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Date : 20210824

Dossier : IMM‑5971‑19

Référence : 2021 CF 865

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

MOGOS ERMIAS GEBRESELASSE

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur Mogos Ermias Gebreselasse (M. Gebreselasse) sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration [l’agent] du haut‑commissariat du Canada à Pretoria, en Afrique du Sud. L’agent a rejeté la demande de visa de résident permanent de M. Gebreselasse à titre de membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie de personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières (pays d’accueil). L’agent a également constaté que M. Gebreselasse disposait d’une solution durable en Afrique du Sud, où il réside depuis 2007.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La conclusion de l’agent selon laquelle M. Gebreselasse a une solution durable en Afrique du Sud était raisonnable et déterminante pour justifier la décision de rejeter la demande de visa de M. Gebreselasse. L’agent a raisonnablement conclu que M. Gebreselasse ne s’était pas acquitté de la charge qui lui incombait d’établir qu’une solution durable ne lui était pas accessible en Afrique du Sud où, entre autres, il a vécu, travaillé et bénéficié de services sociaux pendant plus de 12 ans. La jurisprudence établit qu’une solution durable ne doit pas nécessairement être une solution parfaite. Comme l’a souligné l’agent, le parcours de M. Gebreselasse vers la résidence permanente en Afrique du Sud peut être difficile, mais c’est néanmoins une voie d’accès.

[3] En outre, l’agent a raisonnablement conclu que M. Gebreselasse n’avait pas établi une crainte fondée de persécution. Que les conclusions de l’agent concernant le témoignage de M. Gebreselasse soient qualifiées de conclusions de crédibilité ou d’invraisemblance, elles sont étayées par des éléments de preuve, clairement expliquées et raisonnables.

I. Le contexte

[4] M. Gebreselasse est citoyen de l’Érythrée. Il est arrivé en Afrique du Sud en 2007 et a obtenu l’asile sur la base de son allégation de persécution religieuse pour sa foi pentecôtiste. M. Gebreselasse s’est marié en Afrique du Sud et a maintenant deux jeunes enfants. Lui et sa famille ont été parrainés au Canada par un groupe, dont faisait partie sa belle‑sœur. Pour poursuivre les démarches de parrainage, M. Gebreselasse a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières (en vertu de l’article 144 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement]) et de la catégorie des personnes de pays d’accueil (en vertu de l’article 147 du Règlement).

[5] En août 2019, l’agent a passé M. Gebreselasse en entrevue en personne.

II. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[6] La décision de l’agent figure dans une lettre du 23 août 2019. La lettre et les notes de l’agent telles qu’elles sont enregistrées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] constituent les motifs de la décision de l’agent.

[7] Dans sa lettre, l’agent note que M. Gebreselasse a été passé en entrevue avec l’aide d’un interprète et confirme que le demandeur comprenait l’interprète et que l’interprète le comprenait. L’agent mentionne également les dispositions législatives pertinentes, notamment l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]; les articles 145 et 147 du Règlement; les alinéas 139(1)d) et e) du Règlement; les exigences plus générales pour l’obtention d’un visa; et l’exigence primordiale du paragraphe 16(1) de la Loi selon laquelle un demandeur doit répondre véridiquement à toutes les questions qui lui sont posées.

[8] L’agent a estimé que M. Gebreselasse n’était pas crédible et, par conséquent, a conclu qu’il n’avait pas besoin de l’asile et qu’il ne faisait pas partie de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil.

[9] L’agent a également conclu que M. Gebreselasse ne répondait pas aux exigences de l’alinéa 139(1)d) du Règlement, qui prévoit qu’un visa est délivré au demandeur d’asile s’il est établi que l’étranger est une personne à l’égard de laquelle aucune possibilité raisonnable de solution durable n’est, à son égard, réalisable dans un délai raisonnable dans un pays autre que le Canada. L’agent a constaté que M. Gebreselasse disposait d’une solution durable en Afrique du Sud, où il avait obtenu l’asile en tant que réfugié au sens de la Convention et où il disposait d’un magasin, d’un compte bancaire, d’un accès aux services sociaux et de la liberté de mouvement et de religion.

