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     T-1864-96

Ottawa (Ontario), le 18 septembre 1997

En présence de : Monsieur le juge Muldoon

Entre :

     M. LE JUGE JOHN E. SHEPPARD,

     requérant,

     - et -

     LE COMMISSAIRE À LA MAGISTRATURE FÉDÉRALE,

     intimé.

     ORDONNANCE

     VU l'avis introductif d'instance en contrôle judiciaire présenté par le requérant afin d'obtenir, entre autres choses, l'annulation de la décision en date du 18 juillet 1996 par laquelle l'intimé a refusé de verser au requérant les indemnités qu'il réclamait pour ses déplacements quotidiens entre sa résidence de North York (Ontario) et le palais de justice de Whitby (Ontario), dont l'audition a eu lieu à Toronto le 19 juin 1997 en présence du requérant et de l'avocat de l'intimé; et

     APRÈS avoir entendu les plaidoiries du requérant et de l'avocat de l'intimé, et après avoir sursis au prononcé de son jugement,

LA COUR ORDONNE l'annulation de la décision en date du 18 juillet 1996 de l'intimé; et

LA COUR ORDONNE EN OUTRE à l'intimé, par lui-même ou par son personnel subalterne, conformément au paragraphe 34(1) de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, modifiée, et à la présente ordonnance, de rembourser tous les frais de transport régulièrement réclamés que le requérant a engagés depuis qu'il a droit au remboursement de tels frais en raison de sa nomination et de son affectation en 1991 comme juge de juridiction supérieure de la Division générale à Whitby, pour les déplacements (par les moyens convenables les moins coûteux) entre sa résidence de North York (Ontario) et le palais de justice de Whitby (Ontario), les frais relatifs à sa présence à Newmarket étant maintenant une demande périmée. L'intimé n'est pas tenu de rembourser au requérant les frais qui ont été engagés quotidiennement pour déjeuner, et

LA COUR DÉCLARE que s'il existe une différence importante entre les dates a) de la nomination et b) de l'affectation du requérant, événements qui ont été évoqués plus haut, et c) la date de l'assermentation du requérant comme juge de juridiction supérieure de la Cour de l'Ontario (Division générale), la responsabilité de l'intimé quant au versement des indemnités de déplacement en question sera engagée à partir de la dernière date, parmi les dates susmentionnées, à laquelle le requérant était pleinement autorisé à exercer ses nouvelles fonctions et à faire la navette entre sa résidence de North York et la municipalité de Whitby aux frais de l'État, et

LA COUR STATUE qu'aucune partie n'a droit ou n'est condamnée aux dépens.

                                 F. C. Muldoon

                                          Juge

Traduction certifiée conforme             

                                 Marie Descombes, LL.L.

     T-1864-96

Entre :

     M. LE JUGE JOHN E. SHEPPARD,

     requérant,

     - et -

     LE COMMISSAIRE À LA MAGISTRATURE FÉDÉRALE,

     intimé.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le juge Muldoon

     La présente affaire concerne fondamentalement l'interprétation des lois, et les deux parties invoquent pratiquement la même jurisprudence et la même doctrine. L'audition de la présente demande a eu lieu à Toronto le jeudi 19 juin 1997 en même temps que celle de la demande présentée par le juge Thomas A. Beckett (T-1516-95) afin d'obtenir l'annulation d'une décision rendue par le même intimé. Le requérant a produit trois affidavits, dont la Cour prend acte, qui ont été souscrits le 14 août 1996, le 18 avril 1997 et le 1er mai 1997 respectivement.

