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Date : 20210820


Dossiers : IMM-121-20

MM-124-20

Référence : 2021 CF 852

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 août 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

JOSE EUSEBIO BUITRAGO REY

MONICA ALEXANDRA BARROS CADENA

JUAN JOSE BUITRAGO BARROS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, Jose Eusebio Buitrago Rey et Monica Alexandra Barros Cadena, qui sont mari et femme, et leur fils, Juan Jose Buitrago Barros, demandent le contrôle judiciaire de deux décisions qui ont été rendues par un agent d’immigration [l’agent], le 30 septembre 2019.

[2] Dans le dossier IMM-121-20, les demandeurs contestent la décision de l’agent qui a rejeté leur demande de résidence permanente présentée depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire [la décision CH], en application de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Ils font valoir que l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve et a tiré des conclusions erronées et conjecturales qui vont à l’encontre des éléments de preuve présentés relativement à leur établissement au Canada, et qu’il a commis une erreur dans son appréciation de l’intérêt supérieur de leur fils.

[3] Dans le dossier IMM-124-20, les demandeurs contestent la décision de l’agent qui a rejeté leur demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] présentée en vertu du paragraphe 112(1) de la Loi [la décision relative à l’ERAR]. Les demandeurs font valoir que l’agent a énoncé l’objectif de l’ERAR de manière erronée et qu’il a omis de tenir compte des nouveaux éléments de preuve qu’ils ont déposés de pair avec les éléments de preuve sur les risques qu’ils avaient précédemment présentés à la Section de la protection des réfugiés [la SPR] et à la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

[4] Pour les motifs que j’expose ci-après, la demande relative à la décision CH est rejetée. L’agent a exercé de manière raisonnable son pouvoir discrétionnaire et a conclu que la dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifiée à la lumière des éléments de preuve que les demandeurs avaient présentés à l’appui de leur demande CH. Les renseignements communiqués par les demandeurs en réponse à une demande d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC], au sujet notamment de la vérification de leurs antécédents criminels, de leurs examens médicaux et de leur preuve d’emploi actuel, ne faisaient pas partie de la demande pour considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs en avril 2018, et l’agent n’était pas tenu d’en tenir compte. Si les demandeurs étaient autorisés à présenter des renseignements nouveaux ou plus étoffés jusqu’à ce qu’une décision soit rendue, le processus d’examen des demandes pour considérations d’ordre humanitaire n’en finirait jamais. Les personnes qui demandent une dispense pour considérations d’ordre humanitaire doivent présenter un dossier complet et soumettre tous les éléments de preuve à l’appui lors du dépôt de leur demande.

[5] La demande portant sur la décision relative à l’ERAR est elle aussi rejetée. L’agent a parfaitement compris l’objectif d’un tel examen. Les nouveaux éléments de preuve des demandeurs n’étaient pas liés à leur situation personnelle et n’ont pu établir l’existence d’un risque qui n’avait pas déjà été évalué par la SPR et la SAR.

I. Faits

[6] Les demandeurs sont des citoyens de la Colombie. La famille est arrivée au Canada en janvier 2016 et a présenté une demande d’asile en mars 2016. Ils ont dit craindre d’être persécutés en Colombie par des agents inconnus, car le demandeur avait dénoncé un collègue de la banque où il travaillait pour des actes répréhensibles liés au blanchiment d’argent. Le demandeur allègue qu’il a été poursuivi par des hommes armés après avoir dénoncé son collègue, que son épouse a été suivie et qu’ils ont reçu des appels téléphoniques menaçants à leur domicile. Le demandeur allègue également qu’un inconnu à moto a pointé une arme en sa direction, le 26 décembre 2015. Il dit avoir signalé les incidents au bureau du procureur de district le 27 décembre 2015. Il a ensuite quitté son emploi, puis sa famille a obtenu un visa de visiteur et est arrivée au Canada en janvier 2016.

[7] La SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs le 31 mai 2016. Elle a conclu qu’aucun motif prévu à la Convention n’appuyait la demande présentée par les demandeurs en application de l’article 96 et que les demandeurs n’avaient pas qualité de personnes à protéger au sens de l’article 97 de la Loi, car ils n’ont pu établir de manière suffisante qu’ils étaient exposés à des menaces pour leur vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités.

[8] La SPR a noté que les auteurs du préjudice n’étaient pas connus et qu’il n’a pu être établi qu’ils étaient liés au crime organisé. La SPR a également noté que le fait que le demandeur ait omis de signaler les incidents à la banque et qu’il soit resté en Colombie six mois après le premier incident porte à croire que les menaces n’étaient pas sérieuses. Bien que la SPR ait reconnu la gravité de l’incident avec arme à feu, elle a conclu que les demandeurs n’ont pu établir que cet incident était lié au fait que le demandeur avait dénoncé son collègue. La SPR a aussi conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État.

[9] La SAR a confirmé la décision de la SPR le 18 octobre 2017. La SAR a convenu que l’implication dans le crime organisé n’était qu’une hypothèse, que les demandeurs ne savaient pas qui étaient les agents qui cherchaient à leur causer du tort et qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État.

[10] Le 10 avril 2018, les demandeurs ont déposé leur demande CH. Leurs observations à l’appui de leur demande CH portaient principalement sur le fait qu’il était dans l’intérêt supérieur de leur fils de rester au Canada et, dans une moindre mesure, sur leur établissement au Canada.

[11] Les demandeurs ont déposé leur demande d’ERAR le 15 novembre 2018. Le seul nouvel élément de preuve qu’ils ont présenté était un article intitulé « According to the Office of the Public Prosecutor, micro-trafficking is the crime that most impacts citizen security » (selon le bureau du procureur de l’état, le micro-trafic est le crime qui menace le plus la sécurité des citoyens), qui avait été publié par Colprensa le 20 décembre 2017.

[12] Dans une lettre datée du 5 mars 2019, la section de migration humanitaire d’IRCC a informé les demandeurs qu’aucune décision n’avait encore été prise relativement à leur demande CH, et elle demandait qu’ils se soumettent à des vérifications liées aux conditions d’admissibilité au Canada afin d’accélérer l’avancement de leur demande dans l’éventualité où une dispense pour considérations d’ordre humanitaire leur serait accordée.

[13] Les demandeurs ont fourni les documents demandés, notamment un avis de cotisation du demandeur qui indiquait un revenu d’environ 21 000 $ en 2018 et des lettres des employeurs des demandeurs indiquant que le demandeur occupait un emploi à temps partiel depuis février 2019 et que la demanderesse travaillait depuis septembre 2018.

[14] Les demandeurs ont joint les documents présentés à IRCC à l’affidavit déposé par le demandeur à l’appui de la présente demande. Ces documents ne font pas partie du dossier certifié du tribunal [le DCT].

II. Les décisions faisant l’objet du contrôle

A. La décision CH

[15] Dans sa décision, l’agent a mentionné la jurisprudence applicable aux dispenses pour considérations d’ordre humanitaire, ainsi que les observations des demandeurs et les éléments de preuve documentaire qu’ils ont présentés.

[16] L’agent a noté en détail les observations des demandeurs relativement à leur établissement au Canada, à l’intérêt supérieur de leur fils et aux conditions défavorables dans leur pays, ainsi que les éléments de preuve présentés à l’appui de chacun de ces facteurs.