[10] Les notes saisies dans le SMGC reflètent l’entrevue de l’agent avec M. Gebreselasse et l’examen par l’agent des renseignements et des conclusions, qui ont été résumés dans sa lettre.

[11] En réponse aux questions de fond, M. Gebreselasse a répondu qu’il était arrivé en Afrique du Sud en 2007 et qu’il possédait et exploitait une [traduction] « confiserie » au Limpopo. Il a affirmé qu’il s’était marié en Afrique du Sud dans une église chrétienne orthodoxe.

[12] En réponse aux questions de l’agent sur les raisons pour lesquelles il ne pouvait pas rester en Afrique du Sud, M. Gebreselasse a déclaré qu’il y avait [traduction] « connu des problèmes ». Il a déclaré qu’en 2017, on lui a tiré dessus et qu’en 2019, sa maison a été cambriolée. Il a attribué ces incidents au fait d’être ciblé en tant que réfugié.

[13] Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait quitté l’Érythrée, M. Gebreselasse a raconté qu’il avait assisté à une réunion de prière pentecôtiste secrète avec un ami et qu’il avait été arrêté. Il a ensuite déclaré qu’il n’avait pas été arrêté, mais qu’il avait été suivi par la police, qu’il s’était échappé, s’était caché chez des proches pendant quelques mois, puis avait quitté l’Érythrée.

[14] L’agent a posé plusieurs questions à M. Gebreselasse, lui demandant pourquoi il avait adopté la religion pentecôtiste et s’il s’était converti. M. Gebreselasse a répondu qu’il s’était converti, mais qu’il ne pratiquait pas la religion, car il vit dans une région rurale. L’agent a informé M. Gebreselasse à plusieurs reprises de ses préoccupations quant au fait qu’il n’était pas sincère et n’était pas pentecôtiste, en soulignant que le processus de conversion est généralement long et qu’il s’attendait à ce qu’il pratique sa foi.

[15] M. Gebreselasse a répondu qu’il avait été baptisé en tant que pentecôtiste à Addis‑Abeba peu après son arrivée, mais qu’il n’y était pas resté en raison du manque de possibilités d’emploi.

[16] M. Gebreselasse a expliqué qu’il n’a pas épousé sa femme dans une église pentecôtiste en Afrique du Sud parce qu’il n’était pas membre d’une église pentecôtiste et qu’il aurait dû [traduction] « faire de nombreuses démarches ». L’agent a rappelé à M. Gebreselasse de dire la vérité, en déclarant : [traduction] « Vous avez quitté votre pays parce que vous craigniez pour votre vie à cause de votre foi. Ici, vous avez la liberté de religion, mais vous ne pouvez pas aller à l’église ou devenir membre d’une église. » L’agent a souligné qu’il y avait trois églises pentecôtistes dans la région. M. Gebreselasse a répondu qu’il allait occasionnellement à l’église, mais qu’il ne pouvait pas se rendre à Johannesburg pour y assister et qu’il ne fréquentait pas les églises voisines parce qu’elles étaient de langue anglaise.

[17] L’agent a soulevé une préoccupation concernant le fait que M. Gebreselasse s’était marié dans une église chrétienne orthodoxe, à l’occasion d’une grande célébration, et qu’il avait publié des messages sur les médias sociaux montrant sa participation à un autre mariage dans une église orthodoxe. L’agent a de nouveau déclaré que le récit de M. Gebreselasse concernant ses persécutions religieuses n’était pas crédible, notamment parce qu’il n’était pas pratiquant et qu’il avait participé à des célébrations chrétiennes orthodoxes. M. Gebreselasse n’a rien rajouté.