     Le requérant est un juge de la Cour de justice de l'Ontario (Division générale) qui, dans l'exercice de ses fonctions judiciaires, est légalement affecté à la cour de première instance de Whitby (Ontario). Il a été nommé juge le 1er septembre 1990 à la suite de la réunification de la Cour suprême et des cours de district de l'Ontario. Avant cette date, le requérant exerçait les fonctions de juge de cour de district depuis septembre 1987. Le requérant a été assermenté comme juge de la Division générale en septembre 1990, mais comme il n'était au courant d'aucune affectation par le juge en chef dans une région particulière, il a simplement continué à juger en son cabinet à Newmarket et exercé ses fonctions judiciaires dans l'ensemble de la région appelée centre est. Entre cette date (le 1er septembre 1990) et le mois de juin 1991, les circonstances étaient les suivantes : le requérant a continué de résider à North York (à quelques kilomètres à peine de la limite sud de la région du centre est, dans le district judiciaire de la région de York), avait son cabinet à Newmarket et exerçait ses fonctions judiciaires dans chacun des palais de justice de Barrie, Bracebridge, Lindsay, Peterborough, Cobourg et Whitby. Il touchait les indemnités de déplacement prévues par la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1 (ci-après la Loi).

     Au paragraphe 7 de l'affidavit souscrit par le requérant le 14 août 1996, celui-ci affirme :

     [TRADUCTION]         
         Quand j'ai demandé le remboursement des frais de transport engagés pour faire la navette [entre ma résidence] et Newmarket, le commissaire à la magistrature fédérale à l'époque, M. Pierre Garceau, a refusé ma demande en disant que mon " lieu de résidence officiel est [...] Newmarket, même si vous habitez effectivement ailleurs [...] ". J'ai joint au présent affidavit comme pièce " A " une copie conforme de la lettre en date du 9 novembre 1990 que m'a envoyée le commissaire à l'époque, Pierre Garceau.         

     (dossier de la demande du requérant, onglet 2, p. 7 et 8)

     Le requérant affirme que son juge en chef l'a affecté, le 1er juin 1991 ou vers cette date, au palais de justice de Whitby où il exerce depuis ses fonctions judiciaires en permanence.

     Les exigences de résidence applicables aux juges de l'Ontario nommés en vertu de l'article 96 ont presque toutes été abrogées par l'article 28 de la loi fédérale intitulée Loi sur la réorganisation judiciaire de l'Ontario (1989), L.C., ch. 17. La législature ontarienne a toutefois édicté la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O., ch. 43, dont le paragraphe 15(3) dispose :

         15.(3) Aucun juge de la Division générale qui était, avant le 1er septembre 1990, juge de la Haute Cour de justice ou de la Cour de district de l'Ontario n'est affecté, sans son consentement, à une région dans laquelle il ne résidait pas immédiatement avant cette date-là.         

Cela dit, la loi fédérale en vigueur à l'époque (ou à n'importe quel moment) ne donne aucune indication sur la question de savoir si le Parlement a abrogé les exigences de résidence à titre conditionnel, s'attendant le cas échéant à ce que les législatures provinciales comblent le vide législatif comme beaucoup sinon la plupart d'entre elles l'ont fait; voir par exemple l'article 9 de la Loi sur la Cour du Banc de la Reine, L.M. 1988-89, ch. 4, du Manitoba qui est cité dans les motifs correspondants prononcés le même jour dans l'affaire M. le juge Thomas A. Beckett c. Le commissaire à la magistrature fédérale, T-1516-95. Cette affaire a été entendue avec la présente affaire à Toronto le 19 juin 1997 et a donné lieu au prononcé d'une ordonnance de mandamus contre le même intimé. Les motifs prononcés en l'espèce et dans cette affaire sont de même substance.

     L'intimé, comme dans l'affaire Beckett, est un haut fonctionnaire qui occupe le poste de commissaire à la magistrature fédérale par suite d'une nomination faite sous le régime de l'article 73 de la Loi. Le commissaire a " rang et statut d'administrateur général de ministère " et " est nommé par le gouverneur en conseil ". Plus particulièrement, l'une des responsabilités de l'intimé est de surveiller l'application de la partie I de la Loi, où figurent notamment les dispositions relatives aux indemnités de déplacement et autres payables aux juges dans l'exercice de leurs fonctions.

