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Date : 20210920


Dossier : IMM-7080-19

Référence : 2021 CF 967

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 septembre 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

JAMILA WURAOLA BAKARE

NAEEMAT OLAMIDE BAKARE (personne mineure)

FAAIZ OLUMIDE BAKARE (personne mineure)

KAREEMAT OLAKUNMI BAKARE (personne mineure)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Jamila Wuraola Bakare et ses trois enfants cherchent à obtenir l’asile au Canada. Mme Bakare affirme que trois aînés Ogboni du village natal de son époux, au Nigéria, l’ont menacée pour avoir refusé de soumettre les enfants à des rituels de « purification » dangereux. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté les demandes d’asile pour de nombreux motifs, y compris l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Lagos. La Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé que la conclusion relative à l’existence d’une PRI était déterminante quant à l’issue de l’appel. Pour tirer cette conclusion, la SAR a refusé d’admettre comme nouvel élément de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], l’avis d’un avocat nigérian concernant la viabilité d’une PRI à Lagos présenté par les Bakare.

[2] Les Bakare demandent le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Ils soutiennent que le refus d’admettre l’avis de l’avocat et la conclusion relative à l’existence d’une PRI étaient déraisonnables.

[3] Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que la décision de la SAR sur les deux questions était raisonnable. Les Bakare avaient fait valoir que l’avis de l’avocat devrait être admis, parce qu’ils ne pouvaient pas prévoir que la SPR conclurait à l’existence d’une PRI viable à Lagos. La SAR a raisonnablement rejeté cet argument, puisque la question relative à l’existence d’une PRI avait été soulevée par la SPR à l’audience et que les Bakare avaient eu une occasion raisonnable de produire d’autres éléments de preuve sur la question avant que la décision ne soit rendue. Dans les circonstances, il était raisonnable que la SAR conclue que l’avis de l’avocat aurait pu être présenté avant le rejet de la demande d’asile.

[4] La SAR a aussi raisonnablement conclu que les deux volets du critère applicable pour établir l’existence d’une PRI viable ont été respectés. En ce qui concerne le premier volet du critère, la SAR a raisonnablement conclu que les Bakare n’avaient pas démontré qu’il existait une possibilité sérieuse de persécution à Lagos. Bien que les Bakare aient été retrouvés dans la ville d’Uyo par les membres de la communauté qu’ils craignaient, il était loisible à la SAR de conclure, en fonction de la preuve dont elle disposait, que les agents de persécution n’avaient pas les moyens de les trouver à Lagos. Contrairement aux arguments avancés par les Bakare, la SAR n’a pas appliqué une norme de preuve erronée pour examiner cette question. Elle a plutôt apprécié la preuve correctement selon la norme de la prépondérance des probabilités, tout en appliquant le critère de la « possibilité sérieuse » pour apprécier le risque de persécution.

[5] Quant au deuxième volet du critère, la SAR a conclu qu’il n’était pas déraisonnable que les Bakare se réinstallent à Lagos. Bien que les Bakare soutiennent que les éléments de preuve concernant les possibilités d’emploi, le coût du logement et le risque de violence tendent à indiquer qu’il serait déraisonnable pour eux de se réinstaller à Lagos, je ne puis conclure que l’appréciation par la SAR de ces éléments de preuve et des arguments qui lui ont été présentés était déraisonnable. En particulier, la SAR a raisonnablement conclu que l’affirmation selon laquelle Mme Bakare serait considérée comme une femme célibataire, parce que M. Bakare n’était pas disposé à s’installer à Lagos avec la famille, n’était étayée par aucun élément de preuve présenté à la SPR.

[6] La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[7] En l’espèce, les Bakare soulèvent les questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur dans l’interprétation et l’application du paragraphe 110(4) de la LIPR lorsqu’elle a refusé d’admettre l’avis de l’avocat présenté par les Bakare à titre de nouvel élément de preuve?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que les Bakare disposaient d’une PRI viable à Lagos?

[8] La première question porte sur le bien-fondé de la décision rendue par la SAR relativement à la preuve, alors que la deuxième intéresse le bien-fondé de la conclusion de la SAR relative à la PRI. La norme de la décision raisonnable s’applique aux deux questions : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25; Limones Munoz c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 1051 aux para 23-24; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 aux para 29, 74.

[9] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur et déterminer si la décision possède les qualités nécessaires de justification, de transparence et d’intelligibilité. La Cour doit se garder de chercher à parvenir elle‑même à la décision ou d’apprécier à nouveau la preuve. Son rôle ne consiste qu’à décider du caractère raisonnable de la décision quant au raisonnement suivi et au résultat obtenu. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles : Vavilov aux para 82-86, 99-107.