[17] En ce qui concerne l’établissement des demandeurs sur le plan financier, l’agent a jugé que la lettre d’emploi du demandeur ne contenait pas de renseignements permettant de déterminer à quel moment le demandeur a commencé à travailler comme sous-traitant pour la compagnie de peinture, à quelle fréquence il travaillait ou combien il gagnait.

[18] L’agent a aussi noté les relevés bancaires du demandeur faisant état de dépôts de l’entreprise de peinture totalisant 3 025 $ pour une période de cinq mois, mais a conclu que ce montant n’est pas suffisant pour subvenir aux besoins de la famille.

[19] Quant aux virements électroniques provenant d’autres personnes, l’agent a noté que le montant total n’était que de 2 395 $. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve indiquant d’autres sources de revenus et qu’il n’avait pu établir qu’il pouvait subvenir aux besoins de sa famille au Canada.

[20] L’agent a noté que les demandeurs n’avaient pas fourni les avis de cotisation demandés pour les années 2016, 2017 ou 2018.

[21] Relativement aux autres aspects de l’établissement, l’agent a noté que les demandeurs étaient au Canada depuis trois ans et qu’on pouvait s’attendre à un certain niveau d’établissement. L’agent a reconnu que les demandeurs s’étaient adaptés, qu’ils se sont fait des amis et qu’ils allaient à l’église, mais qu’ils n’avaient pas de famille au Canada. L’agent a conclu que les demandeurs avaient davantage de liens avec la Colombie qu’avec le Canada, notant qu’ils y avaient passé toute leur vie avant d’arriver au Canada, en 2016, qu’ils en connaissaient toutes les coutumes, qu’ils avaient fait leurs études en Colombie et que toute leur famille y vivait. L’agent a invoqué l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 23 et 25 [Kanthasamy], où la Cour souligne le fait que l’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés et que les agents doivent examiner et soupeser tous les facteurs pertinents.

[22] L’agent n’a accordé aucun poids à l’établissement des demandeurs.

[23] De même, l’agent n’a accordé aucune importance aux conditions défavorables dans le pays. L’agent a pris acte des conclusions de la SPR et de la SAR selon lesquelles les demandeurs n’étaient ni exposés à un risque de persécution, ni aux autres risques énoncés aux articles 96 ou 97 de la Loi. L’agent a noté que les demandeurs n’ont pas fait valoir ces risques comme étant des difficultés dans leurs observations à l’appui de leur demande CH.

[24] L’agent a aussi noté que les conditions défavorables dans le pays étaient générales et que les demandeurs n’avaient pas expliqué comment ces conditions les toucheraient personnellement, eux ou leur fils.

[25] Au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a noté que les demandeurs n’avaient fourni aucune preuve matérielle, telle que le rapport d’un psychologue ou d’un psychiatre, indiquant les effets qu’un retour en Colombie aurait sur leur fils, ses amis ou ses études. L’agent a pris en compte la lettre du fils dans laquelle celui-ci exprimait son souhait de rester au Canada, ainsi que les lettres de ses amis, mais a jugé que l’aspect le plus important dans la vie de l’enfant est la présence et le rôle de ses parents.

[26] L’agent a aussi noté que le fils des demandeurs s’était adapté au Canada, même s’il ne connaissait rien du Canada, de ses coutumes différentes ou des langues qui y sont parlées à son arrivée. L’agent a conclu qu’il serait raisonnable de croire que le fils des demandeurs pourrait en faire autant à son retour en Colombie, notamment parce qu’il y a de la famille.

[27] Relativement aux observations des demandeurs selon lesquelles leur fils fréquentait une école anglaise au Canada, l’agent a noté que leur fils parle l’espagnol et que rien ne prouve qu’il n’y a pas d’écoles bilingues en Colombie. En réponse à leurs préoccupations au sujet du système d’éducation, l’agent a noté que les deux demandeurs adultes avaient fait de bonnes études en Colombie et que, de façon plus générale, ils ne s’étaient pas acquittés du fardeau de démontrer que leur fils ne pourrait pas recevoir une éducation en Colombie, même si elle est différente de celle offerte au Canada.

[28] L’agent a admis qu’aucun enfant [traduction] « ne devrait être confronté à des difficultés » et il a accordé un certain poids à l’intérêt supérieur de l’enfant.

[29] Se fondant sur son évaluation globale, l’agent a conclu que, dans l’ensemble, les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas que les demandeurs soient dispensés de l’obligation de présenter leur demande de résidence permanente depuis l’étranger.

B. La décision relative à l’ERAR

[30] L’agent a conclu que les demandeurs ont invoqué les mêmes risques allégués que ceux qui ont été évalués par la SPR et la SAR : ils ont été menacés par des inconnus parce que le demandeur a dénoncé un collègue.

[31] L’agent a examiné le nouvel élément de preuve présenté par les demandeurs – un article sur les risques du micro-trafic de drogues – et a conclu que, bien que cet article ait été publié après la décision de la SPR, il ne contenait aucun renseignement nouveau et n’ajoutait rien à l’examen des risques qui avait été mené par la SPR et la SAR.

[32] L’agent a aussi examiné les documents sur la situation dans le pays en cause.

[33] Dans l’ensemble, l’agent a conclu que les demandeurs n’ont pu démontrer l’existence d’une crainte bien fondée de persécution ou l’existence de plus qu’une simple possibilité de risque selon l’un des motifs prévus par la Convention. L’agent a aussi conclu que les demandeurs n’ont pu établir qu’ils seraient exposés à un risque de torture, à des menaces à leur vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités au sens de l’article 97.

III. La norme de contrôle

[34] Les décisions CH, qui sont des décisions discrétionnaires, doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 57-62, 174 DLR (4th) 193 [Baker]; Kanthasamy, au para 44).

[35] La conclusion que tire un agent dans le cadre de l’ERAR, lequel consiste en une évaluation des risques, est elle aussi susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, puisqu’elle soulève une question de droit et de fait (Kadder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 454, au para 11).

[36] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 16, 23 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui s’applique aux décisions discrétionnaires et qu’il s’agit également de la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer à d’autres décisions. La Cour suprême du Canada a également énoncé, à l’intention des tribunaux, des directives détaillées sur le contrôle de décisions selon la norme de la décision raisonnable.

[37] La Cour doit d’abord examiner les motifs de la décision avec une attention respectueuse, en cherchant à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 85, 102, 105-110). La cour ne doit pas juger les motifs au regard d’une norme de perfection (Vavilov, au para 91).

[38] Au paragraphe 100 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’une décision ne peut être infirmée que si elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » et que « [l]a cour de justice doit [...] être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » [non souligné dans l’original].

[39] La Cour suprême du Canada a défini deux types de lacunes fondamentales qui rendront une décision déraisonnable : « La première est le manque de logique interne du raisonnement. La seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov, au para 101).


IV. Les observations des demandeurs

A. La décision CH

[40] Les demandeurs font valoir que l’agent a tiré des conclusions relativement à leur établissement au Canada, à l’intérêt supérieur de leur fils et aux difficultés auxquelles ils feraient face à leur retour dans leur pays, sans tenir compte des éléments de preuve et aussi, dans certains cas, d’une manière qui allait à l’encontre des éléments de preuve qu’ils avaient présentés en mars 2019.

