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Date : 20210909


Dossier : IMM‑2783‑20

Référence : 2021 CF 934

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

SUKHPREET SINGH GILL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Sukhpreet Singh Gill, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent des visas (l’agent) de l’ambassade du Canada à Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis (les ÉAU), a refusé sa demande de permis de travail présentée dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires (le PTET).

[2] Le demandeur soutient que l’agent a déterminé de façon déraisonnable qu’il ne pouvait pas exercer adéquatement le travail qu’il cherchait au Canada, et qu’il ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour autorisé. En outre, le demandeur allègue que l’agent a manqué à son devoir d’équité.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. Dans son évaluation de la capacité du demandeur à effectuer le travail recherché en toute sécurité, l’agent n’a pas fourni de justification suffisante pour rehausser les exigences relatives à la connaissance de la langue et n’a pas tenu compte de la preuve de l’expérience de conduite et du dossier de conduite vierge du demandeur. L’agent n’a pas non plus abordé la déclaration sous serment du demandeur, qui indiquait qu’il quitterait le Canada à la fin de son séjour autorisé. J’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est citoyen de l’Inde. Depuis 2014, il travaille en tant que chauffeur professionnel de poids lourd grand routier aux ÉAU, où il est titulaire d’un permis de poids lourd de classe 4. Son épouse et ses enfants vivent en Inde.

[5] En 2019, Regal Transport Ltd (Regal), une entreprise canadienne située à Abbotsford, en Colombie‑Britannique, a obtenu une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) favorable lui permettant d’embaucher plusieurs conducteurs de camion grand routier, selon la Classification nationale des professions (CNP) 7511. Regal a donc cherché à embaucher le demandeur.

[6] Le 18 juin 2019, le demandeur a déposé une demande de permis de travail temporaire auprès de l’ambassade du Canada à Abu Dhabi (la demande de permis de travail). Le demandeur a joint à sa demande les résultats qu’il a obtenus à l’examen de l’International English Language Testing System (IELTS). Ses résultats à l’IELTS ont révélé un niveau 5 en « compréhension de l’oral », 4,5 en « compréhension de l’écrit », 5,5 en « expression écrite », et 5,5 en « expression orale », pour une note globale de 5.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] Le 3 mars 2020, l’agent a refusé la demande de permis de travail du demandeur pour deux motifs, à savoir (i) que le demandeur n’a pas démontré qu’il serait en mesure d’accomplir adéquatement le travail recherché; et (ii) que l’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour, en raison de ses liens familiaux au Canada et en Inde. La décision de l’agent est en grande partie contenue dans ses notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC), qui font partie des motifs de sa décision (Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 150 au para 19).

[8] À l’égard du premier motif de refus, l’agent a noté que, bien que le demandeur ait fourni un certificat de police dans le cadre de sa demande, il n’a fourni aucun élément de preuve quant à savoir s’il avait commis des infractions au code de la route pendant qu’il travaillait aux ÉAU. L’agent a estimé qu’il était important de pouvoir évaluer le respect par le demandeur des règles et règlements de circulation des ÉAU pour déterminer s’il respecterait ces règles et règlements au Canada, et donc si le demandeur pouvait effectuer le travail qu’il demandait sans mettre en danger la sécurité des Canadiens.

[9] En outre, l’agent a noté que le demandeur n’a fourni aucun talon de paye ou relevé bancaire révélant ses salaires gagnés aux ÉAU. Il a également noté que, bien que le demandeur ait une grande expérience de la conduite dans les ÉAU, les conditions météorologiques et le type de terrain seraient très différents au Canada.

[10] L’agent s’est également interrogé sur les compétences linguistiques du demandeur en anglais. L’agent a estimé que la note de 4,5 obtenue par le demandeur en « compréhension de l’écrit » à l’examen de l’IELTS constituait un risque pour sa capacité à étudier et à apprendre les règles de conduite au Canada. Selon les éléments de preuve présentés par le demandeur, la Colombie‑Britannique et le Canada exigent tous deux une note équivalente à l’IELTS de 3,5 ou supérieure en compréhension de l’écrit pour le CNP 7511.