III. Analyse

A. La SAR a-t-elle raisonnablement rejeté l’avis de l’avocat?

[10] Les Bakare ont présenté à la SAR l’avis d’un avocat d’Abuja. L’avis est censé constituer une opinion d’expert au sujet de l’existence d’une PRI au Nigéria, et sur les points particuliers qui militent contre la réinstallation des Bakare à Lagos ou ailleurs au Nigéria. L’avis porte principalement sur des questions de sécurité et sur les difficultés en matière d’emploi, surtout pour les personnes qui ne sont pas des ressortissantes de l’État. Dans cet avis, l’avocat affirme que [traduction] « [l]a notion de possibilité de refuge intérieure est, dans la plupart des cas, inapplicable aux citoyens du Nigéria ». L’avis a été préparé, et donc daté, après la décision de la SPR. Toutefois, les renseignements qui y figurent, y compris par renvoi à des sources externes, étaient antérieurs à la décision.

[11] La SAR a conclu que l’avis de l’avocat ne relevait pas du champ d’application du paragraphe 110(4) de la LIPR, qui limite les éléments de preuve pouvant être présentés dans le cadre d’un appel interjeté auprès de la SAR :

Éléments de preuve admissibles

Evidence that may be presented

110(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

110 (4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[12] La Cour d’appel fédérale a fait observer que la possibilité de produire des éléments de preuve qui respectent les trois conditions énoncées au paragraphe 110(4) constitue une exception à la règle générale selon laquelle la SAR procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR : Singh, au para 35; LIPR, art 110(3). Par conséquent, la disposition doit être « interprétée restrictivement » : Singh, au para 35. Lorsqu’un affidavit, une lettre ou une déclaration porte une date postérieure à la décision de rejet de la SPR, mais qu’un tel document comporte des renseignements ou relate des événements antérieurs à la décision de rejet, on ne peut pas dire que ces éléments de preuve sont survenus après le rejet de la demande d’asile et on doit déterminer s’ils étaient normalement accessibles ou s’ils auraient été normalement présentés dans les circonstances.

[13] Les Bakare ont fait valoir que l’avis était nouveau, parce qu’il est survenu après la décision de la SPR et qu’ils n’avaient « pas prévu que le tribunal conclurait à l’existence d’une possibilité de refuge intérieure pour eux à Lagos ». La SAR a rejeté cet argument. Elle a conclu que le contenu de l’avis était antérieur à la demande d’asile et que, par conséquent, la preuve n’était pas postérieure à la demande. Elle a ajouté qu’on pouvait normalement s’attendre à ce que les Bakare fournissent la preuve, étant donné que la question de la PRI avait été soulevée à l’audience, que des observations avaient été présentées à cet égard et que pendant la période de trois mois entre l’audience et la décision, les Bakare auraient normalement pu présenter l’avis juridique.

[14] Les Bakare renvoient à la décision Ajaj, rendue par le juge Gascon, pour soutenir que la présente affaire soulève la même incertitude quant à la question de savoir si la SAR a considéré à la fois la possibilité que la preuve était postérieure au rejet de la demande et la possibilité qu’elle aurait normalement été présentée : Ajaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 928 au para 55. Je ne puis souscrire à cet argument. Les Bakare ont clairement affirmé dans les observations qu’ils ont présentées à la SAR que les éléments de preuve étaient postérieurs à la décision et qu’on ne pouvait pas normalement s’attendre à ce qu’ils les présentent. La SAR a à son tour répondu à chaque argument et je ne vois aucune incertitude dans son analyse.

[15] Comme l’avocat l’a à juste titre reconnu à l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, les renseignements figurant dans l’avis juridique auraient pu être obtenus au moment de l’audition de la demande d’asile, de sorte que la seule véritable question à trancher était de savoir si l’on pouvait normalement s’attendre à ce qu’ils soient présentés. Il faut donc déterminer si les Bakare auraient normalement présenté des éléments de preuve se rapportant à une question qui a été soulevée à l’audience, mais qu’ils ne savaient pas qu’elle constituerait le fondement de la décision de la SPR.

[16] À mon avis, la SAR n’a pas commis d’erreur en rejetant l’argument des Bakare. La SPR a directement soulevé à l’audience la question de savoir si Lagos représentait une PRI viable et elle n’a donné aucune indication selon laquelle ce n’était plus une question à trancher. L’existence d’une PRI est déterminante quant à une demande d’asile : Barragan Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 502 aux para 45-46. Le demandeur qui a été informé de la question relative à l’existence d’une PRI ne peut raisonnablement soutenir qu’il ne pouvait pas prévoir que la décision concernant sa demande pouvait reposer sur ce fondement.