     Il convient de noter qu'en 1989-1990, le gouvernement et la législature de l'Ontario ont réorganisé les tribunaux de cette province en exerçant le pouvoir conféré à la province par le paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 et 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.). Les cours de comté et de district, qui étaient des cours inférieures d'archives dont les juges étaient nommés et rémunérés par le gouvernement fédéral (le Dominion, comme il était assez heureusement appelé), ont été abolies, et les juges ont tous été assermentés comme juges de la nouvelle cour supérieure d'archives issue de la réunification, à savoir la Cour de justice de l'Ontario (Division générale). Ainsi, le requérant a été transféré à la nouvelle cour supérieure et a continué de faire partie des " juges nommés en vertu de l'article 96 " (décret modificateur C.P. 1991-447, p. 4). Vu la caractéristique particulière de poids et contrepoids de la Constitution canadienne concernant le pouvoir judiciaire, les provinces constituent, organisent et maintiennent des cours supérieures de juridiction tant civile que criminelle en vertu du paragraphe 92(14), tandis que le " Dominion " (pour employer un mot suranné mais concis) nomme les juges en vertu de l'article 96 et verse les traitements, allocations et pensions de tous les juges de cours supérieures en vertu de l'article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 . Bien que la Loi sur les juges, qui est une loi fédérale, ait une portée transprovinciale ou nationale, elle contient également des dispositions propres à la structure et à la terminologie judiciaires de chaque province.

     Si l'abrogation, en 1990, des dispositions de la Loi relatives à la résidence, qui n'ont été remplacées par aucune disposition provinciale, avait alors validé les demandes de remboursement des frais de déplacement du requérant, à supposer qu'il ait officiellement soumis de telles demandes, alors il aurait eu droit au remboursement des montants précis réclamés depuis 1990 ou lorsqu'il a présenté ses demandes de remboursement pour la première fois par la suite, et ce jusqu'à aujourd'hui et au-delà.

     La décision exacte de l'intimé dont le requérant demande l'annulation est exposée dans la lettre en date du 18 juillet 1996 que le commissaire lui a adressée. Le requérant a joint une copie de cette lettre à son affidavit comme pièce C. En voici le libellé :

     [TRADUCTION]         
     Monsieur le juge,         
     La présente fait suite à vos lettres en date du 10 avril et du 22 mai 1996, et aux pièces qui y sont jointes, concernant votre demande d'indemnité de déplacement.         
     Vous réclamez une indemnité de déplacement pour vos frais de transport quotidien en vertu du paragraphe 34(1) de la Loi sur les juges. Pourtant, le paragraphe 34(1) prévoit que ses dispositions s'appliquent sous réserve des articles 36 à 39. Aux termes de l'article 38, vous devez, en tant que juge de la Cour de l'Ontario (Division générale), résider dans la région dans laquelle vous avez été nommé ou affecté afin de recevoir une indemnité de déplacement, à moins que vous ne résidiez dans une localité approuvée par le gouverneur en conseil en vertu du paragraphe 36(2).         
     Selon nous, l'indemnité de déplacement que vous réclamez est sensiblement identique à celle que réclame le juge T. A. Beckett de la Cour de l'Ontario (Division générale), Cour unifiée de la famille, qui, comme vous le savez, a présenté à la Cour fédérale (Section de première instance) une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle mon prédécesseur a refusé de lui verser une indemnité de déplacement.         
     Les plaidoiries dans l'affaire M. le juge Thomas A. Beckett c. Le commissaire à la magistrature fédérale ont été closes en novembre 1995 et l'audition de la demande devait avoir lieu le 14 mai 1996. Le 6 mai 1996, l'audition a été ajournée sine die par le juge Cullen à la demande du juge Beckett.         
     Cela étant, vu les similitudes entre la situation du juge Beckett et la vôtre, je ne serais pas prêt à modifier le refus de mon prédécesseur de vous verser une indemnité de déplacement avant qu'une décision ne soit rendue dans l'affaire Beckett.         
     Enfin, comme vous le demandez dans le dernier paragraphe de votre lettre en date du 10 avril 1996, je confirme par la présente qu'aucun juge de la Cour de l'Ontario (Division générale) ne résidant pas dans sa région de nomination ou d'affectation et dont le lieu de résidence n'a pas été approuvé par le gouverneur en conseil ne touche une indemnité de déplacement après la première période de six mois suivant sa nomination ou son affectation.         
     Je regrette de ne pas pouvoir vous donner une réponse plus favorable.         