[18] L’agent a ensuite interrogé M. Gebreselasse sur la solution durable en Afrique du Sud, notant qu’il avait un magasin, un compte bancaire, l’accès aux services sociaux, la liberté de mouvement, qu’il ne risquait pas d’être expulsé, qu’il avait été soigné par un médecin lorsqu’il avait été blessé et que la police avait ouvert un dossier à la suite du rapport qu’il avait déposé. L’agent a reconnu que M. Gebreselasse avait été blessé par balle et qu’il avait été victime d’un vol, mais n’était pas convaincu qu’il était affecté par la criminalité différemment des autres Sud‑Africains, ajoutant qu’il n’avait pas fourni de preuve en ce sens.

[19] L’agent a noté que M. Gebreselasse était officiellement reconnu comme réfugié en Afrique du Sud et qu’il avait [traduction] « une voie d’accès, bien que difficile, vers la résidence permanente ». L’agent a réitéré ses inquiétudes quant à la sincérité de M. Gebreselasse, notant que ces inquiétudes ont été soulevées lors de l’entrevue et que M. Gebreselasse n’a pas été en mesure de les atténuer.

[20] L’agent n’était pas convaincu, sur la base de l’examen de tous les renseignements disponibles et de l’évaluation des facteurs pertinents, y compris la crédibilité de M. Gebreselasse, qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il ait une crainte fondée de persécution ou qu’il ait été et continue d’être gravement et personnellement affecté par une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne. L’agent a conclu que M. Gebreselasse ne satisfaisait pas aux exigences de la loi en matière de résidence permanente.

III. Les observations du demandeur

[21] M. Gebreselasse conteste l’allégation du défendeur selon laquelle son affidavit comprend des preuves extrinsèques ou complémente ses explications pour répondre aux conclusions de l’agent à l’égard de la crédibilité. Il soutient que les documents relatifs aux conditions dans le pays qu’il a joints sont les propres renseignements du défendeur que l’agent est censé connaître et prendre en compte. Il soutient en outre que son affidavit atteste qu’il se souvient des réponses qu’il a fournies à l’agent. Dans la mesure où ces réponses ne figurent pas dans les notes de l’agent, M. Gebreselasse reconnaît que la jurisprudence a établi que les notes de l’agent sont privilégiées, mais il fait valoir qu’il n’a pas d’autre moyen pour exposer ses souvenirs.

[22] M. Gebreselasse soutient que l’agent a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas crédible ou que son récit n’était pas vraisemblable et que, par conséquent, il a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention. M. Gebreselasse soutient qu’il a fourni des explications raisonnables et vraisemblables pour expliquer pourquoi il ne pouvait pas pratiquer sa foi pentecôtiste comme l’agent s’y attendait.

[23] En ce qui concerne la conclusion de l’agent selon laquelle il n’avait pas établi une crainte fondée de persécution en raison de sa religion, M. Gebreselasse fait valoir qu’il a expliqué à l’agent qu’il ne pouvait pas poursuivre sa conversion après avoir assisté à sa première réunion de prière pentecôtiste parce qu’il était recherché par la police en Érythrée. Il soutient qu’il a également expliqué pourquoi il ne pouvait pas fréquenter l’église pentecôtiste en Afrique du Sud. Il fait valoir que ses convictions religieuses ne se limitent pas à la fréquentation d’une église.

[24] M. Gebreselasse fait également valoir que son témoignage était cohérent et que les conclusions de l’agent selon lesquelles il manquait de crédibilité ne sont pas fondées sur des contradictions. Il soutient que la conclusion de l’agent selon laquelle il n’était pas pentecôtiste est une conclusion de vraisemblance injustifiée. M. Gebreselasse ajoute que la Cour est aussi bien placée que l’agent pour faire des constatations de vraisemblance, mais que ces constatations doivent être faites avec retenue et étayées par des éléments de preuve.

[25] Il fait également valoir que l’agent a commis une erreur en concluant qu’il disposait d’une solution durable en Afrique du Sud. Il soutient que l’agent n’a pas tenu compte des documents relatifs aux conditions dans le pays, qui décrivent le traitement réservé aux réfugiés, notamment au fait que les réfugiés sont confrontés à la discrimination et aux risques et sont traités différemment des ressortissants sud‑africains. Il ajoute que sa propre expérience se reflète dans les documents relatifs aux conditions dans le pays.