[41] Les demandeurs font valoir que l’agent a commis une erreur en n’accordant aucune importance à leur établissement au Canada. Ils prétendent que l’agent a omis d’expliquer comment les éléments de preuve ont été analysés ou pondérés, et pourquoi ces éléments étaient insuffisants pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[42] En ce qui concerne leur établissement sur le plan financier, les demandeurs prétendent qu’il est absurde que l’agent ait conclu qu’ils ne pourraient subvenir à leurs besoins, car ils subvenaient clairement à leurs besoins, notamment en payant leur loyer.

[43] Les demandeurs prétendent également que l’agent a minimisé, de manière déraisonnable, les liens qu’ils ont tissés au Canada.

[44] Les demandeurs font aussi valoir que l’agent a commis une erreur en utilisant leur capacité à s’adapter au Canada comme preuve qu’ils pourraient facilement s’adapter et s’établir de nouveau en Colombie (Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 [Lauture]).

[45] Les demandeurs contestent les conclusions de l’agent, notamment celles selon lesquelles ils ne seraient pas exposés à des risques en Colombie; que leur fils n’aurait pas de difficultés linguistiques en Colombie; que rien n’indique que leur fils serait incapable de s’intégrer dans les écoles colombiennes; qu’ils ne parlent pas suffisamment l’anglais pour composer le 911 en cas d’urgence et que les virements électroniques reçus par les demandeurs étaient des prêts.

[46] Les demandeurs prétendent que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des documents qu’ils ont présentés à IRCC le 25 mars 2019, notamment les suivants :

• Une lettre de l’employeur de la demanderesse dans laquelle il était indiqué qu’elle travaillait comme aide-ménagère depuis le 1er septembre 2018;

• Une lettre de Nanostics Precision Health indiquant que le demandeur travaillait pour l’entreprise depuis février 2019 et que son travail consistait à transporter des échantillons une ou deux fois par semaine, à un taux de rémunération de 300 $ par livraison;

• Une lettre d’un centre de bâtiment indiquant que le demandeur achetait des matériaux de construction depuis le 26 mars 2018 dans le cadre de son travail d’entrepreneur général;

• L’avis de cotisation du demandeur pour l’année 2018.

[47] Les demandeurs prétendent que ces éléments de preuve contredisent les conclusions de l’agent selon lesquelles la demanderesse ne travaillait pas, qu’ils ont omis de fournir des avis de cotisation et qu’ils n’ont pu démontrer comment ils subviennent à leurs besoins. Les demandeurs reconnaissent que ces documents ne figurent pas dans le DCT, mais ils prétendent qu’aucune raison ne leur a été fournie pour expliquer pourquoi l’agent n’en a pas tenu compte.

[48] Quant à l’intérêt supérieur de l’enfant, les demandeurs affirment que l’arrêt Kanthasamy établit la primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant dans une demande CH. Les demandeurs prétendent que l’agent a fait une analyse erronée de l’intérêt supérieur de l’enfant, car il n’a jamais défini ce qui était dans l’intérêt supérieur de leur fils, qu’il n’a pas tenu compte des éléments de preuve et qu’il a implicitement appliqué un critère « des difficultés ».

[49] Les demandeurs font valoir que l’agent a tiré des conclusions incohérentes, d’une part en reconnaissant que le retour en Colombie perturberait la vie de leur fils et, d’autre part, en concluant qu’ils n’avaient pu démontrer que leur fils ne pourrait pas s’adapter à un nouveau système d’éducation. Les demandeurs prétendent en outre que l’agent a formulé l’hypothèse qu’il serait bénéfique pour leur fils d’être réuni avec les membres de sa famille élargie en Colombie, sans avoir d’éléments de preuve et malgré la préférence exprimée par leur fils qui souhaitait rester au Canada.

[50] En ce qui a trait aux difficultés, les demandeurs soutiennent que la SPR et la SAR ont conclu que leurs allégations de menaces étaient crédibles. Ils prétendent que l’agent a commis une erreur en ne considérant pas ce risque comme une difficulté à laquelle ils auraient à faire face à leur retour en Colombie.

B. La décision relative à l’ERAR

[51] Les demandeurs prétendent que l’agent a commis une erreur en déclarant que le [traduction] « seul objectif » d’un ERAR est d’évaluer de nouveaux éléments de preuve. Les demandeurs prétendent que cette déclaration de l’agent est erronée et que cela rend la décision déraisonnable.

[52] Les demandeurs affirment en outre que l’agent a commis une erreur en examinant les nouveaux éléments de preuve isolément, plutôt que dans le contexte des menaces dont ils ont fait l’objet et qu’ils ont énoncées dans leur demande d’asile.

[53] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en interprétant de manière erronée les éléments de preuve documentaire indiquant que la situation générale en Colombie n’a pas changé depuis que la SPR a rendu sa décision. Ils prétendent que cet élément de preuve montre qu’ils font toujours face à des risques en Colombie et ils font de nouveau valoir que la SPR et la SAR n’ont exprimé aucun doute quant à l’existence des menaces à leur endroit.

V. Les observations du défendeur

A. La décision CH

[54] Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que la dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifiée eu égard à l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée.

[55] En ce qui concerne l’évaluation de l’établissement des demandeurs au Canada, le défendeur prétend que l’agent a tenu compte des facteurs pertinents, tels qu’ils sont définis dans la jurisprudence, notamment l’existence d’un emploi stable, une bonne gestion financière, l’intégration dans la collectivité, la poursuite d’études professionnelles, linguistiques ou autres montrant une intégration et le dossier civil (voir, par exemple, Brar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 691, au para 63 [Brar]).

[56] Le défendeur conteste l’affirmation selon laquelle l’agent ait tiré des conclusions erronées en déclarant que les demandeurs n’avaient pas une connaissance suffisante de l’anglais et que leur fils maîtrisait peu l’espagnol et il invoque, à l’appui, les propres éléments de preuve des demandeurs. Le défendeur prétend qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que les demandeurs n’ont pu établir qu’ils étaient autonomes financièrement, en notant l’absence d’éléments de preuve indiquant un revenu suffisant ou la source de leur revenu.

[57] Le défendeur soutient en outre que les demandeurs n’ont pu établir qu’ils étaient à ce point intégrés dans la société canadienne que leur départ leur porterait un préjudice justifiant une dispense exceptionnelle et extraordinaire pour considérations d’ordre humanitaire. Qui plus est, l’établissement n’est pas, à lui seul, un facteur déterminant dans l’examen d’une demande CH.

[58] Le défendeur prétend que l’évaluation que l’agent a faite de l’intérêt supérieur de l’enfant est conforme aux orientations énoncées dans la jurisprudence. Le défendeur note que, bien qu’il faille accorder une grande importance à l’intérêt supérieur de l’enfant, ce facteur n’est pas déterminant dans l’examen d’une demande CH.

[59] Le défendeur fait valoir qu’aucune preuve matérielle n’a été présentée pour démontrer les effets ou les conséquences que le renvoi aurait sur le fils des demandeurs, les seuls éléments étant des lettres du fils du demandeur et de ses amis. Le défendeur ajoute que la préférence exprimée par un enfant de neuf ans ne constitue pas une preuve matérielle. Le défendeur soutient que l’agent a examiné en quoi il serait dans l’intérêt supérieur du fils de rester au Canada, en examinant notamment les avantages et les inconvénients d’une telle option. L’agent a raisonnablement tenu compte du fait que tous les membres de la famille des demandeurs étaient en Colombie, que les demandeurs adultes avaient fait leurs études en Colombie et que rien n’indiquait que leur fils ne pourrait pas s’adapter de nouveau dans ce pays à leur retour.

