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     Date : 19990602

     Dossier : T-865-98

ENTRE :

     AFFAIRE INTÉRESSANT la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29
     ET un appel d'une décision d'un juge de la citoyenneté

     ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     appelant,

     - et -
     RUBY SOCORRO MASA ARICO,

     intimée.


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE REED

[1]      Le ministre interjette appel d'une décision par laquelle un juge de la citoyenneté a statué que l'intimée remplissait les conditions de résidence prévues à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté (la Loi). L'intimée a obtenu le droit d'établissement au Canada le 16 mars 1994. Elle a demandé la citoyenneté canadienne aussitôt qu'elle l'a pu. Sa demande, datée du 24 février 1997, a pris effet le 17 mars 1997.

[2]      Au cours de la période de trois ans qui s'est écoulée entre le 16 mars 1994 et le 17 mars 1997, l'intimée a passé de longues périodes à l'extérieur de Canada. Elle est retournée aux Philippines, pays d'où elle venait comme sa mère, ses deux soeurs et son frère, afin d'y étudier. Elle s'est absentée du Canada du 27 mars 1995 au 24 décembre 1995, du 16 janvier 1996 au 2 juillet 1996, puis du 22 juillet 1996 au 1er juin 1997. Depuis cette date, elle s'est également beaucoup absentée du Canada pour poursuivre ses études aux Philippines.

[3]      Lorsqu'elle a obtenu le droit d'établissement au Canada, le 16 mars 1994, elle détenait un diplôme en ingénierie industrielle qui lui avait été décerné par l'Université des Philippines en 1990. En 1992, elle a débuté un programme de maîtrise et tout en travaillant à temps plein pour une entreprise d'électricité qui appartenait à l'État. En 1994, elle a temporairement interrompu ses études de deuxième cycle pour venir au Canada avec sa famille. Assez curieusement, elle a témoigné que le B. A. des Philippines équivalait à la dixième année de scolarité au Canada et la maîtrise, à la douzième. Je crois que ce qu'elle a tenté d'expliquer est que puisqu'aux Philippines, il est possible de se faire admettre à l'université après avoir complété dix années d'études, le diplôme universitaire décerné aux étudiants de premier cycle dans ce pays n'est pas considéré l'équivalent du B.A. ou du B. Sc. canadien. De toute façon, il est clair que son diplôme de premier cycle n'équivaut pas à un diplôme universitaire de premier cycle décerné au Canada.

[4]      L'intimée n'a pas travaillé pendant qu'elle se trouvait au Canada en 1994, sauf pendant une courte période, dans le temps de Noël, pour la Société canadienne des postes. Elle a déclaré qu'elle n'était pas intéressée à accepter n'importe quel emploi et qu'elle avait essayé, sans succès, d'en trouver un qui la stimulerait intellectuellement. À l'automne 1994, elle a tenté de se faire admettre à un programme d'études supérieures de l'Université de la Colombie-Britannique, mais elle n'a pas été acceptée parce que son dossier scolaire ne répondait pas [Traduction] " aux conditions d'admission minimales au cycle supérieur ". Il semble qu'elle ait également présenté une demande d'admission à l'université Simon Fraser. En janvier 1995, l'intimée est repartie pour les Philippines. Elle est retournée habiter dans l'appartement où elle avait demeuré avec les membres de sa famille avant de venir au Canada. Elle a repris ses études de deuxième cycle et elle travaillait en même temps comme consultante pour son ancien employeur. Aussitôt après avoir obtenu sa maîtrise en avril 1997, elle a présenté une demande d'admission à l'Université des Philippines pour faire son doctorat. Sa demande a été acceptée.

[5]      Pendant que l'intimée était au Canada en 1994, ou au plus tard à l'automne 1995, elle s'est renseignée au sujet des exigences auxquelles elle devait satisfaire pour devenir ingénieure en Colombie-Britannique. L'ordre des ingénieurs professionnels de la Colombie-Britannique, qui lui a donné de l'information à ce sujet, lui a fourni l'horaire des examens. L'intimée n'a cependant entrepris aucune démarche pour se qualifier comme ingénieure au Canada. Elle a déclaré très franchement qu'elle savait que le système d'éducation des Philippines était différent de celui qui existe au Canada et qu'elle ne pouvait pas s'attendre à ce que les diplômes obtenus aux Philippines lui donnent droit au titre d'ingénieure au Canada. Elle a également déclaré qu'au début, elle prévoyait demander la citoyenneté canadienne après avoir complété ses études aux Philippines, une fois de retour au Canada, mais que les membres de sa famille l'avaient convaincue de le faire plus tôt, en même temps que les autres membres de sa famille.