[17] La question relative à une PRI est souvent soulevée par la SPR pour la première fois à l’audience, et la Cour a conclu qu’il s’agissait d’un avis suffisant de la question qui respecte les exigences de l’équité procédurale : Tariq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1017 aux para 27-29; Figueroa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 521 aux para 27-28. Le demandeur qui considère qu’il est nécessaire de transmettre des éléments de preuve supplémentaires sur la question de la PRI qui ne peuvent être obtenus qu’après que la question a été soulevée à l’audience présente une demande à cet effet : Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, article 43.

[18] En l’espèce, comme l’a souligné la SAR, une période de trois mois s’est écoulée entre l’audience et la décision de la SPR, au cours de laquelle les Bakare n’ont fourni aucun effort apparent pour obtenir ou présenter l’avis juridique. Si, comme l’affirment les Bakare, il leur fallait plus de temps en raison de la difficulté d’obtenir des éléments de preuve au Nigéria, ils auraient pu demander à la SPR un délai supplémentaire et possibilité d’obtenir et de présenter les éléments de preuve. Rien n’indique qu’une telle demande a été présentée. Un demandeur qui n’a pas pris les mesures à sa disposition pour présenter des éléments de preuve à la SPR ne peut pas demander de les présenter à la SAR. La conclusion de cette dernière, selon laquelle les Bakare auraient normalement pu présenter l’avis juridique avant le rejet de leur demande d’asile par la SPR, était raisonnable.

B. La SAR a-t-elle raisonnablement conclu à l’existence d’une PRI viable à Lagos?

[19] Pour conclure à l’existence une PRI viable, la SAR doit être convaincue (1) qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse de persécution ou de risque au sens de l’article 97 de la LIPR dans la région où il existe une PRI et (2) qu’il est raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances propres aux demandeurs, de demander refuge dans la partie qui présente la PRI : Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) aux p 592-593; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 aux para 10-12.

[20] Les Bakare soutiennent que la SAR a commis une erreur dans l’analyse qu’elle a faite des deux volets du critère relatif à la PRI. Pour les motifs exposés ci-après, je suis d’avis que la conclusion de la SAR sur chaque volet était raisonnable.

(1) Premier volet : capacité des agents de persécution de réinstaller les Bakare à Lagos

[21] La demande d’asile des Bakare reposait sur des menaces proférées par les trois aînés Ogboni résidant à Igbagun, le village natal de M. Bakare situé dans l’État de Kogi. Bien qu’en 2012 le couple ait quitté l’État de Kogi pour s’installer dans la ville d’Uyo de l’État d’Akwa Ibom, il s’est rendu à Igbagun en 2016 pour assister à un mariage au cours duquel trois aînés ont affirmé qu’il était nécessaire d’effectuer une « purification spirituelle » des enfants du couple compte tenu du fait que l’une de leurs filles avait commencé à avoir son cycle menstruel à un jeune âge. Le couple a refusé et est retourné à Uyo.

[22] Les Bakare ont affirmé que les trois aînés pourraient les retrouver n’importe où au Nigéria. Mme Bakare a décrit les aînés comme étant des personnes prospères et influentes, et que les gens d’Igbagun qui vivent à Lagos pourraient reconnaître la famille. Les Bakare soulignent que les aînés ont pu les retrouver et les menacer à leur domicile à Uyo en mars 2018, après qu’un membre de la communauté les eut reconnus à un marché à Uyo. C’est cet événement qui a poussé les Bakare à quitter le Nigéria.

[23] La SAR a conclu que les Bakare n’avaient pas établi qu’il existait plus qu’un risque hypothétique de persécution à Lagos. Pour ce faire, la SAR a déterminé qu’il n’y pas avait d’éléments de preuve suffisants établissant que l’influence des aînés s’étendait jusqu’à Lagos. La SAR a également conclu que le fait que la famille avait été retrouvée à Uyo ne démontrait pas qu’elle serait retrouvée à Lagos, étant donné que c’est à Uyo que M. Bakare travaillait et que, « par conséquent, il n’est pas surprenant que l’endroit soit considéré comme un lieu où il serait possible de retrouver les appelants ». À mon avis, ces conclusions étaient raisonnables.