[60] Le défendeur note que les demandeurs n’ont pas démontré comment leur fils serait touché par l’une ou l’autre des conditions défavorables dans le pays qu’ils ont invoquées, notamment la malnutrition, la violence, la violation des droits de la personne ou le manque d’accès à l’éducation. Le défendeur ajoute que les demandeurs n’ont pas quitté la Colombie à cause des préoccupations qu’ils soulèvent maintenant en lien avec l’intérêt supérieur de leur fils.

[61] Le défendeur note que, bien qu’il puisse être préférable de vivre dans un pays qui offre un bon niveau de vie, ou dont la situation globale est meilleure, cela ne commande pas que chaque enfant puisse rester au Canada (Osorio Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 373).

[62] Le défendeur ajoute que les demandeurs n’ont pas décrit, dans leur demande CH, les risques allégués qu’ils avaient énoncés dans leur demande d’asile comme étant des difficultés; l’agent a malgré tout examiné les conclusions de la SPR et de la SAR relativement aux risques allégués en Colombie, et il a conclu qu’il n’était pas nécessaire de les évaluer.

B. La décision relative à l’ERAR

[63] Le défendeur fait valoir qu’une demande d’ERAR prévoit une évaluation visant à déterminer si de nouveaux faits, éléments de preuve ou risques, donnant lieu à la nécessité de protéger les demandeurs, sont apparus depuis le rejet de la demande d’asile (Perampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 909).

[64] Le défendeur affirme que les demandeurs n’ont pas satisfait à l’obligation de présenter des éléments de preuve établissant l’existence d’un risque nouveau ou un changement dans leur niveau de risque personnalisé s’ils retournaient en Colombie.

[65] Le défendeur prétend que l’agent a raisonnablement jugé que l’article sur le micro-trafic de drogues, que les demandeurs ont présenté à titre de nouvel élément de preuve, n’apportait pas de nouveaux renseignements. Le défendeur prétend en outre que les documents sur la situation dans le pays n’indiquaient pas que la situation avait changé depuis la décision de la SPR.

VI. La décision CH est raisonnable

A. Aperçu

[66] Le rôle de la Cour, lors d’un contrôle judiciaire, est de déterminer si le décideur est parvenu à une décision raisonnable, en se fondant sur l’évaluation que le décideur a faite des éléments de preuve au dossier et sur l’application des dispositions législatives et de la jurisprudence pertinentes.

[67] Les demandeurs semblent demander à la Cour de formuler de nouvelles conclusions de fait et d’apprécier de nouveau les éléments de preuve qui ont été présentés à l’agent. Ce n’est pas le rôle de la Cour. Les agents appelés à prendre ces décisions discrétionnaires possèdent une expertise et la Cour doit s’en remettre à leurs évaluations, sauf si la décision « souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100).

[68] En l’espèce, l’agent a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière raisonnable et conforme à la jurisprudence, et il a conclu que la dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifiée eu égard aux éléments de preuve présentés par les demandeurs à l’appui de leur demande CH déposée en avril 2018. L’agent a fait un examen approfondi de la jurisprudence, des éléments de preuve et des observations des demandeurs portant sur les facteurs pertinents quant à une demande CH. Les motifs de l’agent ne sont pas tenus à une norme de perfection. Lue dans son intégralité, la décision de l’agent témoigne d’une analyse cohérente et rationnelle et l’issue est justifiée au regard des faits et du droit.

VII. La jurisprudence

[69] Les demandeurs contestent le fait que la dispense pour considérations d’ordre humanitaire soit qualifiée de mesure exceptionnelle, et ils font valoir que cette mesure ne devrait pas être considérée comme rare ou autrement exceptionnelle même si, de par sa nature, elle permet de se soustraire aux exigences de la Loi. Les demandeurs font valoir qu’une demande CH offre une filière d’immigration de remplacement, ce qui va à l’encontre de la déclaration sans équivoque de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy.

[70] L’article 25 de la Loi prévoit que les critères ou obligations de la Loi peuvent être levés pour des motifs d’ordre humanitaire, « compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». Il s’agit d’une mesure de redressement discrétionnaire. En l’espèce, si la dispense était accordée, les demandeurs pourraient présenter une demande de résidence permanente en restant au Canada, plutôt qu’en retournant en Colombie, puis en tentant d’immigrer au Canada en se conformant aux critères d’admissibilité applicables de la Loi. Ainsi qu’il est indiqué ci-après, la jurisprudence confirme que la dispense est une mesure « exceptionnelle », mais qui n’est pas impossible à obtenir.

[71] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a exposé en détail les orientations devant guider l’interprétation et l’application de l’article 25.

[72] La Cour suprême du Canada a souscrit à l’approche précédemment exposée dans Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338 [Chirwa], selon laquelle les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » [non souligné dans l’original] (Kanthasamy, au para 13).

[73] Bien que cela puisse sembler un motif subjectif et large pour accorder une dispense, la Cour suprême du Canada a ajouté, au paragraphe 23, que la procédure d’examen pour considérations d’ordre humanitaire ne vise pas à offrir un régime d’immigration parallèle et que « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés », mais que mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense.

[74] La Cour suprême a expliqué que les éléments justifiant l’octroi d’une mesure de redressement au titre de l’article 25 varient en fonction des faits et du contexte propres à chaque affaire. Les aspects importants de l’arrêt Kanthasamy sont les orientations précises que la Cour a formulées et selon lesquelles il faut éviter d’imposer un seuil de difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées et il faut « soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes » (au para 33; voir aussi le para 25) [souligné dans l’original].

[75] Dans Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 287, au paragraphe 23, la juge Strickland a saisi l’essentiel d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, en mentionnant qu’une telle mesure dispenserait notamment un demandeur de l’obligation de quitter le Canada pour présenter une demande de résidence permanente « par les voies habituelles ». La juge Strickland a souligné le fait qu’« [u]ne dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure d’exception, discrétionnaire par surcroît » et qu’il « incombe au demandeur d’établir qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est justifiée ».

[76] Dans l’affaire Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265, au paragraphe 17 [Huang], le juge en chef a également insisté sur le fait que l’article 25 offre une « dispense exceptionnelle » par rapport à ce qui serait l’application régulière de la Loi.

[77] Dans Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313, au paragraphe 16 [Shackleford], le juge Roy explique plus en détail le principe selon lequel une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle, en notant ce qui suit :

[16] L’arrêt Kanthasamy ne déroge pas à l’exigence suivant laquelle la mesure consistant à accorder une dispense fondée sur des considérations CH doit être exceptionnelle et discrétionnaire. Ceci n’est pas nouveau. Cette exigence est prévue par la Loi, ainsi que par ses versions précédentes, depuis 1966-1967 (voir Kanthasamy, au par. 12). Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, au par. 15 : « Ce recours n’appartient pas aux catégories d’immigration normales, ou à ce qui est décrit comme “l’asile”, par lesquelles les étrangers peuvent venir au Canada de façon permanente, mais constitue une sorte de soupape de sécurité disponible pour des cas exceptionnels. Une telle exemption “ne vise pas à créer une filière d’immigration de remplacement ni à offrir un mécanisme d’appel aux demandeurs d’asile” ou aux demandeurs de résidence permanente déboutés ». Rien dans l’arrêt Kanthasamy ne laisse entendre que les demandes CH sont autre chose qu’exceptionnelles : la description contenue dans la décision Chirwa elle-même, le fait que ces demandes ne se veulent pas un régime d’immigration de remplacement et que les difficultés associées au fait de quitter le Canada ne suffisent pas, tout cela indique clairement que les considérations CH doivent être suffisamment importantes pour se prévaloir du paragraphe 25(1). Il faut davantage qu’une affaire qui attire la sympathie.