[11] Enfin, l’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. L’agent a constaté que le demandeur avait des liens faibles avec l’Inde et les ÉAU, notant que le demandeur avait choisi de vivre séparé de sa famille en Inde à la recherche d’une meilleure situation économique.

III. Le cadre législatif

[12] Aux termes de l’article 200 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR), l’agent ne doit pas délivrer de permis de travail s’il est établi que l’étranger ne quittera pas le Canada à la fin de son séjour autorisé ou s’il existe des motifs raisonnables de croire que l’étranger est incapable d’exercer le travail recherché :

200 (1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), et de l’article 87.3 de la Loi dans le cas de l’étranger qui fait la demande préalablement à son entrée au Canada, l’agent délivre un permis de travail à l’étranger si, à l’issue d’un contrôle, les éléments ci‑après sont établis :

 

200 (1) Subject to subsections (2) and (3) — and, in respect of a foreign national who makes an application for a work permit before entering Canada, subject to section 87.3 of the Act — an officer shall issue a work permit to a foreign national if, following an examination, it is established that:

[...]

[...]

b) il quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable au titre de la section 2 de la partie 9;

(b) the foreign national will leave Canada by the end of the period authorized for their stay under Division 2 of Part 9;

[...]

[...]

200 (3) Le permis de travail ne peut être délivré à l’étranger dans les cas suivants :

200 (3) An officer shall not issue a work permit to a foreign national if:

a) l’agent a des motifs raisonnables de croire que l’étranger est incapable d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail est demandé;

(a) there are reasonable grounds to believe that the foreign national is unable to perform the work sought;

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[13] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que le demandeur ne pouvait pas effectuer le travail qu’il recherchait?

 

  • (1) L’agent a‑t‑il commis une erreur en rehaussant les exigences linguistiques pour le travail recherché par le demandeur?

  • (2) L’agent a‑t‑il commis une erreur en rehaussant les exigences en matière d’expérience pour le travail recherché par le demandeur?

  1. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que le demandeur ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour autorisé?

  2. L’agent a‑t‑il manqué à son obligation d’équité procédurale?

[14] Je suis d’accord avec le défendeur que les première et deuxième questions doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable, puisqu’elles concernent la décision d’un agent des visas d’accorder ou non un permis de travail (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 672 (Patel) au para 8, renvoyant à Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 10, 16 et 17). La troisième question est examinée en fonction de la norme de contrôle qui s’apparente le plus à la norme de la décision correcte, puisqu’il s’agit de savoir si l’agent a respecté les principes d’équité procédurale (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté, 2020 CAF 196 au para 35).

[15] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable commande la retenue, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12 et 13). La cour de révision doit établir si la décision à l’examen, notamment le résultat et le raisonnement, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85).

[16] La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88 à 90, 94, 133 à 135). Dans le contexte des décisions rendues par les agents de visa, il n’est pas nécessaire d’avoir des motifs exhaustifs pour que la décision soit raisonnable étant donné les pressions énormes qu’ils subissent pour produire un grand volume de décisions chaque jour (Patel, au para 10).

[17] La partie qui entend établir qu’une décision est déraisonnable doit démontrer que celle‑ci comporte des lacunes capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier la preuve examinée par le décideur et ne doit modifier les conclusions de fait qu’en présence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125).

[18] La norme de la décision correcte, en revanche, est une norme de contrôle qui ne commande aucune déférence. La question centrale pour les questions d’équité procédurale est de savoir si la procédure était équitable compte tenu de toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21 à 28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

V. Analyse

A. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que le demandeur ne pouvait pas effectuer le travail qu’il recherchait?