[24] Les Bakare soutiennent que la dernière conclusion ne tient pas compte du fait que M. Bakare serait censé travailler également à Lagos. Je ne puis souscrire à cet argument. La question n’était pas simplement que M. Bakare travaillait à Uyo, mais la mesure dans laquelle on savait qu’il travaillait à Uyo. Rien n’indique que les aînés sauraient que les Bakare étaient à Lagos, ou qu’ils travaillaient là-bas s’ils s’y installaient. Bien que les Bakare se fondent sur la rencontre apparemment fortuite au marché à Uyo, à la suite de laquelle leur présence a été communiquée aux aînés, la SAR s’est raisonnablement fondée sur la taille de Lagos pour conclure qu’il était hypothétique qu’ils courent le risque d’y être retrouvés par un membre de la communauté, en particulier une personne qui voudrait aider les aînés à les leur ramener, alors qu’on ne savait pas si ces derniers avaient la motivation de les retrouver.

[25] Les Bakare soutiennent également que, dans ses conclusions, la SAR a fait abstraction de la preuve par affidavit, qui indiquait que les aînés étaient à la recherche de la famille. En fait, la SAR a expressément examiné les affidavits et a conclu qu’ils ne portaient que sur la recherche de la famille et non sur la prospérité ou l’influence des aînés ou sur tout autre facteur lié au risque auquel les Bakare seraient exposés à Lagos. Bien que les Bakare invoquent la décision Tabatadze à l’appui du principe selon lequel les affidavits ne peuvent pas être rejetés pour le seul motif qu’ils émanent de membres de la famille, rien n’indique que la SAR a écarté les affidavits sur ce fondement : Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24 aux para 4-7. La SAR a plutôt conclu que, même à première vue, les affidavits ne traitaient pas de la question pertinente, à savoir la mesure dans laquelle les Bakare seraient menacés par les aînés s’ils vivaient à Lagos. Après avoir examiné les affidavits, je suis d’avis que la conclusion de la SAR était raisonnable.

[26] Les Bakare soulignent également la preuve documentaire qui démontre que les Ogboni exercent toujours une influence et un pouvoir « assez importants » et que certains membres font partie de l’élite, notamment de la police, de la magistrature et du gouvernement. Ils soutiennent que la conclusion de la SAR selon laquelle les aînés Ogboni seraient incapables de les retrouver à Lagos était déraisonnable compte tenu de cette preuve. Outre l’absence de preuve permettant d’établir l’existence d’un lien entre les aînés en question, qui sont les agents de persécution, et le degré d’influence de certains membres Ogboni décrits dans le document, cet argument ne saurait être retenu, car ni la preuve en question ni l’argument que les Bakare cherchent maintenant à faire valoir en se fondant sur cette preuve n’ont été soulevés devant la SAR : Dakpokpo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 580 au para 14.

[27] La SAR a aussi rejeté l’argument des Bakare selon lequel les aînés pourraient retrouver la famille en raison de la présence en ligne de MmeBakare, parce qu’il ne repose sur aucun élément de preuve. La SAR a fait observer qu’il n’y avait « aucune preuve au dossier pour étayer cet argument » et que les Bakare avaient en fait soutenu que Mme Bakare [traduction] « ne [savait] pas comment utiliser un ordinateur ». Les Bakare prétendent maintenant que cette conclusion était déraisonnable puisque la SAR n’a pas tenu compte de la possibilité que Mme Bakare effectuait des activités en ligne au moyen de son téléphone cellulaire plutôt qu’au moyen d’un ordinateur. Je ne puis retenir cet argument. La SAR avait des doutes au sujet de l’argument de la « présence en ligne », parce qu’il n’avait pas été soulevé devant la SPR ni ne reposait sur aucun élément de preuve. Je suis d’accord avec la SAR qu’il n’y avait aucune preuve de la présence en ligne de Mme Bakare, que ce soit par ordinateur ou par téléphone, ni aucune indication que cet argument avait été soulevé devant la SPR comme un moyen par lequel les aînés pouvaient les retrouver et les poursuivre.

[28] Enfin, je ne souscris pas à l’argument des Bakare selon lequel la SPR ou la SAR leur a imposé un fardeau de preuve plus lourd concernant le risque de persécution. Ils soutiennent qu’ils ne doivent pas démontrer que les aînés pourraient les retrouver à Lagos, mais seulement qu’il y avait une possibilité sérieuse qu’ils les retrouvent : Henguva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 483 au para 16. Toutefois, comme la SAR l’a souligné, il existe une distinction entre la norme de preuve au regard de laquelle les faits sont établis et la norme juridique applicable pour conclure à la persécution. La première norme est celle de la prépondérance des probabilités alors que la deuxième est celle d’une possibilité sérieuse de persécution. Ces différences ont été clairement dégagées par la Cour d’appel pour établir les critères de l’existence d’une PRI, lorsqu’elle a fait observer que l’instance décisionnelle « doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge » [non souligné dans l’original] : Thirunavukkarasu, à la p 593; Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) à la p 710.