[78] En ce qui concerne les facteurs susceptibles de justifier une mesure de redressement, le juge Roy, au paragraphe 15 de Shackleford, a mentionné que la description dans Chirwa, qui a été avalisée dans Kanthasamy, indique que les difficultés demeurent une considération et qu’il faut établir le degré de gravité des malheurs des demandeurs :

[15] En fait, il existe une description de ce qui constitue des considérations d’ordre humanitaire qui donne la mesure de ce qui constitue le seuil pour les demandes fondées sur le paragraphe 25(1). Il suffit pour s’en convaincre d’examiner celle présentée dans l’arrêt Kanthasamy et jugée à même de constituer des considérations CH. Ce qu’offre le paragraphe 25(1) est une « mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” (Chirwa, p. 364) » (Kanthasamy, au par. 21). Il est difficile de voir comment le désir de soulager les malheurs d’une autre personne ne suppose pas une forme de difficultés subies par une autre. En fait, les malheurs sont tels qu’ils suscitent et provoquent le désir de les soulager, ce qui signale aussi un degré de gravité.

[79] Dans Huang, le juge en chef a également expliqué, aux paragraphes 18 et 19, les exigences à remplir pour satisfaire au « critère » défini dans Chirwa relativement aux demandes pour considérations d’ordre humanitaire :

[18] Pour satisfaire à ce critère, il ne suffit pas d’établir simplement l’existence réelle ou probable de malheurs, par rapport aux citoyens canadiens et aux résidents permanents du Canada. Il s’agit là d’une situation que l’on pourrait voir facilement établie par la plupart des personnes qui sont frappées d’une mesure de renvoi ou qui vivent dans un pays où les normes de vie sont nettement inférieures à celle dont on jouit au Canada. Comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada : « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés » : arrêt Kanthasamy, précité, au paragraphe 23. Dans le même ordre d’idées, le fait de vivre à l’étranger et de demander, sans succès, une dispense pour considérations d’ordre humanitaire comportera forcément son lot de difficultés.

[19] L’article 25 a été adopté pour répondre aux situations dans lesquelles les conséquences d’une expulsion « affecterai[ent] plus certaines personnes que d’autres […], à cause de certaines circonstances » : arrêt Kanthasamy, précité, au paragraphe 15 [non souligné dans l’original], citant les Procès-verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Politique de l’immigration, fascicule no 49, 1re sess., 30lég., 23 septembre 1975, à la page 12. C’est donc dire que la personne qui demande la dispense exceptionnelle fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’offre la LIPR doit faire la preuve de l’existence réelle ou probable de malheurs ou d’autres considérations d’ordre humanitaire qui sont supérieurs à ceux auxquels sont habituellement confrontées les personnes qui demandent la résidence permanente au Canada. [Souligné dans l’original.]

[80] Le juge en chef a résumé ce point, au paragraphe 20 de Huang, en déclarant « que la personne qui demande une telle dispense [pour considérations d’ordre humanitaire] doit faire la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances qui sont de nature exceptionnelle, par rapport à d’autres personnes qui demandent la résidence permanente depuis le Canada ou l’étranger » [souligné dans l’original].

[81] En ce qui a trait à l’intérêt supérieur de l’enfant, qui est un facteur important dans une demande CH touchant directement des enfants, les principes établis dans l’arrêt Baker continuent de s’appliquer (Kanthasamy, aux para 38, 39).

[82] Au paragraphe 75 de l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :

La question certifiée demande s’il faut considérer l’intérêt supérieur des enfants comme une considération primordiale dans l’examen du cas d’un demandeur sous le régime du par. 114(2) et du règlement. Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable [non souligné dans l’original].

[83] La jurisprudence indique que l’approche générale consiste à déterminer ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant; à déterminer la mesure dans laquelle cet intérêt serait compromis par l’une ou l’autre décision et, enfin, à déterminer le poids qui doit être accordé à l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre de l’ensemble de la demande CH (Egwuonwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 231, au para 64).

[84] La jurisprudence établit également que le fait que le Canada puisse offrir un endroit plus agréable à vivre que le pays d’origine n’est pas un facteur décisif pour déterminer s’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de rester au Canada, pas plus qu’une évaluation positive de l’intérêt supérieur de l’enfant ne donne nécessairement ouverture à une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Comme l’a déclaré le juge de Montigny, tel était alors son titre, dans l’affaire Landazuri Moreno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 481, aux paragraphes 36, 37 [Landazuri Moreno], il en faut davantage :

[36] Il ne suffit pas de décrire simplement les conditions générales qui sont pires dans le pays de renvoi, comparativement aux conditions prévalant au Canada. Le demandeur doit démontrer la probabilité que lui et ses enfants soient assujettis à ces conditions personnellement. Comme je l’ai écrit dans la décision Serda, au paragraphe 31 :

Enfin, les demandeurs font valoir que la situation en Argentine est pitoyable et néfaste pour les enfants. Ils citent des statistiques tirées de la preuve documentaire que l’agente d’immigration a elle-même examinée pour démontrer que le Canada est un endroit plus agréable pour vivre en général. Mais le fait que le Canada soit un endroit plus agréable pour vivre n’est pas un facteur déterminant dans l’issue d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaires […]; s’il en était autrement, il faudrait donner à la vaste majorité des personnes qui vivent illégalement au Canada le statut de résident permanent pour des raisons d’ordre humanitaire. De toute évidence, telle n’était pas l’intention du Parlement lorsqu’il a promulgué l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

[37] En l’absence d’éléments probants de nature personnelle démontrant le contraire, l’agent pouvait raisonnablement conclure que l’intérêt supérieur des enfants était de demeurer aux bons soins de leurs parents et qu’on pouvait s’attendre raisonnablement que les difficultés associées à leur réinstallation seraient minimales compte tenu de leur jeune âge. Aucune preuve n’indiquait que les enfants n’accéderaient pas aux soins de santé et à l’éducation en Colombie ou au Mexique, et il n’était assurément pas suffisant de démontrer que le Canada est un endroit plus agréable pour vivre que le pays d’origine de leurs parents. Il convient également de présumer que l’agent a examiné le rapport présenté par le demandeur, même s’il n’y a pas fait mention spécifiquement [non souligné dans l’original].

[85] Relativement à la prise en compte des opinions de l’enfant, le juge en chef a mentionné, au paragraphe 24 de Huang, que l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant doit être « hautement contextuelle et sensible à l’âge, à la capacité, aux besoins et au degré de maturité de chaque enfant ». Le juge en chef a ajouté, au paragraphe 25, que les opinions de l’enfant doivent être « dûment prises en considération » eu égard à l’âge et au degré de maturité de l’enfant.