[26] M. Gebreselasse soutient qu’il n’a pas de véritable voie d’accès vers le statut de résident permanent en Afrique du Sud. Il fait valoir qu’il doit renouveler chaque année son statut de réfugié et qu’il n’a pas pu obtenir la résidence permanente bien qu’il réside en Afrique du Sud depuis 2007. Il reconnaît que la jurisprudence suggère qu’une solution durable existe pour les réfugiés en Afrique du Sud, mais il affirme qu’il n’y a pas de solution durable pour lui. Il fait valoir que l’agent n’a pas procédé à une évaluation individualisée. M. Gebreselasse note qu’il n’existe pas de définition, dans la loi, de la « solution durable » et que les directives fournies aux agents dans le manuel des opérations, qui semblent être basées sur les directives du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, indiquent que l’aspect de l’« intégration locale » d’une solution durable signifie une solution à long terme qui va au‑delà de l’octroi de l’asile.

IV. Les observations du défendeur

[27] Le défendeur s’oppose à l’affidavit de M. Gebreselasse, en faisant valoir qu’il comprend des preuves extrinsèques et des explications supplémentaires qui visent à répondre aux préoccupations de l’agent en matière de crédibilité.

[28] Le défendeur fait valoir que M. Gebreselasse n’a pas allégué de violation de l’équité procédurale et que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire fondé sur la norme de la décision raisonnable, la Cour ne peut se fonder sur de nouveaux éléments de preuve.

[29] Le défendeur se concentre sur la pièce B, qui comprend des documents relatifs aux conditions dans le pays qui font référence au traitement des réfugiés en Afrique du Sud. Le défendeur souligne qu’il incombe au demandeur de fournir les éléments de preuve qu’il entend invoquer et que M. Gebreselasse n’a pas présenté ces documents à l’agent.

[30] En ce qui concerne les paragraphes de l’affidavit de M. Gebreselasse exposant son souvenir de ses réponses à l’agent, le défendeur soutient que les notes de l’agent devraient être privilégiées (Waked c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 885 aux paragraphes 22 et 23 [Waked]).

[31] Le défendeur fait valoir que M. Gebreselasse ne s’est pas acquitté de sa charge de démontrer qu’il ne dispose pas d’une solution durable en Afrique du Sud. Le défendeur fait valoir que l’agent a procédé à une évaluation prospective de la situation personnelle de M. Gebreselasse en Afrique du Sud en se fondant sur les éléments de preuve, comme il se doit. Le défendeur ajoute que le pays de refuge ne doit pas nécessairement offrir une solution parfaite (Hassan c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 531 au para 19 [Hassan]).

[32] Le défendeur soutient que la contestation de M. Gebreselasse au sujet de la solution durable repose sur des preuves extrinsèques qu’il n’a pas présentées à l’agent. De plus, l’agent n’a pas ignoré les preuves qui contredisent la conclusion selon laquelle une solution durable existe.

[33] Le défendeur fait valoir que la conclusion de l’agent selon laquelle M. Gebreselasse dispose d’une solution durable en Afrique du Sud est raisonnable et déterminante; ce motif justifie à lui seul le refus d’accorder la résidence permanente.

[34] Le défendeur soutient en outre qu’il incombait à M. Gebreselasse d’établir, par des éléments de preuve vraisemblables, qu’il était un chrétien pentecôtiste, car c’était le fondement de sa demande de persécution, mais il fait valoir que M. Gebreselasse a fourni très peu d’éléments de preuve et n’a pas réussi à répondre aux diverses préoccupations de l’agent en matière de crédibilité.

[35] Le défendeur note que l’agent a soulevé à plusieurs reprises des préoccupations concernant la crédibilité, a examiné les explications de M. Gebreselasse et les a jugées insatisfaisantes. Le défendeur note que l’agent n’a interrogé M. Gebreselasse que sur sa façon de pratiquer et de se convertir, et ne l’a pas questionné sur les principes de sa foi.

