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Date : 20210907


Dossier : T-1862-17

Référence : 2021 CF 923

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeurs

et

BOŽO JOZEPOVIĆ

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une requête en appel présentée en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, à l’encontre de la décision du 3 juin 2021 (2021 CF 536) par laquelle la protonotaire Tabib, a ordonné aux ministres demandeurs de divulguer certains documents à l’égard desquels un privilège a été revendiqué. La Cour a ordonné la divulgation au motif que la nature de l’instance exigeait des ministres qu’ils se conforment aux exigences de divulgation énoncées dans l’arrêt R c Stinchcombe, [1991] 3 RCS 326 [Stinchcombe].

[2] L’action est intentée en vertu des dispositions de la partie II de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29. Les ministres sollicitent :

  • i) conformément au paragraphe 10.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, une déclaration portant que l’acquisition de la citoyenneté canadienne du défendeur est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels concernant sa participation à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité en Bosnie;

  • ii) conformément au paragraphe 10.5(1) de la Loi sur la citoyenneté, une déclaration portant que le défendeur est interdit de territoire au Canada pour avoir porté atteinte aux droits humains ou internationaux.

[3] Si la déclaration visée au paragraphe 10.1(1) est prononcée, elle aurait pour effet de révoquer la citoyenneté du défendeur : paragraphe 10.1(3) de la Loi sur la citoyenneté. Si la déclaration visée au paragraphe 10.5(1) est prononcée, alors, conformément au paragraphe 10.5(3) de la Loi sur la citoyenneté, elle constituerait une mesure de renvoi contre le défendeur aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[4] Au cours du litige, les ministres ont produit un affidavit de documents dans lequel figuraient plusieurs documents qui, selon eux, ne pouvaient être produits en raison d’un privilège relatif au litige. Les documents en question comprenaient des déclarations de témoins, des transcriptions de l’interrogatoire de témoins et des affidavits de témoins éventuels. La protonotaire Tabib a statué que bon nombre de ces documents pouvaient être produits, même s’ils étaient visés par un privilège, puisque les principes de l’arrêt Stinchcombe s’appliquaient au litige.

[5] Les ministres ont déposé devant notre Cour une requête en appel de la décision de la protonotaire Tabib et, en réponse, le défendeur a demandé à la Cour de préciser que les documents du ministère de la Justice dont la divulgation n’avait pas été ordonnée ne comprenaient pas les affidavits qu’il avait préparés.

[6] Les deux parties ont préparé des mémoires détaillés sur le fond de l’appel; toutefois, avant l’audience, la Cour a émis une directive aux parties afin que soit examinée, à titre préliminaire, la question de savoir si la Cour avait compétence pour instruire l’appel :

[traduction]

L’article 10.6 de la Loi sur la citoyenneté, intitulé « Jugements interlocutoires sans appel », prévoit ce qui suit :

10.6 Malgré l’alinéa 27(1)c) de la Loi sur les Cours fédérales, les jugements interlocutoires relatifs à une déclaration visée aux paragraphes 10.1(1) ou 10.5(1) ne sont pas susceptibles d’appel.

La Cour se demande si un appel peut être interjeté devant elle à l’encontre la décision de la protonotaire Tabib. Les parties sont tenues de traiter la question à titre préliminaire lors de l’audience du 2 septembre 2021.

[7] Les ministres sont d’avis que l’article 10.6 de la Loi sur la citoyenneté n’interdit pas d’interjeter appel d’une décision interlocutoire prononcée par un protonotaire, qui est susceptible d’appel en vertu du paragraphe 51(1) des Règles des Cours fédérales. Il n’interdit que les appels à l’encontre de décisions de notre Cour devant la Cour d’appel fédérale, qui seraient autrement susceptibles d’appel en vertu de l’alinéa 27(1)c) de la Loi sur les Cours fédérales. Les ministres affirment qu’il en est ainsi puisqu’il s’agit du seul appel spécifiquement mentionné à l’article 10.6 de la Loi sur la citoyenneté.

[8] Les ministres soutiennent que si l’intention du législateur était d’interdire également les appels à l’encontre de décisions d’un protonotaire, l’article aurait utilisé un libellé précis à cet effet, par exemple : « Malgré l’alinéa 27(1)c) de la Loi sur les Cours fédérales et le paragraphe 51(1) des Règles des Cours fédérales, les jugements déclaratoires relatifs à une déclaration visée aux paragraphes 10.1(1) ou 10.5(1) ne sont pas susceptibles d’appel. »

[9] Le défendeur soutient, avec réticence, que l’article 10.6 de la Loi sur la citoyenneté interdit aux ministres d’interjeter appel en l’espèce.