[86] La jurisprudence post-Kanthasamy confirme notamment les principes suivants :

  • La dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure de redressement discrétionnaire et exceptionnelle;

  • Les cours de révision ne doivent pas substituer leur pouvoir discrétionnaire à celui de l’agent;

  • Les difficultés peuvent être prises en considération, sans qu’il s’agisse nécessairement de difficultés excessives, injustifiées et démesurées;

  • Un certain degré de difficultés est la conséquence normale du renvoi et ne justifie pas, en soi, une dispense;

  • Les demandeurs doivent démontrer, à l’aide d’éléments de preuve suffisants, que les malheurs ou les difficultés auxquels ils seront exposés sont relativement plus importants que ceux auxquels font habituellement face les autres personnes qui présentent une demande de résidence permanente au Canada;

  • L’intérêt supérieur de l’enfant est un facteur important, mais qui n’est pas nécessairement déterminant quant à l’issue de la demande CH;

  • Tous les facteurs pertinents doivent être examinés et pondérés.

 

Comme l’a mentionné le juge Roy dans Shackleford, il faut davantage qu’une affaire qui attire la sympathie.

[87] J’ai appliqué ces principes de la jurisprudence à mon examen de la décision de l’agent.

A. Les documents de mars 2019 ne faisaient pas partie de la demande CH des demandeurs

[88] Les documents qui ont été présentés par les demandeurs en mars 2019 ne faisaient pas partie des éléments de preuve déposés à l’appui de leur demande CH et, comme l’ont admis les demandeurs, ils ne figurent pas dans le DCT.

[89] Dans une lettre envoyée aux demandeurs en mars 2019, IRCC leur demandait de fournir, pour chaque demandeur, d’autres documents établissant que chacun répondait aux critères d’admissibilité au Canada (évaluation médicale et financière, vérification des antécédents criminels, enquête de sécurité et contrôle de l’identité). La lettre précisait que, si les demandeurs fournissaient les documents demandés dans le délai prescrit (c.-à-d. avant le règlement de leur demande CH), ils [traduction] « pourraient accélérer le traitement de leur demande et l’obtention du statut de résident permanent (pour eux et les membres de la famille visés par la demande) si leur demande de dispense était approuvée ». La lettre demandait aux demandeurs de fournir une preuve d’examen médical, dans la forme prescrite, des certificats de police, des passeports et des renseignements financiers, en y joignant les droits de résidence permanente, et précisait ce qui suit :

[traduction]
« Votre demande de résidence permanente pourrait être refusée si vous n’êtes pas autonome financièrement, c’est-à-dire si vous recevez des prestations d’aide sociale, que ce soit de façon directe ou indirecte, et si vous n’avez pas été dispensé de l’obligation d’être autonome. Veuillez fournir à notre bureau une copie d’une lettre d’emploi récente ou d’un talon de paye récent ou des justifications pour lesquelles vous ne travaillez pas. »

[90] Le demandeur atteste que les documents demandés ont été produits et qu’ils ont été joints à son affidavit déposé dans le cadre de la présente demande.

[91] Dans leur lettre d’accompagnement datée du 25 mars 2019 et adressée à IRCC, les demandeurs mentionnent que le demandeur occupait également un emploi à temps partiel depuis février 2019 et que la demanderesse travaillait depuis septembre 2018. Les documents présentés comprenaient un avis de cotisation du demandeur pour l’année 2018, sur lequel étaient indiqués des revenus d’environ 21 000 $ pour cette année-là.

[92] Je suis d’avis que les documents demandés par IRCC en mars 2019 ne visaient que le seul objectif décrit dans cette lettre, à savoir accélérer le traitement de la demande de visa de résident permanent dans l’éventualité où la dispense pour considérations d’ordre humanitaire serait accordée. Il ne s’agissait pas d’une demande visant à mettre à jour ou à améliorer les observations des demandeurs à l’appui de leur demande CH. Lors du dépôt de leur demande CH, en avril 2018, les demandeurs étaient tenus de fournir une demande complète, étayée par des éléments de preuve suffisants. Il serait impossible pour les agents d’immigration de rendre une décision définitive à l’égard des demandes CH si des demandeurs étaient autorisés à continuellement mettre à jour leurs observations à l’appui de ces demandes. Il est raisonnable de s’attendre à ce que, plus un étranger reste longtemps au Canada en attendant le traitement de sa demande CH (en présumant qu’il n’a pas été renvoyé dans l’intervalle), plus il aura de chances de s’établir, par exemple, en occupant un emploi stable, en améliorant sa stabilité financière ou en suivant des formations ou des études – tous des facteurs susceptibles de renforcer une demande CH. Il est possible que ce soit le cas des demandeurs, qui ont peut-être eu l’occasion de mieux s’établir au Canada pendant le traitement de leur demande CH, puisqu’ils sont restés au Canada en attendant qu’une décision soit rendue. Cependant, les demandeurs ont présenté leur demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire en avril 2018, et l’agent a fondé sa décision sur leur situation et les éléments de preuve qu’ils ont présentés à ce moment-là.

[93] Les renseignements fournis en mars 2019 portaient sur la situation des demandeurs après le dépôt de leur demande CH. Ces renseignements indiquaient que la demanderesse n’a commencé à travailler qu’en septembre 2018, soit cinq mois après le dépôt de la demande CH. L’emploi de livraison de fournitures médicales à temps partiel ou occasionnel du demandeur n’a débuté qu’en février 2019, un mois avant la lettre d’IRCC et dix mois après le dépôt de la demande CH. La lettre du centre du bâtiment mentionne que le demandeur a commencé à acheter des matériaux de construction le 26 mars 2018, deux semaines seulement avant le dépôt de la demande CH. L’avis de cotisation de 2018 ne faisait état que d’un revenu d’environ 21 000 $. Aucun avis de cotisation n’a été déposé à l’appui de la demande CH en avril 2018.

[94] Je reconnais que la lettre de mars 2019 d’IRCC a pu donner aux demandeurs l’impression qu’ils pouvaient fournir d’autres renseignements, autres que ceux expressément demandés, et que ces renseignements viendraient compléter leurs observations à l’appui de leur demande CH. Pour éviter de créer de faux espoirs, IRCC devrait envisager d’utiliser un langage plus prudent dans ces lettres, afin d’expliquer clairement que les décisions à l’égard des demandes CH sont rendues sur la base des observations faites au moment du dépôt de la demande, sauf dans le cas d’exemptions précises.

B. L’évaluation et les conclusions de l’agent concernant l’établissement des demandeurs sont raisonnables

[95] Ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 63 de Brar, l’agent qui évalue une demande CH doit prendre en compte plusieurs critères témoignant du degré d’établissement. Ces critères, qui ont été confirmés par la jurisprudence, notamment par l’arrêt Kanthasamy, sont conformes aux directives données aux agents chargés d’examiner les demandes CH, lesquelles directives sont énoncées dans des guides opérationnels et sont également accessibles au public sur le site Web d’IRCC. La décision de l’agent montre que ces critères ont été pris en compte.

[96] Le plus récent guide destiné aux personnes qui présentent une demande pour considérations d’ordre humanitaire a été publié en juin 2021; ce guide, lui aussi accessible au public, énonce une série de facteurs, notamment ceux concernant l’établissement, et précise que la demande CH ne se limite pas à ces facteurs. Le guide du demandeur mentionne également les facteurs liés à l’intérêt supérieur de l’enfant, notamment l’âge de l’enfant, son établissement au Canada, les conditions dans le pays d’origine qui pourraient avoir des conséquences sur l’enfant, ainsi que les besoins médicaux, les études et le genre de l’enfant. Le guide précise que l’intérêt supérieur de l’enfant ne dépasse pas en importance les autres facteurs et qu’il ne s’agit qu’un des nombreux facteurs importants à prendre en compte. Le guide mentionne aussi que le demandeur doit fournir des renseignements et des documents précis au sujet de la façon dont les enfants seraient touchés.