[36] Le défendeur soutient que l’agent a fourni une explication claire des conclusions fondées sur le témoignage de M. Gebreselasse et sur son incapacité à répondre aux préoccupations qui lui ont été soulevées à plusieurs reprises.

V. La norme de contrôle

[37] La jurisprudence a établi que la décision de l’agent quant à savoir si M. Gebreselasse est membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie de personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières (pays d’accueil) est une question mixte de fait et de droit susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (Helal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 37 au para 14; Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621 au para 14; Abdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1050 au para 18; Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 au para 25; Hafamo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 995 au para 6 [Hafamo]).

[38] En outre, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a soutenu que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle présumée à l’égard des décisions administratives. Aucune des exceptions mentionnées dans la décision Vavilov ne s’applique en l’espèce.

[39] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a fourni des directives détaillées aux tribunaux lors d’un contrôle judiciaire d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, en soulignant « [qu]’une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov aux para 85, 102, 105 à 110). La Cour ne juge pas les motifs au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91).

[40] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a expliqué que les décisions ne devraient pas être annulées à moins qu’elles ne souffrent « de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » et que « [l]a cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » [Non souligné dans l’original.] (Vavilov au para 100).

VI. La conclusion de l’agent selon laquelle M. Gebreselasse dispose d’une solution durable en Afrique du Sud est raisonnable

[41] M. Gebreselasse a soulevé des préoccupations valables quant à la signification d’une « solution durable » et sur ce qui constitue une « possibilité raisonnable » dans un « délai raisonnable ». M. Gebreselasse demande si l’on peut dire qu’une solution durable existe alors que, après plus de 10 ans en Afrique du Sud, il est encore un réfugié et non un résident permanent. Cependant, le rôle de la Cour est de déterminer si la décision de l’agent selon laquelle une solution durable existe est raisonnable. Dans la présente affaire, l’agent a fondé sa décision sur la loi et sur les éléments de preuve.

[42] Dans la décision Miakhil c Canada, 2020 CF 1022 au paragraphe 20, le juge Mosley a souligné qu’il incombe au demandeur de démontrer qu’il n’existe pas de solution durable pour lui :

[20] La question de savoir si le demandeur dispose d’une solution durable dans un autre pays est prospective, et il incombe au demandeur de visa d’établir qu’aucune possibilité raisonnable n’existe : Barud au para 15; Dusabimana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1238 au para 54; La‑Anbagi au para 16.

[43] Comme l’indique le défendeur, la jurisprudence de la Cour a toujours conclu qu’une solution durable existe pour les réfugiés en Afrique du Sud, même ceux qui ont été victimes de crimes ou de xénophobie (voir, par exemple, Hafamo aux para 23 à 25, Hassan aux para 21 à 23; Ntakirutimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 272 au para 16 [Ntakirutimana]). Les circonstances de M. Gebreselasse sont très similaires à celles examinées par la Cour.

[44] Dans la décision Hassan, le juge Fothergill a conclu aux paragraphes 19 à 21 :

[19] Une solution durable peut exister dans un pays malgré l’existence d’un risque généralisé (la décision Abdi au paragraphe 28). L’agent a conclu que le risque de violence auquel M. Hassan a fait face en Afrique du Sud était un risque auquel faisait face l’ensemble de la population et n’était pas suffisamment personnel. L’agent pouvait raisonnablement tirer cette conclusion.

[20] L’Afrique du Sud est signataire de la Convention relative au statut des réfugiés des Nations Unies, 189 RTNU 150 [la Convention]. Ayant été accepté comme réfugié dans ce pays, M. Hassan a un emploi, un logement et une voie d’accès à la résidence permanente. Cette affaire est semblable à l’affaire Abdi, dans laquelle la juge Susan Elliott a confirmé la conclusion d’un agent d’immigration selon laquelle l’Afrique du Sud était une solution durable pour deux frères de la Somalie, même si l’un d’entre eux avait été victime d’un crime violent.

