité, concernait un incident qui n’avait même pas encore eu lieu au moment où elle a rendu sa décision. L’affidavit no 2 n’a donc pas pour effet d’appeler l’attention de la Cour sur un quelconque vice de procédure, par ailleurs absent du dossier, qui l’engagerait dans son rôle de contrôle pour manquement à l’équité procédurale.

[17] Quant à la déclaration de M. Hoxha, la menace alléguée dans cette déclaration date de mai 2019. Comme le fait observer le défendeur, cette menace est antérieure au 28 janvier 2020, jour où le demandeur a comparu devant la SPR. Par conséquent, bien que le demandeur affirme n’avoir eu connaissance de cette menace qu’après la décision de la SAR, il n’explique pas pourquoi l’information n’aurait pas pu être fournie auparavant.

[18] En outre, selon moi, le demandeur aurait pu raisonnablement prédire la nécessité de cette preuve.

[19] Le critère relatif à la PRI est bien établi et, pour dire s’il existe ou non une PRI, la SPR ou la SAR doit être persuadée, suivant la prépondérance de la preuve, que :

  • a) le demandeur d’asile ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, une PRI existe;

  • b) la situation dans cette partie du pays est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge.

(Rasaratnam c Canada (MEI), [1992] 1 CF 706, p 710, au para 5‑10 (CA); Thirunavukkarasu c Canada (MEI), [1994] 1 CF 589, p 594‑595; Ehondor c Canada (MCI), 2017 CF 1143 au para 11).

[20] La SPR a évoqué l’éventuelle PRI et le demandeur s’est exprimé sur le sujet à l’audience de la SPR, comme l’attestent les motifs de la SPR. La conclusion subsidiaire de la SPR était que le demandeur disposait d’une PRI viable à Tirana ou à Shkodër.

[21] Et, fait à noter, la SAR a expressément soulevé, dans sa communication du 9 septembre 2020 adressée au demandeur, la question de savoir si son agent de persécution avait toujours des raisons de le rechercher dans la région proposée comme PRI. Elle écrivait ce qui suit :

[traduction]

La SAR voudrait soulever la question de la crédibilité de l’appelant, dans la mesure où elle concerne les raisons que peut avoir l’agent de persécution de le rechercher dans la région proposée comme PRI.

L’appelant a allégué pour la première fois lors de l’audience de la SPR qu’il avait pris la décision de faire démolir la bâtisse du policier, décision sur laquelle il ne pouvait revenir tant qu’il était mentalement capable ou en vie. Il a aussi affirmé que le tribunal validerait tout simplement sa décision, compte tenu de ses connaissances spécialisées à titre d’agent du registre foncier. Il a ajouté, pour la première fois à l’audience, que le policier s’était informé à son sujet au Bureau du registre foncier à deux reprises après la perte de sa voiture par incendie, selon la réceptionniste de cet organisme.

La SAR sollicite des observations sur ces omissions afin d’être en mesure de dire si l’agent de persécution continue d’avoir des raisons de rechercher le demandeur…

[22] Le demandeur a répondu à la SAR en produisant la déclaration du directeur, que la SAR a admise comme nouvelle preuve. Cependant, il n’a pas, à ce moment‑là, fait connaître à la SAR l’information qui figure maintenant dans la déclaration de M. Hoxha et dans l’affidavit no 2.

[23] Je pense, comme le défendeur, que la déclaration de M. Hoxha existait déjà et que le demandeur aurait pu la produire avant l’audience de la SPR. Plus important encore, la SAR a donné au demandeur l’occasion de répondre à la question de savoir si son agent de persécution avait toujours des raisons de le rechercher dans la région proposée comme PRI, mais encore là, il n’a pas produit la déclaration de M. Hoxha. Il n’explique pas pourquoi il ne l’a pas fait. Au lieu de cela, il a produit cette preuve pour la première fois en même temps que l’affidavit no 2 au moment de déposer sa demande de contrôle judiciaire.