[97] L’agent n’a pas commis d’erreur en n’accordant aucune importance à l’établissement ou aux conditions défavorables dans le pays. Bien que l’arrêt Kanthasamy précise que toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes doivent être prises en compte et qu’il est inhabituel qu’« aucun » poids ne soit accordé à un facteur particulier, c’est l’évaluation globale, qui prend en compte, soupèse et met en balance tous les facteurs, qui détermine si la dispense doit être accordée. Par exemple, même si certains agents peuvent attribuer « un certain » poids, ou encore un poids « faible », « minimal » ou « important » à divers facteurs, la décision repose sur le poids relatif de chacun et sur l’évaluation globale. En l’espèce, il ne fait aucun doute que l’agent a tenu compte de l’établissement et qu’il y a accordé un poids – même s’il s’agissait d’un poids nul. Qui plus est, le rôle de la Cour n’est pas de réévaluer la preuve.

[98] L’agent n’a pas fait abstraction d’éléments de preuve ni n’en a fait une interprétation erronée, et il n’a pas tiré de conclusions incompatibles avec les éléments de preuve versés au dossier.

[99] L’opposition des demandeurs à la conclusion de l’agent selon laquelle ils ne parlaient pas l’anglais n’est pas justifiée, car eux-mêmes ont indiqué dans leur demande qu’ils ne parlaient ni l’anglais ni le français et qu’ils avaient besoin d’un interprète espagnol. L’agent n’était pas censé supposer que les demandeurs pouvaient parler l’anglais parce que certains de leurs documents personnels étaient en anglais.

[100] Les conclusions de l’agent concernant l’établissement des demandeurs sur le plan financier sont fondées sur les éléments de preuve présentés. Aucun élément de preuve ne faisait mention d’un emploi stable ou d’un revenu suffisant pour subvenir aux besoins de la famille. Les éléments de preuve du demandeur ne font état que d’un travail occasionnel et de dépôts provenant de sources inconnues. La demanderesse ne travaillait pas.

[101] Contrairement à ce que font valoir les demandeurs, l’agent n’a pas conclu que les virements électroniques versés au demandeur étaient des prêts. L’agent a seulement conclu qu’il n’existait aucune preuve quant à l’origine de ce revenu et que celui-ci n’était pas suffisant pour subvenir aux besoins de la famille.

[102] La seule autre preuve de l’établissement des demandeurs était qu’ils avaient des amis au Canada et qu’ils s’étaient bien adaptés.

[103] Je ne suis pas d’accord pour dire que l’évaluation faite par l’agent du degré d’établissement des demandeurs rappelle celle que la Cour a jugé problématique dans Lauture (au para 26). L’agent n’a pas utilisé la capacité d’adaptation des demandeurs au Canada à leur défaveur pour conclure qu’ils pourraient s’établir de nouveau en Colombie. L’agent a évalué le degré d’établissement, mais n’y a accordé aucun poids. De même, l’agent n’a accordé aucun poids aux conditions défavorables dans le pays, présentées comme des difficultés. Les faits en l’espèce diffèrent en outre sensiblement de ceux dans Lauture, où l’agent a conclu que le degré d’établissement des demandeurs était « remarquable ».

[104] L’agent a noté que, lors de l’audition de leur demande d’asile, les demandeurs n’ont pas soulevé les risques allégués comme étant des difficultés. Bien que l’agent ait pris acte des décisions de la SPR et de la SAR, les difficultés qu’il a évaluées étaient fondées sur les conditions générales dans le pays. L’agent a raisonnablement conclu que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de démontrer comment l’une ou l’autre des conditions dans le pays les toucherait personnellement. Les difficultés inévitables liées à la réinstallation dans le pays d’origine ne sont pas suffisantes pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

C. L’évaluation de l’intérêt supérieur du fils des demandeurs était raisonnable

[105] Comme je l’ai indiqué précédemment, l’approche à utiliser aux fins de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le contexte d’une demande CH consiste généralement à déterminer ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant, dans quelle mesure cet intérêt serait compromis par l’une ou l’autre décision et, enfin, quel poids devrait être accordé à l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre de l’ensemble de la demande CH. Dans l’arrêt Kanthasamy, au paragraphe 39, la Cour suprême a indiqué que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être examiné avec beaucoup d’attention « eu égard à l’ensemble de la preuve ».

[106] On ne peut reprocher à l’agent, en l’espèce, de ne pas avoir commencé son analyse par la détermination de l’intérêt supérieur du fils des demandeurs, puisqu’aucune preuve matérielle n’a été présentée à ce sujet. Les observations étaient fondées sur des renvois à la situation générale dans le pays et sur les lettres décrivant le désir du fils de rester au Canada.

[107] L’agent a adapté l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant dans la mesure du possible, en se fondant sur les éléments de preuve et les observations. L’agent a examiné les avantages et les inconvénients pour le fils de neuf ans des demandeurs de rester au Canada, où il vivait depuis trois ans, et ceux de retourner en Colombie.

[108] En ce qui concerne les observations des demandeurs selon lesquelles leur fils aurait des difficultés linguistiques à l’école car il ne maîtrise pas l’espagnol et qu’il devrait reprendre ses études à cause des différences dans les programmes scolaires, la conclusion de l’agent voulant que leur fils parle l’espagnol et qu’il pourrait fréquenter une école espagnole n’a rien d’une hypothèse. Aucun élément de preuve n’indiquait qu’il n’y avait pas d’écoles bilingues en Colombie, dans l’éventualité où le fils des demandeurs souhaiterait poursuivre ses études dans les deux langues. L’agent a raisonnablement conclu que rien ne prouvait que l’enfant ne pourrait pas faire d’études en Colombie, même si le système est différent de celui au Canada.

[109] L’agent a également tenu compte du fait que le fils des demandeurs a pu s’adapter, lors de son arrivée au Canada, et que l’on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’il puisse aussi s’adapter à son retour en Colombie, où vit sa famille élargie. Il ne s’agit pas d’une hypothèse, mais d’une conclusion fondée sur les propres observations des demandeurs et sur l’absence de preuve indiquant que l’enfant ne pourrait pas s’adapter. L’agent a pris acte de l’âge du fils, de son désir de rester au Canada et des lettres d’amis qui souhaitent également qu’il reste au pays. Cependant, la préférence d’un enfant ne constitue pas une preuve matérielle et n’est pas un facteur déterminant.

[110] Les observations des demandeurs sur l’intérêt supérieur de leur fils sont fondées principalement sur les souhaits de ce dernier et sur leurs observations selon lesquelles le Canada offre un meilleur endroit pour vivre et y faire des études. La jurisprudence a toutefois établi que le fait que le Canada puisse offrir un endroit agréable à vivre ne suffit pas pour justifier une évaluation positive de l’intérêt supérieur de l’enfant et ne constitue pas un facteur déterminant dans l’examen d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[111] De plus, comme dans l’affaire Landazuri Moreno, il n’existe en l’espèce aucun élément de preuve indiquant comment le fils des demandeurs serait personnellement touché par les conditions défavorables dans le pays qui ont été invoquées par les demandeurs, notamment la malnutrition, la violation des droits de la personne ou l’accès à l’éducation. Le souhait exprimé par le fils et les observations des demandeurs selon lesquelles il est préférable pour leur fils de rester au Canada ne sont tout simplement pas suffisants – comme l’a raisonnablement conclu l’agent.