[21] Les parties ont eu l’occasion d’informer la Cour de toute affaire dans laquelle un tribunal canadien a néanmoins conclu qu’un demandeur d’asile qui avait obtenu le statut de réfugié en Afrique du Sud n’avait pas de solution durable dans ce pays. L’avocat de M. Hassan a attiré l’attention de la Cour sur la décision Mushimiyimana, dans laquelle une conclusion de solution durable en Afrique du Sud a été infirmée pour des motifs procéduraux. Il a également fait une analogie avec la décision Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589 [la décision Saifee], dans laquelle les demandeurs auraient fui au Tadjikistan, un signataire de la Convention, pour des raisons de sécurité, mais où le rejet de leurs demandes de visa a néanmoins été jugé déraisonnable.

[45] Dans la décision Ntakirutimana, le juge LeBlanc a conclu, au paragraphe 14, que la nécessité pour le demandeur de renouveler périodiquement son statut de réfugié n’empêchait pas de conclure qu’une solution durable existait pour le demandeur en Afrique du Sud, notant qu’il n’y avait aucune preuve que le demandeur risquait d’être renvoyé dans son pays d’origine.

[46] Les mêmes principes et conclusions s’appliquent à M. Gebreselasse. Bien qu’il doive renouveler périodiquement son statut de réfugié et que sa solution durable ne soit pas une solution parfaite, la conclusion de l’agent est raisonnable et étayée par la preuve. L’agent a souligné que l’expérience de M. Gebreselasse en tant que victime de la criminalité représentait un risque généralisé; il est intégré dans l’économie grâce à son magasin; il a accès aux services sociaux et médicaux; il jouit de la liberté de mouvement et de religion; il ne risque pas d’être renvoyé en Érythrée; et il a un parcours, reconnu comme difficile, vers la résidence permanente en Afrique du Sud. M. Gebreselasse n’a pas expliqué pourquoi sa situation et son parcours diffèrent de ceux des autres, et il n’a pas non plus fourni d’élément de preuve des efforts qu’il a déployés pour obtenir le statut de résident permanent en Afrique du Sud, mais seulement qu’il n’a pas obtenu ce statut.

[47] La jurisprudence a clairement établi que la disponibilité d’une solution durable dans un pays autre que le Canada est un motif suffisant pour refuser une demande de résidence permanente à titre de réfugié au sens de la Convention ou de personne qui a besoin de protection (Mushimiyimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1124 au para 20).

[48] Bien que je n’aie pas besoin d’examiner le caractère raisonnable de la conclusion de l’agent selon laquelle M. Gebreselasse n’avait pas établi une crainte fondée de persécution, quelques observations s’imposent.

[49] En ce qui concerne l’affidavit de M. Gebreselasse, qui comprend des explications ou des réponses supplémentaires aux préoccupations de l’agent en matière de crédibilité qui ne figurent pas dans les notes du SMGC de l’agent, ces dernières sont prises en compte. Dans la décision Waked au paragraphe 22, la Cour a déclaré que :

[22] Dans les cas où le souvenir du demandeur contredit le contenu des notes d’un agent, la Cour se fonde généralement sur le fait que l’agent n’a aucun intérêt personnel dans l’issue de l’affaire et qu’il a consigné ses notes peu de temps après l’entrevue pour privilégier la version des événements de celui‑ci (Sellappha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1379 aux paragraphes 70 et 71; Khela c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2010 CF 134 au paragraphe 18; Pompey c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 862 au paragraphe 36; Alvarez Vasquez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1083 au paragraphe 53).

[50] Il est également bien établi que les éléments de preuve qui n’ont pas été fournis au décideur ne peuvent généralement pas être invoqués dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Bien qu’il existe des exceptions à ce principe, comme l’indique l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c The Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22 au paragraphe 20, notamment lorsque la preuve est pertinente quant à une allégation de manquements à l’équité procédurale ou d’erreur de compétence, ou lorsqu’elle fournit un contexte général dans des circonstances où ces renseignements sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire. Aucune de ces exceptions ne s’applique.