[24] L’affidavit no 2 et son contenu n’ont donc pas été soumis à la SPR ni à la SAR, et le demandeur n’apporte aucune explication satisfaisante justifiant cette omission. L’affidavit no 2 n’appelle pas l’attention de la Cour sur des vices de procédure qui n’existent pas dans le dossier et qui l’engageraient dans ses fonctions de contrôle de la décision pour manquement à l’équité procédurale. Je pense aussi comme le défendeur que le simple fait que le demandeur apporte maintenant cette supposée nouvelle preuve ne signifie pas que la SAR a manqué aux principes de justice naturelle. Il n’appartient pas non plus à la Cour, saisie d’une demande de contrôle judiciaire, de faire un examen de novo de la décision de la SAR (voir l’arrêt Vavilov au para 83).

[25] Pour ces motifs, l’affidavit no 2 n’est pas admissible.

Question no 1 : La SAR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale ou aux principes de justice naturelle?

[26] Si je comprends bien ses observations écrites, le demandeur dit que la SAR a manqué aux principes de justice naturelle parce qu’elle a exigé des observations uniquement sur les raisons qu’avait l’agent de persécution de le rechercher dans la région proposée comme PRI. Selon le demandeur, la SAR lui a dénié le droit de savoir ce qu’il devait réfuter et le droit de se défendre, parce qu’elle n’a pas posé la vraie question. Lorsqu’il a comparu devant moi, le demandeur a affirmé qu’il y a une différence de taille entre l’analyse d’une PRI et l’analyse plus générale du risque prospectif auquel est exposé un demandeur aux mains d’un agent de persécution. Si j’ai bien compris son observation, le demandeur dit que la SAR, en se focalisant sur les raisons qui animaient l’agent de persécution, soulevait une nouvelle question et tirait une conclusion quant au statut de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96, un élément étranger à l’analyse relative à la PRI. Et, puisque la question n’avait pas été validement relevée par la SAR, il a été privé de la justice naturelle et s’est trouvé dans l’impossibilité de répondre. Il soutient aussi que la transcription de l’audience de la SPR montre que cette dernière ne l’a pas invité à s’exprimer sur les raisons qui motivaient l’agent de persécution. Il ne savait donc pas ce qu’il devait réfuter. Selon lui, la SAR a commis une erreur en ne le laissant pas produire un témoignage supplémentaire pour l’examen des raisons qui motivaient l’agent de persécution et aurait dû par conséquent renvoyer l’affaire à la SPR. Il dit que la SAR aurait pu aussi tenir une audience et, ne l’ayant pas fait, elle a commis une entorse à la justice naturelle.

[27] Selon moi, cet argument est sans fondement.

[28] Le paragraphe 110(1) de la LIPR permet de porter en appel devant la SAR les décisions de la SPR qui font intervenir une question de droit, une question de fait ou une question mixte de droit et de fait. La SAR procède sans tenir d’audience, en se fondant sur le dossier de la SPR, et elle peut recevoir des éléments de preuve documentaires et des observations écrites du demandeur et du ministre (art 110(3) de la LIPR). En appel, le demandeur ne peut présenter que des éléments de preuve qui sont survenus depuis le rejet de sa demande d’asile ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’aurait pas dans les circonstances normalement présentés au moment du rejet (art 110(4) de la LIPR). Selon le paragraphe 110(6), la SAR peut tenir audience si, selon elle, il existe des éléments de preuve documentaire reçus conformément au paragraphe 110(3) qui, à la fois :

  • a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause;

  • b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile;

  • c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

[29] La SAR doit rendre l’une des trois décisions suivantes après son examen d’un appel : confirmer la décision de la SPR, casser la décision de la SPR et lui substituer la décision qui, selon elle, aurait dû être rendue, ou renvoyer l’affaire à la SPR, pour nouvelle décision conformément à ses instructions (paragraphe 111(1) de la LIPR). La SAR ne peut renvoyer l’affaire à la SPR que si elle estime, à la fois, que la décision attaquée de la SPR est erronée en droit, en fait, ou en droit et en fait, et qu’elle ne peut confirmer la décision de la SPR ou casser cette décision sans tenir une nouvelle audience pour réexaminer les éléments de preuve qui ont été présentés à la SPR (paragraphe 111(2) de la LIPR).