[19] L’agent a conclu que le demandeur n’a pas réussi à démontrer qu’il peut effectuer le travail demandé d’une manière qui ne met pas en danger la sécurité des Canadiens. Les compétences linguistiques en anglais du demandeur, son dossier de conduite et son expérience de la conduite étaient au cœur de la question de la sécurité publique. Comme il est indiqué dans les notes du SMGC, l’agent s’inquiétait de savoir si le demandeur serait en mesure d’étudier, de comprendre et de respecter les lois canadiennes sur la conduite automobile :

[traduction]

Pas de talons de paye ou de relevés bancaires indiquant le salaire gagné. Le certificat de police a été vu. Une note de 5 à l’examen de l’IELTS avec une note de 4,5 en compréhension de l’écrit. Bien que le demandeur ait fourni un certificat de police, il n’a pas fourni d’éléments de preuve indiquant s’il avait commis des infractions au code de la route dans les ÉAU au cours de son emploi. Je considère que le fait de pouvoir évaluer le niveau de conformité du demandeur aux règles et règlements de la circulation des ÉAU est un facteur important pour déterminer la probabilité que le demandeur respecte les règles et règlements de la circulation du Canada et, par conséquent, s’il peut effectuer le travail demandé sans mettre en danger la sécurité des Canadiens. Je note que l’expérience professionnelle du demandeur en tant que chauffeur de camion se limite entièrement aux ÉAU, dont le type de terrain et les conditions météorologiques sont très différents de ceux du Canada [...]

[Non souligné dans l’original.]

[20] L’agent a ensuite expliqué que la note obtenue par le demandeur à l’examen de l’IELTS dans la catégorie « compréhension de l’écrit » mettait en doute la capacité du demandeur à comprendre et à respecter les lois canadiennes sur la conduite automobile :

[traduction]

Je souligne que la note de 4,5 obtenue par [le demandeur] à l’examen de l’IELTS en compréhension de l’écrit montre qu’il est un « locuteur aux aptitudes limitées » et, selon le site Web de l’IELTS, les personnes qui obtiennent cette note « éprouvent fréquemment des problèmes de compréhension et d’expression. Elles ne sont pas en mesure d’utiliser un niveau de langue complexe ». Je considère qu’il lui serait difficile, avec ce niveau d’anglais limité, d’étudier et d’apprendre les règles de conduite au Canada, et donc de s’assurer qu’il sait ce qui est attendu pour conduire en toute sécurité selon les normes canadiennes.

[Non souligné dans l’original.]

[21] Le demandeur soutient que l’agent a commis deux erreurs susceptibles de révision en concluant que le demandeur ne pouvait pas effectuer adéquatement le travail qu’il cherche à obtenir : premièrement, le demandeur affirme que l’agent a commis une erreur en rehaussant les exigences linguistiques; et deuxièmement, le demandeur affirme que l’agent a commis une erreur en rehaussant les exigences en matière d’expérience. J’examinerai chacun de ces arguments séparément.

(1) L’agent a‑t‑il commis une erreur en rehaussant les exigences linguistiques pour le travail recherché par le demandeur?

[22] Le demandeur affirme que la décision de l’agent n’est pas justifiée par le fait que la note de 4,5 qu’il a obtenue en « compréhension de l’écrit » à l’examen de l’IELTS dépasse la note minimale de 3,5 exigée par la Colombie‑Britannique et le Canada pour un emploi relevant de la CNP 7511.

[23] L’argument du demandeur m’a convaincu. Les agents des visas ont généralement un pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils déterminent si les compétences linguistiques sont suffisantes (Grewal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 627 au para 17). Néanmoins, je trouve que la détermination de l’agent selon laquelle les compétences linguistiques du demandeur étaient insuffisantes ne suit pas une chaîne d’analyse rationnelle et n’est pas justifiée par rapport aux faits et au droit pertinents (Vavilov, au para 85).