[29] La SPR avait apprécié la preuve et conclu que les Bakare [traduction] « n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles et fiables pour établir, selon la prépondérance des probabilités, que les agresseurs retrouveraient les demandeurs à Lagos et les persécuteraient ». Bien que les Bakare aient contesté l’utilisation du terme [traduction] « retrouveraient » devant la SAR, je suis d’accord avec cette dernière pour dire que, selon une interprétation contextuelle, la SPR n’a pas imposé une norme de preuve plus lourde concernant la possibilité de persécution. Au contraire, elle faisait simplement observer l’absence d’éléments de preuve permettant d’étayer, selon la norme applicable de la prépondérance des probabilités, l’affirmation des Bakare au sujet du risque de persécution à Lagos par les aînés.

[30] Je tiens à souligner qu’au début de son analyse du risque, la SPR a déclaré, à juste titre, qu’il incombait aux Bakare de démontrer qu’il existe une [traduction] « possibilité raisonnable » de persécution dans la région qui présente une PRI. Il s’agit d’une déclaration exacte, dans laquelle on utilise une expression équivalente à « possibilité sérieuse » : Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680 (CA) aux p 682–683. À mon avis, le fait de s’arrêter au mot [traduction] « retrouveraient » utilisé ultérieurement par la SPR, comme démontrant une mauvaise compréhension de la norme équivaudrait à une « chasse au trésor […] à la recherche d’une erreur » qui, comme nous l’a rappelé la Cour suprême du Canada, n’est pas une démarche qu’il convient d’adopter dans un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Vavilov, au para 102. En tout état de cause, la SAR a manifestement compris la bonne norme et l’a appliquée.

[31] Après avoir examiné les motifs de la SAR et les arguments des Bakare, je ne puis conclure que la SAR a commis des erreurs importantes qui rendraient déraisonnable sa décision sur le premier volet du critère de l’existence d’une PRI.

(2) Deuxième volet : Caractère raisonnable de la réinstallation à Lagos

[32] De même, je conclus que l’appréciation de la SAR du deuxième critère de la PRI n’était pas déraisonnable.

[33] Les Bakare se fondent sur la preuve sur la situation dans le pays concernant les difficultés à trouver un emploi à Lagos, le coût élevé de la vie, surtout le logement, et les risques de violence contre les femmes, en particulier les femmes célibataires. La SAR a considéré ces éléments de preuve et les circonstances personnelles des Bakare et a conclu que ces derniers n’avaient pas établi qu’il serait déraisonnable pour eux de s’installer à Lagos. En particulier, la SAR a souligné que la difficulté à trouver un emploi n’était pas suffisante pour rendre l’installation déraisonnable et que rien ne prouvait que M. Bakare ne serait pas disposé à s’installer à Lagos avec Mme Bakare et les enfants, de sorte que celle-ci serait considérée comme une femme célibataire.

[34] À mon avis, les arguments présentés par les Bakare sur ces questions équivalent en grande partie à demander à la Cour d’examiner à nouveau les éléments de preuve concernant l’emploi et le logement à Lagos. Je suis également d’accord avec la SAR que l’argument selon lequel Mme Bakare serait considérée comme une femme célibataire, parce que M. Bakare n’était pas disposé à s’installer à Lagos, n’était pas étayé par la preuve présentée à la SPR, et était même contraire à celle-ci, et que les Bakare n’avaient pas établi pourquoi des éléments de preuve supplémentaires sur cette question devraient être admis par la SAR.

[35] Il faut se rappeler que le deuxième volet du critère de l’analyse de la PRI est élevé. La Cour d’appel fédérale a décrit ce critère comme étant « rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr » et il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions » : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA) au para 15. Je ne suis pas convaincu que les Bakare ont établi que l’appréciation de la preuve par la SAR et sa conclusion selon laquelle cette norme n’a pas été établie étaient déraisonnables.

IV. Conclusion

[36] La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question aux fins de certification. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7080-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Espérance Mabushi, M.A. Trad. Jur.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7080-19

 

INTITULÉ :

JAMILA WURAOLA BAKARE ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 MAI 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 SeptembRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Matthew Tubie

 

POUR LES DEMANDEURS

 

John Loncar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Matthew Tubie

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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