[112] Contrairement à ce que prétendent les demandeurs, l’agent n’a pas implicitement appliqué quelque critère de difficultés dans son examen de l’intérêt supérieur de l’enfant. L’agent a plutôt rappelé le principe énoncé dans l’arrêt Kanthasamy selon lequel aucun enfant ne mérite d’être exposé à des difficultés. Le renvoi du Canada comporte inévitablement des difficultés normales, mais celles-ci ne justifient pas que l’on conclue que l’intérêt supérieur de l’enfant est prépondérant ou l’emporte sur d’autres considérations. L’agent a simplement conclu que le retour en Colombie présenterait certaines « difficultés » qui n’étaient toutefois pas insurmontables, compte tenu de la capacité d’adaptation de l’enfant, du rôle soutenu de ses parents et de la présence de sa famille en Colombie.

[113] Comme je l’ai mentionné précédemment, la jurisprudence établit qu’il incombe au demandeur d’établir qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est justifiée par la présentation d’éléments de preuve suffisants, notamment des éléments sur l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché. L’agent a raisonnablement conclu que les demandeurs n’ont pas satisfait à cette obligation.

[114] En conclusion, l’évaluation que l’agent a faite de chaque facteur, son évaluation globale de tous les facteurs pertinents dans l’examen d’une demande CH et sa conclusion qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifiée sont raisonnables.

VIII. La décision relative à l’ERAR est raisonnable

[115] Contrairement à ce que font valoir les demandeurs, l’agent n’a pas besoin que notre Cour lui donne des directives quant à l’objet d’un ERAR ou à la manière de mener un ERAR. L’évaluation de l’agent est conforme à l’objectif d’un ERAR.

[116] L’ERAR n’est pas une occasion pour le demandeur de présenter de nouveau ses arguments à l’appui de sa demande d’asile initiale ou d’interjeter appel du rejet de sa demande d’asile par la SPR ou la SAR. L’ERAR a pour but de déterminer si, depuis que la SPR ou la SAR a rendu sa décision, sont survenus des changements tels dans la situation du demandeur que celui-ci aurait maintenant besoin de protection en tant que réfugié. Comme tout autre examen des risques, l’ERAR est un exercice prospectif. L’ERAR porte principalement sur des éléments de preuve sur des risques qui n’ont pas été présentés à la SPR, par exemple des éléments indiquant un changement dans la situation depuis l’audience devant la SPR ou des éléments qui n’étaient pas normalement accessibles au moment de l’audience.

[117] L’observation des demandeurs selon laquelle l’agent a commis une erreur en énonçant l’objectif d’un ERAR, et que ceci a entaché son analyse, n’est pas corroborée par les motifs de l’agent lorsque ceux-ci sont lus dans leur contexte. Ainsi qu’il est indiqué dans l’arrêt Vavilov, les motifs ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection.

[118] L’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]
Une demande d’ERAR a pour seul objectif d’évaluer de nouveaux éléments de preuve présentés après la décision de la Section de la protection des réfugiés ou de la Section d’appel des réfugiés en application de l’alinéa 113a) de la Loi, afin de déterminer si une personne est exposée à des menaces pour sa vie ou à un risque de persécution, de torture ou de traitements ou de peines cruels et inusités survenus depuis la décision défavorable. La demande d’ERAR n’est pas un mécanisme permettant d’interjeter appel ou de revoir une décision de la Section de la protection des réfugiés ou de la Section d’appel des réfugiés, mais plutôt un mécanisme pour évaluer la situation actuelle; la date d’un document ne suffit pas à établir l’existence de nouveaux éléments de preuve et ceux-ci doivent contenir des renseignements importants ou sensiblement différents de ceux qui ont été présentés à la Section de la protection des réfugiés ou à la Section d’appel des réfugiés. La date du document n’est pas ce qui en fait un nouvel élément de preuve.

[119] Je ne relève aucune erreur dans la manière dont l’agent a défini ou compris l’objectif de l’ERAR. Les demandeurs cherchent à décortiquer les fragments d’une phrase et à se concentrer sur la mention selon laquelle le « seul objectif » est d’évaluer de nouveaux éléments de preuve, sans lire les mots dans leur contexte. L’agent a raison de dire que le but de l’ERAR est d’évaluer la situation actuelle en fonction des risques. Il ne s’agit pas d’un appel interjeté à l’encontre de la demande d’asile ni d’une « reprise » de cette demande. De plus, les nouveaux éléments de preuve doivent être pertinents et liés aux allégations et aux observations des demandeurs.

[120] L’agent a aussi mentionné, à juste titre, qu’il incombe aux demandeurs de démontrer comment les « nouveaux éléments de preuve » satisfont aux critères énoncés à l’alinéa 113a) de la Loi et comment ils s’appliquent à leur situation. Les demandeurs ne l’ont pas fait. L’article qui a été présenté a peu – ou pas – de lien avec les risques associés aux personnes inconnues, qui ont été mentionnés dans les allégations des demandeurs. L’approche utilisée par l’agent est conforme à la jurisprudence régissant cette question (voir, par exemple, Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, aux para 10-13).

[121] Comme l’agent a conclu que l’article présenté par les demandeurs ne constituait pas un nouvel élément de preuve, il n’était pas tenu d’en tenir compte. L’agent en a néanmoins tenu compte et a raisonnablement conclu que cet article n’apportait rien de nouveau à l’examen des risques qui avait été fait par la SPR et la SAR.

[122] Bien que les demandeurs fassent valoir que la SPR et la SAR n’ont pas mis en doute les menaces à leur endroit, la SPR et la SAR ont clairement conclu que les allégations des demandeurs ne justifiaient pas une protection en qualité de réfugiés. En plus de conclure que les demandeurs n’avaient pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l’État, la SPR et la SAR ont également conclu que tout risque auquel les demandeurs faisaient face n’était pas lié aux motifs de la Convention et que les demandeurs n’avaient pas établi de manière suffisante qu’ils étaient exposés à des menaces pour leur vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités. Par conséquent, le fait que les documents sur la situation dans le pays montrent que rien n’a changé en Colombie depuis que la SPR et la SAR ont rendu leurs décisions vient réfuter l’allégation des demandeurs selon laquelle ils font face, en Colombie, à des risques contre lesquels ils ont besoin de protection.

[123] En conclusion, l’agent n’a pas commis d’erreur en énonçant l’objectif de l’ERAR ou en évaluant les risques allégués par les demandeurs, lesquels risques étaient les mêmes que ceux évalués par la SPR et la SAR.


JUGEMENT dans les dossiers IMM-121-20 et IMM-124-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue par l’agent relativement à la demande CH (IMM-121-20) est rejetée.

  2. La demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue par l’agent relativement à la demande d’ERAR (IMM-124-20) est rejetée.

  3. Il n’y a aucune question certifiée dans les dossiers IMM-121-20 ou IMM-124-20.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-121-20 et IMM-124-20

 

INTITULÉ :

JOSE EUSEBIO BUITRAGO REY ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juillet 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 août 2021

 

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

 

Pour les demandeurs

 

Meenu Ahluwalia

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

Pour le défendeur

 

 

 

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