[30] En l’espèce, ainsi que l’atteste la communication de la SAR au demandeur en date du 9 septembre 2020, la SAR a expressément prié le demandeur de présenter des observations exposant les raisons que pouvait avoir son agent de persécution de le rechercher dans la région proposée comme PRI. Elle a pris cette initiative, parce qu’elle avait remarqué que certaines allégations étaient absentes du formulaire FDA du demandeur, mais sa communication adressée au demandeur soulevait directement la question des raisons qui motivaient l’agent de persécution. Le premier volet du critère relatif à la PRI se trouvait ainsi engagé. Il appartenait dès lors au demandeur d’établir, suivant la prépondérance de la preuve, qu’il était exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans la région proposée comme PRI.

[31] Je juge également non fondé l’argument du demandeur, tel que je le comprends, selon lequel les raisons qui animent un agent de persécution ne peuvent être considérées que dans le cadre d’une analyse générale selon l’article 96, plutôt que dans le cadre de la désignation d’une PRI. Ainsi que l’écrivait la juge Kane dans la décision Adebayo c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 330 :

[52] Dans la décision Valasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1201, [2010] ACF no 1496 (QL), qui a été invoquée par les demandeurs, le juge O’Reilly a résumé, au paragraphe 15, l’approche et les principes tirés de la jurisprudence :

La notion de PRI fait partie inhérente de la définition de réfugié au sens de la Convention, parce que le demandeur doit être un réfugié d’un pays, et non d’une certaine partie ou région d’un pays (voir Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1992] 1 CF 706, au paragraphe 6). Une fois que la Commission envisage une PRI, elle doit en déterminer la viabilité en fonction du critère à deux volets décrit dans l’arrêt Rasaratnam. Il incombe au demandeur de prouver qu’il n’y a aucune PRI ou qu’elle est déraisonnable dans les circonstances. Le demandeur doit en fait persuader la Commission, selon la prépondérance de la preuve, soit qu’il risque sérieusement d’être persécuté à l’endroit proposé par la Commission pour la PRI, soit qu’il serait déraisonnable pour lui de se réfugier à cet endroit étant donné sa situation particulière.

[Non souligné dans l’original.]

[53] Tel qu’il est souligné dans la jurisprudence, le demandeur d’asile est un réfugié qui fuit l’ensemble de son pays, et non seulement un village ou une région du pays. Par conséquent, il ne peut pas demander l’asile dans un autre pays, tant qu’il existe un endroit dans son propre pays — même si ce n’est pas celui où il souhaite vivre — où il serait protégé contre le risque allégué, et qui ne serait pas déraisonnable, eu égard à l’ensemble des circonstances. Dans tous les cas, il incombe au demandeur d’asile de démontrer, à l’aide d’une preuve objective, que la PRI proposée est déraisonnable. Cela signifie qu’il doit établir qu’il existe une possibilité sérieuse d’être persécuté à l’endroit proposé pour la PRI ou qu’il est déraisonnable de s’y installer en raison des conditions qui y prévalent, compte tenu de toutes les circonstances, y compris de la situation personnelle du demandeur. Le seuil élevé établi dans Ranganathan, au paragraphe 15 (« rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr ») s’applique aux deux volets du critère.

[Non souligné dans l’original.]

[32] Au surplus, comme indiqué dans la décision Akinkunmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 742 au para 20 : « [d]ans chaque cas, le décideur doit tenir compte de tous les éléments de preuve pertinents concernant la possibilité sérieuse de préjudice pour un demandeur dans la PRI proposée, y compris les caractéristiques de l’agent de persécution allégué ainsi que sa capacité et sa motivation à agir dans la PRI » [non souligné dans l’original]. Ainsi, pour évaluer la viabilité d’une PRI, la SPR ou la SAR doit se demander, d’une manière prospective, s’il existe une possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté dans l’endroit désigné comme PRI (Rasaratnam au para 6). La SAR n’a pas commis d’erreur en s’intéressant à la motivation que pouvait avoir l’agent de persécution du demandeur de rechercher celui‑ci dans la région proposée comme PRI. Du reste, il incombait au demandeur d’apporter une preuve suffisamment crédible montrant que, dans l’endroit proposé comme PRI, il était encore exposé à un risque aux mains de son agent de persécution.