[51] L’examen par la Cour des conclusions de l’agent en matière de crédibilité ou de vraisemblance est donc fondé sur les motifs de l’agent et les éléments de preuve dont il dispose.

[52] Au cours de l’entrevue, l’agent a spécifiquement noté que M. Gebreselasse n’était pas sincère.

[53] Dans la décision Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 aux paragraphes 41 à 46, la juge Mary Gleason, comme elle l’était à l’époque, a résumé les principes clés concernant l’évaluation de la crédibilité et a donné des exemples de motifs pour justifier des conclusions relatives à la crédibilité. Par exemple, lorsqu’il existe des contradictions dans la preuve, en particulier dans le témoignage du demandeur, et que ces contradictions doivent être réelles et non pas banales ou illusoires. Un autre exemple est le comportement du témoin, y compris ses hésitations, le manque de précision de ses propos et le fait qu’il modifie ou étoffe sa version des faits (avec la mise en garde qu’il est préférable qu’il y ait des faits objectifs additionnels pour justifier les conclusions relatives à la crédibilité basées sur le comportement). La juge Gleason a ajouté que le décideur doit formuler des conclusions claires sur la crédibilité de façon suffisamment détaillée.

[54] Dans la décision Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, la juge Gleason a examiné la jurisprudence sur la vraisemblance et les conclusions concernant la crédibilité connexes et a noté au paragraphe 11 :

[11] Ainsi, la Commission peut conclure qu’une affirmation est invraisemblable si cette affirmation est dénuée de sens à la lumière de la preuve déposée ou si (pour emprunter la formule utilisée par le juge Muldoon dans la décision Valtchev) « les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ». De plus, la Cour a déjà statué que la Commission doit invoquer « des éléments de preuve fiables et vérifiables au regard desquels la vraisemblance des témoignages des demandeurs pourraient être appréciés » [sic], sinon la conclusion de vraisemblance pourrait n’être que « de la spéculation non fondée » (voir la décision Gjelaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 37, [2010] ACF no 31 au paragraphe 4; voir également la décision Cao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 694, [2012] ACF no 885 (la décision Cao) au paragraphe 20).

[55] Plus récemment, dans Al Dya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 901 aux paragraphes 27 à 32, le juge McHaffie a abordé la jurisprudence concernant la vraisemblance, en notant au paragraphe 32 :

[32] Je conviens avec les parties que la décision Valtchev ne crée pas une norme d’impossibilité. Autrement dit, elle ne limite pas les conclusions d’invraisemblance aux cas où il est impossible que les faits allégués aient eu lieu. Notre Cour a plutôt mis sur le même pied la notion des « cas les plus évidents » et des « événements [qui] ne pouvaient pas se produire » qui figure dans la décision Valtchev et les situations où il est « clairement invraisemblable » que les faits se soient produits de la manière alléguée » à la lumière du bon sens ou du dossier de preuve : Zaiter, au para 8; Aguilar Zacarias, aux para 10‑11. La distinction que fait la SAR entre une « invraisemblance » et une « impossibilité » concorde avec la jurisprudence de notre Cour et elle est raisonnable.

[56] En d’autres termes, les conclusions de vraisemblance peuvent être basées sur la constatation que le récit d’un demandeur déborde le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre, est dénué de sens ou est clairement invraisemblable. Si le récit est possible, il n’est pas forcément vraisemblable. Lorsque des conclusions de vraisemblance sont tirées, elles doivent être étayées par des éléments de preuve.

[57] Que les conclusions de l’agent soient qualifiées de conclusions de crédibilité ou de vraisemblance, elles sont raisonnables.

[58] Les conclusions de l’agent ne découlent pas de contradictions dans le témoignage de M. Gebreselasse (sauf en ce qui concerne son arrestation). Cependant, elles découlent de contradictions entre sa déclaration selon laquelle il a été persécuté en Érythrée après avoir assisté à une réunion pentecôtiste et a fui l’Érythrée pour échapper à la persécution religieuse, et son témoignage lors de l’entrevue, notamment à l’effet qu’il n’est membre d’aucune église pentecôtiste, qu’il ne s’est pas marié dans l’église pentecôtiste, qu’il ne voulait pas faire les démarches nécessaires pour se marier dans l’église, qu’il ne va pas à l’église et qu’il ne veut pas se déplacer pour aller à l’église ou pour fréquenter une église pentecôtiste de langue anglaise située à proximité. L’agent a noté que les réponses de M. Gebreselasse, dont certaines étaient vagues et décousues, n’étaient pas satisfaisantes.