     (dossier de la demande du requérant, p. 17 et 18)

     L'intimé a invoqué le paragraphe 36(1) de la Loi, comme il l'a fait dans l'affaire Beckett, mais cette disposition, qui est une disposition relative à la résidence qui a par la suite été modifiée et est encore en vigueur, ne vise nullement les juges de l'Ontario parce qu'elle concerne exclusivement les juges de la Nouvelle-Écosse, de l'Île-du-Prince-Édouard et de la Colombie-Britannique qui sont nommés en vertu de l'article 96. La Cour adopte en l'espèce les motifs relatifs aux deux paragraphes de l'article 36 qui figurent dans l'affaire correspondante Beckett (T-1516-96). Il est suffisant de mentionner que le paragraphe 36(2) met en évidence " [le droit des] juges de toucher une indemnité de déplacement [par application du paragraphe 34(1)] ".

     La Cour n'exposera pas son point de vue sur la jurisprudence et la doctrine que les deux parties ont invoquées en l'espèce, mais ce point de vue et la compréhension des décisions et des ouvrages de doctrine parfois contradictoires amènent uniquement à tirer les conclusions énoncées en l'espèce et dans l'ordonnance concomitante de la Cour.

     Malheureusement pour ceux qui doivent tenter d'interpréter la Loi sur les juges, le paragraphe 34(1) contient une anomalie en ce qui concerne l'Ontario du moins, dont on devrait sûrement ne tenir aucun compte, plutôt que d'obliger la Cour à forger des dispositions législatives qui sont la prérogative exclusive du Parlement.

     Voici le texte du paragraphe 34(1), qui crée et exprime " [le droit des] juges de toucher une indemnité de déplacement ".

         34. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article et des articles 35 à 39, les juges d'une juridiction supérieure [entre autres le requérant], d'une cour de comté ou de la Cour canadienne de l'impôt qui, dans le cadre de leurs fonctions judiciaires, doivent siéger en dehors des limites où la loi les oblige à résider ont droit à une indemnité de déplacement pour leurs frais de transport et les frais de séjour et autres entraînés par la vacation.         

C'est l'expression " [lieu] où la loi les oblige à résider " qui fait ressortir l'anomalie, étant donné qu'aucun des avocats n'a été en mesure de nommer une loi obligeant un juge de l'Ontario à résider dans un lieu particulier. Aucune loi semblable n'est en vigueur en Ontario. Le paragraphe 34(2), qui empêche un juge de toucher une indemnité de déplacement pour vacation dans son lieu de résidence ou à proximité de celui-ci, ne s'applique certainement pas en l'espèce. L'article 35 ne nous intéresse pas non plus, car il ne s'applique qu'aux juges des cours de comté. L'article 36 a déjà été traité. L'article 37 s'applique aux juges des cours de comté seulement. L'article 38 ne s'applique qu'aux juges des cours de district de l'Ontario. L'intimé n'a pu invoquer la moindre disposition prescrivant que l'indemnité de déplacement que le requérant réclame en l'espèce doit lui être refusée.

     L'anomalie que la Cour vient d'évoquer en ce qui concerne les juges de l'Ontario n'existe pas relativement aux juges d'autres provinces, sans doute, vu le paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867. Le cas du Manitoba, qui est un exemple parmi d'autres, a été mentionné plus haut.

     D'autres provinces ont édicté le même genre de dispositions concernant les exigences de résidence applicables aux juges des cours supérieures provinciales, en dépit du fait que ces juges sont tous nommés en vertu de l'article 96 et reçoivent tous des traitements versés par le Parlement en vertu de l'article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ces provinces considèrent manifestement que les exigences de résidence s'inscrivent dans l'exercice du pouvoir que leur confère le paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 de constituer, maintenir et organiser les cours supérieures des provinces (et les cours de comté lorsqu'elles existaient). L'exception notable et alarmante à la liste des provinces qui ont édicté ce genre de dispositions est l'Ontario.