[33] Cependant, dans sa réponse à la communication que lui avait adressée la SAR, le demandeur a fait valoir que la SAR avait mal interprété son témoignage sur la décision de faire démolir la bâtisse de M. Gjini. Il ne s’est pas exprimé sur la raison pour laquelle il n’avait pas indiqué dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA qu’il avait pris une décision définitive (soit refuser d’enregistrer la bâtisse, soit la faire démolir) qui ne pouvait être invalidée tant qu’il était mentalement apte ou en vie, ce qu’il avait relaté devant la SPR. Comme le défendeur le fait observer, l’omission avait aussi été évoquée par la SPR à l’audience, mais encore une fois n’avait pas été expliquée par le demandeur. Le demandeur a donc eu deux occasions de s’exprimer sur l’omission, mais il ne l’a pas fait.

[34] Par ailleurs, la SAR a aussi accepté la nouvelle preuve présentée en réponse par le demandeur, à savoir la déclaration du directeur. Or, cette preuve n’expliquait pas l’omission constatée dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA, ni ne confirmait que le refus d’enregistrer le bien‑fonds avait été une décision définitive et irrévocable prise par le demandeur.

[35] Quant au fait que l’exposé circonstancié du formulaire FDA ne précisait pas que M. Gjini s’était informé au sujet du demandeur au Bureau du registre foncier à deux reprises après l’incendie de la voiture du demandeur, le demandeur a fait valoir, dans sa réponse à la SAR, que cela ne constituait pas une omission importante de son formulaire FDA. Selon lui, toutes les visites faites par M. Gjini au Bureau du registre foncier étaient d’égale importance, aucune d’elle n’était particulièrement mémorable, et ensemble elles trahissaient une manière de se comporter. Il a affirmé qu’il n’était pas nécessaire que le formulaire FDA indique expressément que M. Gjini s’était informé deux fois à son sujet au Bureau du registre foncier après que sa voiture eut été incendiée, et, selon lui, sa crédibilité ne pouvait être mise en doute. Je conviens avec le défendeur, que, même si, dans sa décision, la SAR a finalement contredit le demandeur sur le fait que le défaut de mentionner ces visites ne constituait pas une omission importante dans le formulaire FDA, cela ne signifie pas que le demandeur s’est vu refuser la possibilité d’être informé de la question et d’y répondre.

[36] Selon moi, le dossier montre clairement que la SAR a alerté le demandeur sur ses doutes à propos des raisons qu’avait l’agent de persécution de le traquer dans l’endroit proposé comme PRI, et elle lui a donné l’occasion de les dissiper. La SAR n’a pas commis une entorse aux principes de justice naturelle. Le demandeur est tout simplement en désaccord avec la décision de la SAR.

[37] Quant à la suggestion du demandeur selon laquelle il y a eu manquement aux principes de justice naturelle, car on a refusé de lui accorder une audience où il aurait pu s’exprimer sur la question des motivations de son agent de persécution, je remarque que, dans sa réponse écrite, il indiquait qu’il ne sollicitait pas d’audience à moins que la SAR ne tire d’autres conclusions portant sur le paragraphe 66 de son exposé des arguments. Dans ce paragraphe, le demandeur mentionne que, si la SAR voulait soulever d’autres questions, y compris des questions qu’elle n’avait pas énoncées en détail, alors le demandeur souhaitait avoir la possibilité de présenter des éléments de preuve et des observations sur ces questions. La SAR n’a pas soulevé de questions autres que celles indiquées dans sa communication du 9 septembre 2020 au demandeur, auxquelles le demandeur s’est vu offrir l’occasion de répondre. Et, dans sa décision, la SAR a indiqué qu’elle avait admis la nouvelle preuve. Cependant, celle‑ci ne soulevait aucune question essentielle concernant la crédibilité du demandeur qui serait déterminante quant à la demande d’asile. Il n’était donc pas nécessaire de tenir une audience.

[38] Autrement dit, les doutes de la SAR concernant la crédibilité du demandeur découlaient des lacunes du formulaire FDA qu’elle avait décelées puis signalées au demandeur. La déclaration du directeur ne répondait pas aux conditions du paragraphe 110(6) de la LIPR préalables à la tenue d’une audience, puisque ce document ne soulevait pas, à propos de la crédibilité du demandeur, une question essentielle pour la prise de la décision relative à la demande d’asile. Selon moi, la décision de la SAR de ne pas tenir une audience s’accordait avec les conditions prescrites, elle n’a donné lieu à aucun manquement à l’équité procédurale ou aux principes de justice naturelle, et elle était raisonnable.