[10] Il n’existe pas de jurisprudence concernant l’article 10.6 de la Loi sur la citoyenneté. Il convient de l’interpréter selon le principe moderne énoncé pour la première fois par Elmer Driedger dans l’ouvrage Construction of Statutes (2e éd 1983), et cité avec approbation par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, à la page 41 :

[traduction]

Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[11] À mon avis, le sens grammatical et ordinaire des mots de l’article 10.6 de la Loi sur la citoyenneté est qu’aucun appel ne peut être interjeté à l’encontre d’un jugement interlocutoire dans une action en déclaration fondée sur les paragraphes 10.1(1) ou 10.5(1) de la Loi sur la citoyenneté. En l’espèce, l’action porte exactement sur ce type de recours.

[12] L’interprétation que les ministres invitent la Cour à adopter donne un résultat surprenant et inusité. Selon leur interprétation, si la requête en production est instruite par un protonotaire, elle peut faire l’objet d’un appel devant un juge; cependant, si la même requête est entendue par un juge, il n’y a pas d’appel possible. Je n’ai entendu aucun motif convaincant qui expliquerait pourquoi le législateur choisirait d’autoriser un appel dans un cas, mais pas dans l’autre, lorsque c’est la même requête qui est examinée par chacun des décideurs.

[13] Je n’accepte pas l’argument des ministres selon lequel une disposition législative qui interdit d’interjeter appel à l’encontre d’une ordonnance prononcée par un protonotaire en vertu du paragraphe 51(1) des Règles des Cours fédérales exige que la disposition législative fasse expressément référence au paragraphe 51(1). En fait, c’est l’inverse qui est prévu. En effet, le paragraphe 1.1(2) des Règles des Cours fédérales [les Règles] prévoit qu’une disposition législative qui est incompatible avec les Règles prévaut :

Les dispositions de toute loi fédérale ou de ses textes d’application l’emportent sur les dispositions incompatibles des présentes règles.

In the event of any inconsistency between these Rules and an Act of Parliament or a regulation made under such an Act, that Act or regulation prevails to the extent of the inconsistency.

[14] La relation entre une disposition législative qui interdit d’interjeter appel et le paragraphe 1.1(2) des Règles a été examiné par notre Cour dans la décision Yogalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 540 [Yogalingam]. La décision Yogalingam concernait un appel à l’encontre de la décision d’un protonotaire relativement à une requête en prorogation du délai fixé pour la production du dossier de demande. Pour conclure que la décision interlocutoire rendue dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur la LIPR n’était pas susceptible d’appel, le juge O’Keefe a examiné l’alinéa 72(2)e) de la LIPR, qui prévoit ce qui suit :

Les dispositions suivantes s’appliquent à la demande d’autorisation :

[…]

e) le jugement sur la demande et toute décision interlocutoire ne sont pas susceptibles d’appel.

The following provisions govern an application under subsection (1):

[…]

(e) no appeal lies from the decision of the Court with respect to the application or with respect to an interlocutory judgment.

 

Il a en outre examiné la version antérieure du paragraphe 1.1(2), dont le libellé est identique à celui de la disposition actuelle. Il a conclu qu’il y avait incompatibilité entre le paragraphe 51(1) des Règles et la LIPR et que, par conséquent, la LIPR l’emportait et la Cour n’avait pas compétence pour entendre l’appel.

[15] L’alinéa 72(2)e) de la LIPR et l’article 10.6 de la Loi sur la citoyenneté font tous deux référence à des « jugements interlocutoires ». Les ministres concèdent que l’ordonnance faisant l’objet de l’appel est de nature interlocutoire. N’ayant trouvé aucun principe établi qui me permettrait d’interpréter l’article 10.6 de la Loi sur la citoyenneté comme s’appliquant uniquement aux décisions prises par les juges de notre Cour, je dois conclure que notre Cour n’a pas compétence pour entendre l’appel. L’appel doit donc être rejeté.

[16] Le défendeur demande le remboursement des dépens afférents à la présente requête, quelle que soit l’issue de la cause. La Cour admet que les deux parties ont engagé des dépenses substantielles pour présenter des arguments sur le fond d’un appel dont la Cour n’a pas été régulièrement saisie. En revanche, le défendeur n’a pas soulevé la question de la compétence comme moyen de défense à l’égard de l’appel.

[17] Je suis d’avis qu’il convient, dans les circonstances, d’accorder au défendeur les dépens afférents à la requête, mais pas quelle que soit l’issue de la cause.

 


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1862-17

LA COUR ORDONNE que la requête présentée en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, par laquelle est portée en appel la décision d’une protonotaire, est rejetée au motif que l’article 10.6 de la Loi sur la citoyenneté enlève à la Cour la compétence d’instruire l’appel à l’encontre de la décision de la protonotaire en l’espèce, et les dépens sont adjugés au défendeur suivant l’issue de la cause.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

t-1862-17

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AL c BOŽO JOZEPOVIĆ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 SEPTEMBRE 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

lE JUGE zinn

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 SEPTEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Judy Michaely

Sean Gaudet

POUR LES DEMANDEURS

 

Ronald Poulton

Edward Babin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Poulton Law Office

Société professionnelle

Toronto (Ontario)

Babin, Bessner, Spry, LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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