[59] Les réponses de M. Gebreselasse n’avaient aucun sens compte tenu de son affirmation selon laquelle il a fui l’Érythrée pour échapper aux persécutions religieuses en tant que pentecôtiste (c’est‑à‑dire pour pratiquer librement sa religion) et compte tenu de la compréhension qu’a l’agent des pratiques des pentecôtistes. L’agent lui a fait part de cette préoccupation directement, en précisant : [traduction] « Vous avez quitté votre pays d’origine parce que vous craigniez pour votre vie en raison de votre foi. Ici, vous avez la liberté de religion, mais vous ne fréquentez pas l’église ni ne devenez membre d’une église. »

[60] Les conclusions de l’agent étaient claires et elles étaient étayées par la preuve mise à sa disposition :

  • M. Gebreselasse n’avait assisté qu’à une seule réunion pentecôtiste secrète en Érythrée, avant de fuir. Il a contredit sa propre déclaration d’avoir été arrêté par la police;
  • M. Gebreselasse a affirmé qu’il s’était converti rapidement pour devenir pentecôtiste, au lieu de la période habituelle d’au moins six mois;
  • M. Gebreselasse n’était pas membre d’une église pentecôtiste et ne fréquentait pas d’église pentecôtiste en Afrique du Sud, bien qu’il y ait trois églises à proximité;
  • M. Gebreselasse s’est marié dans une église chrétienne orthodoxe en Afrique du Sud et ses explications selon lesquelles il y avait trop d’étapes à franchir pour se marier dans l’église pentecôtiste et que sa famille n’approuverait pas n’étaient pas satisfaisantes pour l’agent;
  • M. Gebreselasse a publié sur les médias sociaux des photos d’un mariage et d’autres événements dans l’église chrétienne orthodoxe et n’a pas publié de photos de célébrations pentecôtistes.

[61] L’agent a pris en compte les explications de M. Gebreselasse, notamment le fait que sa famille ne soutenait pas son mariage dans une église pentecôtiste, qu’il y avait trop d’étapes à franchir pour se marier dans une église pentecôtiste, qu’il n’y avait pas d’église à proximité et qu’il ne voulait pas fréquenter une église pentecôtiste de langue anglaise parce qu’il ne pouvait pas lire la Bible en anglais, bien qu’il comprenne l’anglais. L’agent a raisonnablement estimé que ces explications n’étaient pas satisfaisantes si M. Gebreselasse était pentecôtiste.

[62] M. Gebreselasse fait valoir que sa foi ne se limite pas à la fréquentation de l’église. C’est exact. Cependant, le manque de fréquentation de l’église pentecôtiste par M. Gebreselasse n’est pas le fondement de la décision de l’agent. La décision de l’agent était fondée sur la constatation que M. Gebreselasse n’avait pas satisfait à la charge qui lui incombait de fournir des éléments de preuve suffisants de sa foi pentecôtiste.

[63] En conclusion, l’évaluation par l’agent du témoignage de M. Gebreselasse était raisonnable, ce qui a conduit l’agent à conclure raisonnablement que M. Gebreselasse n’avait pas une crainte fondée de persécution. Cette constatation, à elle seule, serait également déterminante à l’égard de la conclusion de l’agent selon laquelle M. Gebreselasse ne répondait pas aux exigences de la catégorie des personnes de pays d’accueil ou de celle des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5971‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5971‑19

 

INTITULÉ :

MOGOS ERMIAS GEBRESELASSE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 août 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge KANE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 août 2021

 

COMPARUTIONS :

Rekha McNutt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Shiroky

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron & Partners LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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