[39] Par ailleurs, la SAR n’a pas conclu que la SPR avait commis une erreur, elle a plutôt soulevé la question de la crédibilité du demandeur dans la mesure où elle concernait les raisons que pouvait avoir M. Gjini de pourchasser le demandeur dans l’endroit proposé comme PRI. À ce titre, et selon l’article 111, il n’était pas loisible à la SAR de renvoyer l’affaire à la SPR pour nouvelle décision. Là encore, il n’y a pas de manquement aux principes de justice naturelle.

Question no 2 : La décision de la SAR était‑elle raisonnable?

[40] Le demandeur soutient que la SAR a postulé, en se fondant sur des conclusions de fait erronées, que M. Gjini n’avait pas de raison de le rechercher à Tirana. Comme les observations du demandeur sont quelque peu répétitives, j’aborde ci‑après ses principales observations sur cet aspect.

i. La conséquence de l’absence de mention, dans le formulaire FDA, au sujet des visites de M. Gjini au Bureau du registre foncier après le départ du demandeur pour l’Albanie

[41] Selon le demandeur, la SAR a conclu à tort que l’absence de mention dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA à propos du fait que M. Gjini s’était informé à son sujet au Bureau du registre foncier après son départ de l’Albanie constituait une omission importante qui n’avait pas été suffisamment expliquée ni autrement corroborée, et que cette omission visait à embellir son récit. Le demandeur fait valoir que la SAR ne pouvait conclure qu’il s’agissait là d’une omission importante, à moins d’expliquer pourquoi l’exposé circonstancié devait aborder expressément ce point.

[42] Selon moi, cet argument ne tient pas. Il incombe au demandeur d’inclure tous les renseignements importants dans le formulaire FDA, et il est raisonnable de la part de la SAR de douter de la crédibilité d’un demandeur d’asile lorsque des faits importants sont absents de son formulaire FDA et sont rapportés uniquement dans des témoignages (Zeferino c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 456 au para 31‑32; Jareno Gonzalez c Canada (MCI), 2019 CF 49 au para 17).

[43] En outre, la SAR écrivait, dans sa communication du 9 septembre 2020 adressée au demandeur, que cette allégation avait été soulevée la première fois à l’occasion de son témoignage devant la SPR. La SAR a manifestement décelé cette omission dans le contexte de la crédibilité du demandeur, et celui de la conclusion qu’elle devait tirer à propos des raisons qui motivaient l’agent de persécution à traquer le demandeur dans la région proposée comme PRI. Et, fait à noter, la SAR donne explicitement la raison pour laquelle elle souhaitait recevoir les nouvelles observations, à savoir [traduction] « aider à établir si l’agent de persécution a toujours des raisons de rechercher l’appelant ». Le demandeur savait donc pourquoi la SAR était préoccupée par l’omission et elle lui a donné l’occasion de s’expliquer.

[44] Dans ses observations en réponse, le demandeur n’a pas tenté de produire le témoignage de la réceptionniste, et sa nouvelle preuve, à savoir la déclaration du directeur, n’indique pas que M. Gjini cherche encore le demandeur. En fait, selon cette déclaration, M. Gjini [traduction] « continue ses menaces, même envers l’employé qui a pris la relève de M. Berhani après son départ ». Le demandeur a plutôt dit à la SAR que, par son témoignage, il avait répondu aux questions de la SPR sur les demandes de renseignements de M. Gjini postérieures à l’incendie, que ses visites antérieures et postérieures à l’incendie étaient d’égale pertinence et d’égale importance et que toutes s’inscrivaient dans un schéma de visites répétées, comme le décrivait son formulaire FDA. La SAR n’a pas souscrit à la thèse du demandeur; elle était plutôt d’avis que les dernières demandes de renseignements de M. Gjini étaient directement pertinentes quant à la question de savoir s’il aurait des raisons de se mettre à la recherche du demandeur dans l’endroit proposé comme PRI.