     Par conséquent, l'expression " où la loi les oblige à résider " employée au paragraphe 34(1) de la Loi sur les juges a une signification précise dans les provinces qui ont des dispositions pertinentes sur la question, mais elle ne veut rien dire en Ontario. Elle ne veut rien dire parce qu'il existe un vide dans la législation ontarienne. Aucune partie n'a été en mesure d'invoquer une loi semblable de l'Ontario. Il convient de faire remarquer en passant que le Parlement a profité de l'édiction de l'article 13 de la Loi de 1992 sur la réorganisation judiciaire de la Nouvelle-Écosse, L.C. 1992, ch. 51, pour abroger l'article 35 de la Loi sur les juges, qui n'a pas été remplacé par une autre disposition. (Dossier de la demande de l'intimé, onglet 6.) Il découle donc de ce qui précède que les mots " les oblige à résider " employés dans la Loi sur les juges ne s'appliquent tout simplement pas en Ontario.

     Comme les mots " les oblige à résider " ne s'appliquent pas au requérant, ils sont " invisibles " dans son cas, de sorte que les prescriptions grammaticales et légales du paragraphe 34(1) sont les suivantes : " doivent siéger en dehors des limites où [ils] résid[ent] ". Ces mots définissent donc le droit du requérant de toucher une indemnité de déplacement par application du paragraphe 34(1) de la manière prévue au paragraphe 36(2) de la Loi.

     Pourquoi l'intimé refuse-t-il de verser au requérant l'indemnité de déplacement à laquelle le paragraphe 34(1) lui donne droit? Il semble bien que l'intimé est un fonctionnaire consciencieux et juste ayant rang de sous-ministre, dont la pensée, ou celle de ses procureurs, est contaminée par l'ancienne notion in consimili casu, consimile debet esse remedium, c'est-à-dire " dans une affaire similaire, il devrait y avoir une réparation similaire ". Cette maxime exprimant un voeu, d'origine ancienne, ne semble pas s'appliquer en l'espèce, car l'abrogation récente par le Parlement des exigences de résidence applicables aux juges et le refus de la législature ontarienne de légiférer dans un domaine qui relève de sa compétence sont deux facteurs qui ont placé les juges de l'Ontario dans une position nettement différente. De fait, une ancienne maxime toujours en vigueur au Canada dit ceci : Lex Angliae [lex Canadae , également] sine Parliamento mutari non potest, ce qui veut dire " les lois anglaises [les lois canadiennes également] ne peuvent être modifiées que par le Parlement ". Dans un contexte fédéral canadien, il faut considérer que le mot " Parlement " comprend les législatures provinciales vu le partage constitutionnel des pouvoirs.

     Cela dit, il ne semble pas y avoir de raison de ne pas laisser le Parlement, qui s'est retiré d'un domaine généralement au profit des provinces, continuer de réglementer cette question par voie législative dans une ou plusieurs provinces, dans la mesure où, en agissant ainsi, il ne porte pas atteinte à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il est toutefois évident que le Parlement, dans le cas qui nous intéresse, s'est retiré de ce domaine et a décidé de ne conserver l'exercice d'aucun pouvoir législatif quant aux exigences de résidence des juges de l'Ontario.

     La Cour déclare que les passages tirés de l'ouvrage de P. A. Côté Interprétation des lois (Cowansville (Québec): Les Éditions Yvon Blais Inc.), 2e éd., 1992, et de l'ouvrage de Ruth Sullivan Dreidger on the Construction of Statutes (Toronto: Butterworths), 3e éd., 1994, ne démontrent pas que la présente Cour ou n'importe quelle cour est habilitée à légiférer dans un domaine de compétence fédérale ou provinciale. En l'espèce, les mots que le Parlement et la législature ontarienne emploient, ou n'emploient pas, n'admettent pas deux interprétations; et il n'existe pas la moindre ambiguïté. Il se peut que le législateur ait commis un oubli, mais même ce fait ne confère à aucune cour, supérieure ou autre, la compétence voulue pour légiférer. C'est une bonne chose, aussi. La Charte donne beaucoup de latitude aux tribunaux pour se lancer ou s'ingérer dans le processus législatif, et c'est amplement suffisant. Quoi qu'il en soit, l'intimé, qui est assimilé à un sous-ministre de la justice, a eu tout le temps voulu pour proposer ou parrainer des dispositions précises visant à corriger toute anomalie que le Parlement peut remarquer.