[24] Selon la logique de l’agent, l’exigence en matière de compétences linguistiques pour la compréhension de l’écrit dans le cadre de la CNP 7511 devrait être fixée à un niveau plus élevé qu’une note de 4,5 à l’examen de l’IELTS en compréhension de l’écrit, plutôt qu’au niveau de 3,5 fixé par la Colombie‑Britannique et le Canada. L’agent justifie cette conclusion par le fait que les personnes ayant obtenu une note à l’examen de l’IELTS de 4,5 en compréhension de l’écrit [traduction] « éprouvent fréquemment des problèmes de compréhension et d’expression » et [traduction] « ne sont pas en mesure d’utiliser un niveau de langue complexe ». Selon l’agent, les personnes ayant de telles compétences linguistiques éprouvent des difficultés à apprendre les règles de conduite au Canada, mettant ainsi les Canadiens en danger.

[25] Bien que l’agent ne soit pas lié par les exigences linguistiques établies par la Colombie‑Britannique et le Canada pour la CNP 7511, il doit fournir des raisons intelligibles, transparentes et justifiées s’il doit s’écarter de cette exigence (Begum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 162 (Begum) aux para 26 et 27). En l’espèce, l’agent ne fournit aucune preuve à l’appui de la proposition selon laquelle une note de 4,5 à l’examen de l’IELTS en compréhension de l’écrit est insuffisante pour le travail recherché par le demandeur, et se fonde plutôt sur des conjectures selon lesquelles les compétences du demandeur sont insuffisantes, alors que la Colombie‑Britannique et le Canada disent le contraire.

[26] La présente affaire est analogue à la décision Bano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 568 (Bano). Dans cette décision, les résultats obtenus par la demanderesse principale à l’évaluation linguistique étaient supérieurs au niveau de compétence linguistique exigé par la Saskatchewan, la province qui l’avait nommée à un poste de vendeuse de commerce au détail. Néanmoins, un agent des visas avait informé la demanderesse, dans une lettre relative à l’équité procédurale, que ses résultats à l’examen de l’IELTS étaient probablement insuffisants, car elle aurait besoin d’une note plus élevée pour exercer efficacement son emploi (Bano, au para 6).

[27] S’appuyant sur l’affaire Begum, la Cour a conclu dans la décision Bano que l’agent des visas n’avait pas justifié les raisons pour lesquelles il avait imposé des exigences linguistiques supérieures à celles requises par la Saskatchewan. La Cour a estimé que « la raison pour laquelle l’agent a choisi d’imposer une norme linguistique plus élevée » n’était pas claire étant donné que la CNP pour le poste en question n’exigeait que des compétences linguistiques de base à intermédiaires, et que les fonctions ne nécessitaient qu’une interaction minimale avec les membres du public (Bano, aux para 24 et 25).

[28] Comme dans l’affaire Bano, l’agent en l’espèce n’a pas justifié pourquoi la note obtenue par le demandeur à l’examen de l’IELTS était insuffisante alors qu’elle dépasse l’exigence de la CNP. L’agent n’a pas expliqué pourquoi une personne qui éprouve fréquemment des problèmes de compréhension et d’expression, une formulation si large qu’elle pourrait raisonnablement s’appliquer à la plupart des apprenants en langue de niveau avancé, est incapable d’apprendre les règles de conduite au Canada. Le fait que le demandeur ne soit pas en mesure d’utiliser un niveau de langue complexe n’est pas non plus une justification suffisante de la conclusion de l’agent, car celui‑ci ne précise pas les éléments du poste du demandeur qui requièrent expressément de telles compétences. J’estime par conséquent que la décision de l’agent est déraisonnable.

(2) L’agent a‑t‑il commis une erreur en rehaussant les exigences en matière d’expérience pour le travail recherché par le demandeur?

[29] Dans sa décision, l’agent s’est appuyé sur l’absence de talons de paye et de certificats relatifs aux infractions au code de la route, en plus des différences de terrain entre le Canada et les ÉAU, pour conclure que le demandeur ne serait pas en mesure d’effectuer son travail en toute sécurité au Canada.