[45] Dans ses motifs, la SAR a expliqué que les documents remis par le demandeur à la SPR comprenaient la déclaration notariée de Mark Vuka, un collègue du demandeur au Bureau du registre foncier. Selon cette déclaration, M Vuka a vu à plusieurs reprises M. Gjini entrer dans le bureau et menacer le demandeur [traduction] « jusqu’au jour où Kelvis a quitté l’Albanie ». Je relève que M Vuka écrivait aussi que M. Gjini [traduction] « a continué de faire irruption dans notre bureau en proférant le même genre d’intimidations jusqu’au 19 avril 2019, date où il s’est présenté à nouveau et a ouvertement menacé de s’en prendre à Klevis s’il n’enregistrait pas un bien‑fonds dont il était propriétaire ».

[46] La SAR n’a pas retenu l’argument du demandeur selon lequel le défaut de faire mention des visites postérieures à l’incendie dans son formulaire FDA ne constituait pas une omission. Elle a noté que les prétendues demandes de renseignements postérieures à l’incendie intéressent directement la question de savoir si M. Gjini aurait de bonnes raisons de rechercher le demandeur dans la région proposée comme PRI et que cette omission de taille n’avait pas été suffisamment expliquée et n’était pas rectifiée ailleurs dans le dossier. La SAR a jugé, suivant la prépondérance de la preuve, que le demandeur avait embelli cet aspect de son témoignage.

[47] Selon moi, la SAR a conclu, à juste titre, que le défaut du demandeur de traiter de l’omission n’était pas anodine, pour les motifs qu’elle a exposés. Et, contrairement à l’argument avancé devant moi par le demandeur, la déclaration du directeur, à première vue, ne mentionne pas que M. Gjini a continué de proférer des menaces envers le demandeur après que celui‑ci eut quitté le bureau. D’après l’ensemble de la preuve, l’idée de M. Gjini était d’obtenir l’enregistrement du bien‑fonds, et ses menaces, qui ne faiblissaient pas, s’adressaient au responsable du Bureau du registre foncier avant comme après le départ du demandeur. La SAR a jugé, à juste titre, que le demandeur n’avait pas prouvé que M. Gjini avait encore de bonnes raisons de le rechercher dans l’endroit proposé comme PRI. Je m’inscris en faux aussi à l’égard de la tentative du demandeur de qualifier l’omission de détail secondaire. La question de savoir si M. Gjini a continué de traquer le demandeur après que celui‑ci eut quitté l’Albanie était au cœur de la conclusion de la SAR à l’égard de la PRI.

ii. Le moment auquel les visites ultérieures alléguées auraient eu lieu

[48] Le demandeur ajoute que la SAR ne disposait d’aucune preuve au sujet des dates des deux visites ultérieures alléguées. Celles‑ci auraient pu avoir lieu peu de temps après l’incendie ou beaucoup plus tard, jetant ainsi un éclairage sur les raisons que pouvait avoir l’agent de persécution de rechercher le demandeur dans l’endroit proposé comme PRI. Par conséquent, le demandeur soutient que la SAR ne disposait pas des faits nécessaires pour tirer des conclusions quant à la pertinence. Il ajoute que la SAR lui a imposé une obligation qui n’existe pas en droit et [traduction] « qu’il est abusif et arbitraire de la part de la SAR d’exploiter une omission dans le contenu d’un document [l’exposé circonstancié du formulaire FDA] établi à la discrétion de Klevis ». Il renchérit en mentionnant que ce qui est important pour la SAR n’est pas primordial pour lui. À nouveau, selon moi, cet argument ne tient pas. Il incombait au demandeur d’apporter une preuve suffisamment crédible montrant qu’il serait exposé à un risque de persécution dans l’endroit proposé comme PRI. L’exposé circonstancié de son formulaire FDA ne faisait pas état de visites ultérieures alléguées de M. Gjini, et le demandeur n’a pas traité de cette omission devant la SAR; il n’a d’ailleurs même pas produit d’éléments de preuve concernant les dates auxquelles ces deux visites ultérieures se seraient déroulées.

iii. Le caractère irrévocable de la décision du demandeur concernant l’enregistrement