     Comme on l'a vu, l'article 36 s'applique à des juges autres que les juges de l'Ontario. Les mots " les oblige à résider " employés au paragraphe 34(1) s'appliquent à des juges autres que les juges de l'Ontario, mais ont par ailleurs une application générale. Si d'autres provinces abrogeaient leurs dispositions relatives à la résidence des juges, leurs juges seraient dans la même position que ceux de l'Ontario. Bien entendu, l'intimé ne peut pas obliger la législature ontarienne à édicter des dispositions semblables ou analogues à celles qui sont en vigueur au Manitoba et dans d'autres provinces. De la même façon, toutefois, l'intimé ne peut pas convaincre la Cour d'usurper les pouvoirs législatifs du Parlement.

     Le souci que se fait l'intimé pour l'argent des contribuables (c'est une attitude honorable et justifiable pour un fonctionnaire) est apparent au paragraphe 29 de son exposé des faits et du droit, qui est ainsi libellé :

     [TRADUCTION]         
     29.      Il est allégué que les tribunaux ne devraient pas interpréter sélectivement une loi d'une manière étroite qui va à l'encontre de l'expression ordinaire de l'intention du législateur. Il est allégué que c'est particulièrement vrai lorsque l'interprétation étroite qui va à l'encontre de cette intention vise à accorder à un groupe un droit massivement plus important à des ressources publiques. Dans le cas qui nous occupe, l'interprétation des articles 34 à 38 de la Loi sur les juges proposée par le requérant donnerait à tous les juges régis par ces dispositions le droit de se faire rembourser leurs frais de déplacement quotidiens entre le palais de justice où ils ont été affectés et n'importe quel endroit au Canada où ils ont décidé de vivre. Il est allégué qu'il serait absurde d'attribuer une telle intention au Parlement.         

     (dossier de la demande de l'intimé, onglet 2, p. 8 et 9)

Ce passage est peut-être aussi représentatif d'un élan d'imagination des procureurs de l'intimé, mais la sollicitude envers les contribuables est louable.

     Les procureurs de l'intimé présument que l'intention du Parlement est celle que l'intimé préconise. C'est une hypothèse, mais c'est peut-être à cause du territoire géographique exceptionnellement vaste de l'Ontario et de la taille de ses districts et régions judiciaires, en particulier dans le nord de l'Ontario, où les distances sont grandes entre les endroits habités, que le Parlement, ou la législature ontarienne, a refusé de prendre un règlement sur la résidence des juges. La Cour ne sait pas si cette hypothèse est fondée, ni l'intimé au dire de tous.

     La version modifiée la plus récente de l'article 38 de la Loi dispose donc :

         38. Le juge de la Cour de l'Ontario (Division générale) qui, dans l'exercice de ses fonctions, siège dans un autre centre judiciaire de sa région de nomination ou d'affectation que celui dans lequel ou près duquel il réside a droit à une indemnité de déplacement pour ses frais de transport et les frais de séjour et autres entraînés par la vacation.         

On pourrait bien considérer que l'intention du Parlement qui est exprimée dans la disposition précitée appuie cette hypothèse au point de permettre de tirer une conclusion.

     En revanche, si l'intimé désire corriger un déséquilibre dans l'application de la Loi, il ne serait pas déraisonnable de rembourser les frais réclamés par le requérant pour " neutraliser " les résultats étranges de la pratique décrite au paragraphe 12 de l'affidavit souscrit par le requérant le 14 août 1996.