[30] J’accepte qu’il faille faire preuve d’un degré élevé de déférence à l’égard des agents des visas. Cependant, comme nous le verrons plus loin, je suis d’avis que l’agent en l’espèce n’a pas raisonnablement pris en compte des éléments de preuve essentiels concernant l’expérience de conduite et le dossier de conduite vierge du demandeur.

[31] L’intimée invoque la décision Sangha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 95 (Sangha) au para 42, à l’appui de la proposition selon laquelle la sécurité publique est une considération primordiale pour les agents des visas qui évaluent la compétence des conducteurs de grand routier, et qu’il incombe aux demandeurs de démontrer leur compétence à la satisfaction de l’agent.

[32] Les circonstances de la décision Sangha sont presque identiques à celles de l’affaire en instance, à la différence notable que le demandeur dans l’affaire Sangha n’a pas soumis de résultats à un examen de l’IELTS ou de résultats à des exigences linguistiques uniformisées similaires avec sa demande. Je juge donc que la décision Sangha n’est analogue que dans la mesure où elle concerne l’évaluation par l’agent de la question de savoir si le demandeur possédait l’expérience nécessaire pour effectuer le travail proposé en toute sécurité, et non en ce qui concerne les compétences linguistiques du demandeur.

[33] Lorsqu’il rend sa décision, l’agent des visas dispose d’un large pouvoir discrétionnaire et sa décision commande un haut degré de retenue (Sangha, au para 42). Pourtant, les agents des visas ont également le devoir d’examiner tous les éléments de preuve pertinents dont ils disposent afin de procéder à une évaluation indépendante pour déterminer s’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est incapable d’exercer le travail recherché, et une EIMT n’est pas déterminante pour une demande de visa de travail temporaire (Patel v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 483 aux para 29 à 32).

[34] Le demandeur fait valoir que la décision de l’agent était déraisonnable parce qu’il n’a pas tenu compte de la preuve de son expérience de conduite et de son dossier de conduite. Il affirme également que les exigences d’emploi requises pour les conducteurs de camions conformément à la CNP 7511 correspondent à une norme industrielle de « formation en cours d’emploi », ce qui signifie qu’aucune expérience en matière de véhicules lourds n’est requise selon la EIMT.

[35] Contrairement à l’argument du défendeur selon lequel le demandeur n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour démontrer sa compétence en tant que conducteur, le demandeur a attiré l’attention de la Cour sur le fait qu’il y avait en fait des éléments de preuve dans le dossier dont disposait l’agent pour établir sa compétence. Dans une déclaration sous serment soumise dans le cadre de la demande de permis de travail, l’employeur canadien a déclaré ceci :

[traduction]

Nous avons engagé M. Sukhpreet Gill en raison de ses compétences, de son expérience, de ses qualifications et de son intégrité. Il possède plusieurs années d’expérience internationale dans la conduite de véhicules lourds dans les ÉAU. Il a un dossier de conduite vierge, pas de casier judiciaire et il parle couramment l’anglais.

[Non souligné dans l’original.]

Dans le cadre de notre expérience d’embauche de chauffeurs étrangers au cours des dix dernières années, nous avons constaté que les chauffeurs de poids lourds expérimentés des ÉAU sont des conducteurs exceptionnels. Ils s’adaptent bien à la conduite en Amérique du Nord pour plusieurs raisons :

Contrairement aux nouveaux conducteurs canadiens, les conducteurs étrangers ont déjà au moins deux ans d’expérience de conduite de véhicules lourds à l’étranger, certains beaucoup plus;

Nous examinons tous les dossiers des conducteurs étrangers et nous les vérifions minutieusement;

Tous les conducteurs étrangers qui viennent au Canada sont tenus de suivre une formation supplémentaire pour se préparer aux conditions pour l’obtention d’un permis de conduire; [...]

[Non souligné dans l’original.]

[36] Dans sa décision, l’agent n’a pas fait référence à la preuve qui démontrait que le demandeur avait un dossier de conduite vierge qui avait fait l’objet d’un examen approfondi et qu’il comptait plusieurs années d’expérience de conduite. J’estime donc qu’il était déraisonnable pour l’agent de conclure que le demandeur ne possédait pas l’expérience requise pour effectuer le travail recherché.

B. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que le demandeur ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour autorisé?

[37] L’alinéa 200(1)b) du RIPR est précis et d’application obligatoire : l’agent délivre un permis de travail si, à l’issue d’un contrôle, il est établi que l’étranger quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable (Wardak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 582 au para 58).

[38] L’agent a estimé que le demandeur ne partirait pas à la fin de la période autorisée pour son séjour parce qu’il a de faibles liens avec l’Inde et les ÉAU :

[traduction]

Le salaire [du demandeur] est inconnu, il a un statut d’immigration temporaire dans les ÉAU qui prendra fin à son départ des ÉAU, il a choisi de vivre séparé de sa famille en Inde pendant de nombreuses années à la recherche d’une meilleure situation économique. Je considère que [le demandeur] a des liens faibles avec les ÉAU et l’Inde et je ne suis pas convaincu que [le demandeur] quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

[39] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en concluant de la sorte. Il affirme que l’agent n’a pas tenu compte d’une déclaration sous serment dans laquelle il indique qu’il ne resterait pas illégalement au Canada et qu’il chercherait à retourner dans sa famille en Inde. Le demandeur fait valoir que l’agent a également omis d’examiner les éléments de preuve relatifs à son absence de casier judiciaire et à sa conformité dans le passé aux lois sur l’immigration d’autres pays.

[40] À mon avis, la détermination de l’agent selon laquelle le demandeur ne partirait pas à la fin de son séjour autorisé n’est pas justifiée par rapport aux éléments de preuve pertinents (Vavilov, au para 85). La déclaration sous serment du demandeur confirme qu’il ne restera pas au Canada de façon illégale, mais l’agent ne fait aucune mention de cet élément de preuve. L’agent s’appuie plutôt sur le fait que le demandeur a de faibles liens en Inde et aux ÉAU, alors que le demandeur indique dans sa déclaration sous serment que son [traduction] « foyer d’habitation permanent est en Inde » et qu’il a une [traduction] « relation très étroite » avec sa famille là‑bas.

[41] Le décideur n’est pas obligé de mentionner tous les éléments de preuve ou les arguments relatifs à une question; néanmoins, plus les éléments de preuve non mentionnés sont importants, plus la Cour est disposée à déduire que le décideur a déraisonnablement omis de tenir compte des éléments de preuve dont il disposait (Ali v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 731 au para 33, renvoyant à Cepeda‑Guttierez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667, [1999] 1 CF 53 aux para 16 et 17). En l’espèce, l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui contredisent directement sa conclusion et sur lesquels le demandeur s’est appuyé pour indiquer qu’il quitterait le Canada à la fin de son séjour autorisé. Je conclus que le défaut d’examiner cette question rend sa décision déraisonnable.

[42] Ayant conclu que la décision de l’agent est déraisonnable, je ne trouve pas nécessaire d’examiner si l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale.

VI. Conclusion

[43] J’estime que la décision de l’agent est déraisonnable. L’agent n’a pas expliqué la raison pour laquelle le demandeur ne pouvait pas accomplir en toute sécurité le travail qu’il cherchait à obtenir au Canada, compte tenu de ses compétences linguistiques, qui dépassaient les exigences de la CNP, et il n’a pas tenu compte des éléments de preuve relatifs à l’expérience de conduite et au dossier de conduite vierge du demandeur. De plus, en déterminant que le demandeur ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour autorisé, l’agent n’a pas tenu compte de la déclaration sous serment de celui‑ci indiquant le contraire. J’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire.

[44] Les parties n’ont pas proposé de question à certifier et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2783‑20

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2783‑20

 

INTITULÉ :

SUKHPREET SINGH GILL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 août 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 septembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Gabriel Chand

 

Pour le demandeur

 

Jessica Ko

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chand & Company Law Corporation

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le défendeur

 

 

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