[49] Le demandeur affirme aussi que la SAR a commis une erreur en concluant que, indépendamment de la question de savoir si la décision de faire démolir la bâtisse appartient au demandeur ou à un tribunal, le fait pour le demandeur de ne pas avoir mentionné dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA qu’il avait rendu une décision (soit de ne pas enregistrer l’édifice, soit de le faire démolir) quant à la demande de M. Gjini, et que sa décision ne pouvait pas être modifiée, demeurait une omission de taille qui n’a pas été abordée en appel, ni raisonnablement expliquée. Si je comprends bien les observations du demandeur, il affirme que la SAR s’est trompée en concluant qu’il avait omis de mentionner dans son exposé circonstancié qu’il avait pris une décision définitive, parce que, quand un fonctionnaire rend une décision, cette décision est forcément irrévocable.

[50] Le demandeur ne répond d’ailleurs pas directement à la conclusion de la SAR selon laquelle c’était de sa part une omission importante et inexpliquée que de ne pas avoir précisé dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA que sa décision était définitive. Il se fonde plutôt sur le témoignage qu’il avait livré durant l’audience de la SPR pour affirmer que la SAR ne pouvait pas mettre en doute sa crédibilité en invoquant l’omission.

[51] Je remarque cependant que la SAR a renvoyé à la nouvelle preuve du demandeur, à savoir la déclaration du directeur, dans laquelle il était mentionné que l’employé qui avait remplacé le demandeur dans ses fonctions était maintenant la cible des menaces de M. Gjini sur la question de l’enregistrement du bien‑fonds. Selon la SAR, cela montrait que la décision du demandeur n’était ni définitive ni irrévocable et que, par conséquent, M. Gjini ne s’intéressait pas à la personne du demandeur, mais plutôt au fonctionnaire qui avait le pouvoir d’admettre ou de refuser la demande d’enregistrement du bien‑fonds. Autrement dit, d’après la déclaration du directeur (je note que la déclaration de M. Vuka fait état elle aussi de menaces persistantes contre le nouveau titulaire de la charge), la SAR en a déduit que les visites répétées de M. Gjini signifiaient que le demandeur n’avait pas rendu une décision définitive et irrévocable. Et, comme le demandeur ne travaille plus au Bureau du registre foncier et qu’il n’a plus le pouvoir d’accepter ou de refuser les demandes d’enregistrement de bien‑fonds, M. Gjini n’aurait, selon la preuve soumise à la SAR, aucune raison de rechercher le demandeur dans l’endroit proposé comme PRI. Comme l’indique le défendeur, la SAR a jugé que l’omission importante et inexpliquée concernant le caractère irrévocable de la décision d’enregistrement minait l’affirmation du demandeur selon laquelle sa décision était définitive et faisait donc de lui une cible permanente pour M. Gjini.

[52] Selon moi, et contrairement à ce que prétend le demandeur, la SAR n’a tiré aucune conclusion erronée fondée sur des conjectures et au mépris de la preuve. Sans une explication adéquate de l’omission, et compte tenu de la preuve dont disposait la SAR et à laquelle elle a renvoyé, sa conclusion était raisonnable.

iv. L’existence de corruption

[53] Selon le demandeur, la SAR a commis une erreur en concluant que, compte tenu de la preuve documentaire faisant état d’une corruption endémique dans le système judiciaire albanais, notamment la pratique consistant à soudoyer les juges, l’absence de saisine d’un tribunal la confortait dans l’idée que le demandeur n’avait pas rendu une décision définitive quant à la demande d’enregistrement déposée par M. Gjini. Il affirme que la SAR s’est interrogée à tort, et sans preuve, sur le processus mental de l’agent de persécution, conduisant celui‑ci à ne pas recourir aux tribunaux, mais plutôt à assaillir de ses exigences le nouvel employé.

[54] Je note cependant que la SAR a tiré cette conclusion en réaction au témoignage du demandeur, produit devant la SPR, selon lequel, même si M. Gjini pouvait porter l’affaire devant le tribunal, il ne l’avait pas fait, parce que le tribunal allait simplement valider la décision du demandeur par respect pour ses connaissances professionnelles. J’ai du mal à voir comment le demandeur pouvait connaître la raison qu’avait M. Gjini de ne pas saisir le tribunal, puisqu’en fait, le demandeur lui‑même semble se livrer en conjecture sur ce point ainsi que sur l’issue d’une possible poursuite judiciaire.