     Par conséquent, ni la Cour, ni l'intimé en vérité ne peuvent affirmer péremptoirement que l'interprétation littérale manifeste du paragraphe 34(1) de la Loi sur les juges, dans l'optique de l'existence d'un vide législatif en Ontario, " pourrait entraîner une absurdité " parce que ni la Cour ni l'intimé ne peuvent dire de façon péremptoire ou concluante quelle était précisément l'intention du Parlement relativement aux juges de l'Ontario. Qui peut affirmer que cette intention doit être exactement la même que dans le cas des juges d'autres provinces? Par contre, la législature ontarienne, qui n'a aucun pouvoir législatif extraterritorial, ne s'occupe pas des juges d'autres provinces. Le Parlement ou la législature provinciale pourrait prendre un règlement sur la résidence des juges, mais ils ont tous deux refusé de le faire. Comme la Cour n'est pas une législature, la demande du requérant devra être accueillie. Celui-ci a droit aux indemnités de déplacement qu'il réclame et pour lesquelles il a déjà soumis un " Compte d'indemnités de voyage (article 34 de la Loi sur les juges) ", également appelé " Account for Travelling Allowance (section 34 of Judges Act) ", depuis la date de sa nomination, de son affectation ou de son assermentation comme juge de la Cour de justice de l'Ontario (Division générale) en 1990, en prenant la dernière date. Ce droit remonte au moment où il est devenu admissible à se déplacer entre son lieu de résidence et la cour, dans l'exercice de ses nouvelles fonctions, aux frais du contribuable. Les indemnités de déplacement auxquelles le requérant a droit sont celles dont il a régulièrement demandé le versement pour les frais de transport entre sa maison ou sa résidence de North York (Ontario) et le palais de justice de Whitby (Ontario) par le moyen de transport convenable le moins coûteux, par exemple le train, l'autobus ou un véhicule automobile particulier.

     Les contribuables ne devraient pas avoir à payer le déjeuner du requérant chaque jour ouvrable ordinaire où il se rend à Whitby, car il se procurerait de toute façon quelque chose à manger pendant les jours ouvrables ordinaires, qu'il se rende ou non au bureau quotidiennement dans le district dans lequel il réside. Si c'est ce que le requérant entendait par l'expression [TRADUCTION] " toutes les autres indemnités appropriées " qu'il emploie dans son avis de requête introductive d'instance, alors la Cour rejette une telle demande de remboursement car son statut de personne " en déplacement " n'est, à cet égard, qu'une migration quotidienne entre son domicile et son lieu de travail. Le requérant n'est pas une personne " en déplacement " comme s'il était loin de chez lui et vivait dans un hôtel ou un appartement éloigné. Une personne qui fait la navette quotidiennement peut apporter son lunch ou l'acheter dans un restaurant ou une cafétéria. Une personne qui est vraiment " en déplacement " peut difficilement préparer son lunch à la maison chaque soir car elle est à l'extérieur de la ville pendant un certain nombre de nuits. Quoi qu'il en soit, les autres " indemnités appropriées " que le requérant demande à toucher devraient être examinées par l'intimé afin de déterminer s'il est opportun de les verser.

     La Cour ignore s'il existe un délai d'origine législative ou réglementaire pour la présentation à l'intimé des demandes de remboursement des frais engagés par les juges, si ce n'est que ces demandes devraient être soumises au plus tard le 31 mars de chaque année relativement aux frais engagés au cours de l'année précédente.

     En ce qui concerne les dépens dans le cadre d'un contrôle judiciaire, la Cour applique la règle 1618, qui est ainsi libellée :

         1618. Il n'y aura pas de frais à l'occasion d'une demande de contrôle judiciaire, à moins que la Cour n'en ordonne autrement pour des raisons spéciales.         

Aucune raison spéciale ne justifie l'attribution des dépens en l'espèce. Par conséquent, aucune partie n'a droit ou n'est condamnée aux dépens. La Cour ne peut certainement pas présumer que l'intimé avait des motifs répréhensibles de refuser de verser les indemnités de déplacement en question.

                                 F. C. Muldoon

                                         Juge

Ottawa (Ontario)

Le 18 septembre 1997

Traduction certifiée conforme             

                                 Marie Descombes, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :                  T-1864-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :          M. le juge John E. Sheppard,

     requérant,

                         - et -

                         Le commissaire à la magistrature fédérale,

     intimé.

LIEU DE L'AUDIENCE :          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :          Le 19 juin 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU JUGE MULDOON

EN DATE DU 18 SEPTEMBRE 1997

ONT COMPARU :

John E. Sheppard                      EN SON NOM PERSONNEL

Peter Vita                          POUR L'INTIMÉ

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

M. George Thompson                      POUR L'INTIMÉ

Sous-procureur général du Canada

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