[55] Quoi qu’il en soit, pour sa part, la SAR a relevé la preuve documentaire concernant la corruption du système judiciaire en Albanie et elle a jugé que cette preuve, conjuguée à l’absence de saisine du tribunal, a renforcé sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas rendu une décision définitive quant à la demande de M. Gjini. En effet, si le demandeur avait rendu une décision définitive et irrévocable, il n’aurait servi à rien à M. Gjini de continuer de harceler le personnel du Bureau du registre foncier. D’ailleurs, puisque M. Gjini était bien décidé à harceler le personnel du Bureau du registre foncier, il était probable aussi qu’il aurait été également prêt à soudoyer ou à influencer d’une autre manière un juge pour obtenir satisfaction si cette voie lui était accessible. Il ne l’a pas fait, et cela aussi montrait que le demandeur n’avait pas rendu une décision définitive.

[56] Selon moi, la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’avait pas rendu une décision définitive était raisonnable, car elle était fondée sur le harcèlement persistant de M. Gjini envers le personnel du Bureau du registre foncier et sur l’absence de menaces persistantes de M. Gjini envers le demandeur. Quant à la conclusion de la SAR selon laquelle le défaut de M. Gjini de saisir les tribunaux, au regard de son comportement abusif, s’expliquait par le caractère non définitif de la décision du demandeur, elle n’est pas particulièrement convaincante. Cependant, même si elle reposait sur des conjectures, au vu des autres conclusions de la SAR, elle ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

[57] Enfin, le demandeur soutient que la SAR s’est servie de ses connaissances spécialisées pour arriver à cette conclusion et que, en application de l’alinéa 24(1)b) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257, elle était donc tenue d’en informer le demandeur et de lui donner la possibilité de présenter des observations orales ou écrites sur la fiabilité et l’utilisation du renseignement ou de l’opinion, et la possibilité de transmettre des éléments de preuve à l’appui de ses observations. Selon moi, la SAR ne s’est pas servie de ses connaissances spécialisées pour tirer cette conclusion. Dans ses motifs, elle se réfère à la section du Cartable national de documentation pour l’Albanie sur laquelle elle s’est fondée pour étayer son énoncé quant au caractère endémique. Aucun manquement aux principes de justice naturelle n’a été commis par inobservation de l’alinéa 24(1)b).

Conclusion

[58] En résumé, la SAR n’a pas manqué à l’équité procédurale ni aux principes de justice naturelle. Selon le demandeur, la présente affaire serait une affaire de manquement aux principes de justice naturelle; toutefois, la décision de la SAR repose en grande partie sur les omissions de l’exposé circonstancié de son formulaire FDA. La SAR lui a signalé ces omissions et elle lui a donné la possibilité de s’expliquer. Sa conclusion selon laquelle la réponse du demandeur était insatisfaisante est raisonnable. Le demandeur a soulevé de nouveaux points devant moi, mais je ne saurais reprocher à la SAR de ne pas avoir examiné des arguments qui ne lui avaient pas été présentés. En conséquence, et compte tenu de la preuve versée au dossier qui lui a été soumis, la SAR a eu raison de conclure, suivant la prépondérance de la preuve, que le demandeur n’avait pas rendu une décision définitive et irrévocable quant à la demande d’enregistrement déposée par M. Gjini. Et, puisque le demandeur n’a maintenant plus aucun pouvoir sur la demande, M. Gjini n’aurait donc aucune raison de le rechercher dans la région désignée comme PRI. J’ajoute que la preuve du demandeur qui a été soumise à la SAR ne révélait aucune autre raison de croire que M. Gjini serait motivé à rechercher le demandeur dans l’endroit proposé comme PRI.

[59] La décision de la SAR est raisonnable parce qu’elle est transparente et intelligible, et parce qu’elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov au para 15, 99).


JUGEMENT rendu dans le dossier IMM‑5675‑20

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés;

  3. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5675‑20

 

INTITULÉ :

KLEVIS BERHANI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE par viDÉOconférence, SUR LA PLATEFORME Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 22 Septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

le 28 Septembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Jeffrey L. Goldman

 

pour le dEMANDEUR

 

Amina Riaz

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jeffrey L. Goldman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.