[6]      L'avocate du ministre fait valoir que le critère applicable pour déterminer si les absences physiques du pays doivent être traitées comme des jours de résidence au pays est énoncé dans l'affaire Chow (1997), 40 Imm. L.R. (2d) 308, à la p. 310 (C.F. 1re inst.) :

     Suivant une certaine jurisprudence, il n'est pas nécessaire que la personne qui demande la citoyenneté canadienne soit physiquement présente au Canada pendant toute la durée des 1 095 jours, lorsqu'il existe des circonstances spéciales ou exceptionnelles. J'estime toutefois que des absences du Canada trop longues, bien que temporaires, au cours de cette période de temps minimale, comme c'est le cas en l'espèce, vont à l'encontre de l'objectif visé par les conditions de résidence prévues par la Loi. D'ailleurs, la Loi permet déjà à une personne qui a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent de ne pas résider au Canada pendant une des quatre années qui précèdent immédiatement la date de sa demande de citoyenneté.

     [non souligné dans l'original]

[7]      L'amicus curiae a attiré mon attention sur l'affaire Khoury, [1995] A.C.F. no 1518. Cette décision concerne un étudiant qui poursuivait des études en vue d'obtenir un doctorat en microbiologie médicale à l'université de Georgie aux États-Unis lorsque ses parents et lui ont été admis au Canada à titre d'immigrants en provenance du Liban ayant obtenu le droit d'établissement. Après avoir obtenu le droit d'établissement au Canada, il est retourné en Georgie pour finir son doctorat. La Cour a statué qu'un étudiant qui avait quitté temporairement le lieu au Canada " où il avait fait son mode de vie habituel " pour faire ses études aux États-Unis, " n'avait pas renoncé " à s'établir au pays et qu'il fallait compter ses absences comme des jours de résidence physique au pays.

[8]      Plus récemment, dans l'affaire Ng Tai Kong (T-396-98, 4 mai 1999), monsieur le juge Lemieux a passé en revue les décisions qui mettent en cause des étudiants. Il a fait remarquer que les critères d'interprétation de la résidence utilisés pour toute personne demandant la citoyenneté canadienne s'appliquent tout autant dans les affaires mettant en cause des étudiants. Il a signalé qu'il est souvent difficile de décider, lorsque des étudiants sont en cause, s'ils ont réellement centralisé leur mode de vie au Canada. Voici des extraits de cette décision :

     L'essentiel de la jurisprudence qu'on a citée en l'instance traite d'affaires mettant en cause des étudiants. Ma lecture de ces affaires indique que cette Cour a appliqué les mêmes critères d'interprétation de la résidence dans les affaires mettant en cause des étudiants que ceux qu'elle a utilisés pour toute autre personne demandant la citoyenneté canadienne. Ceci, bien sûr, en étant tout à fait consciente de la difficulté et de ce que j'appellerais l'aspect délicat des demandes lorsque les étudiants en cause poursuivent leurs études à l'étranger. Le juge Denault en a fait état de la façon suivante dans Re Kwan, dossier T-2748-97, le 26 novembre 1998 :
                 Il est difficile de décider si des étudiants qui poursuivent leurs études à l'étranger peu de temps après l'installation de leurs parents au Canada ont eux-mêmes centralisé leur mode de vie dans ce pays.                 
    

     ...

     L'avocate du défendeur fait ressortir que M. Ng n'est demeuré au Canada que trente-huit jours avant de retourner à Hong Kong pour y continuer ses études. Ceci contraste avec bon nombre d'affaires, comme Papadogiorgakis (précité), où l'intéressé a vécu au Canada et étudié à l'Université Acadia pendant quatre ans avant de poursuivre ses études supérieures à l'étranger; Re Michael Brian Wasser, le 10 octobre 1996, T-2330-95, où le juge Noël (tel qu'il était alors), a accueilli l'appel d'un étudiant du fait qu'il avait continuellement vécu au Canada de l'âge de sept à vingt-sept ans avant de quitter pour poursuivre ses études supérieures aux États-Unis; et Re Thomas Alan Keahey, le 4 juin 1997, T-265-96, où le juge Pinard a accueilli l'appel d'un étudiant qui avait régulièrement, normalement et habituellement vécu au Canada avec les autres membres de sa famille pendant quelque vingt années avant ses absences prolongées à l'étranger pour compléter ses études.
     L'avocate du défendeur a plaidé que M. Ng a vécu avec sa famille élargie à Hong Kong (son oncle). Elle a aussi porté mon attention sur la longueur de ses absences, qui était substantielle (904 jours), le laissant considérablement en défaut de rencontrer les conditions de résidence. Elle a aussi indiqué que le rythme des présences physiques de M. Ng au Canada n'indique pas qu'il rentrait chez lui, mais bien qu'il venait en visite et que ses absences n'avaient pas un but provisoire.
     M. Ng ne m'a pas convaincu qu'il avait centralisé son mode habituel de vie au Canada, ce qui lui aurait permis de compter ses absences aux fins des conditions de résidence prévues dans la Loi. Ma décision est fondée sur les éléments suivants de l'affaire, considérés dans leur contexte global.
     Premièrement, M. Ng est retourné à Hong Kong après avoir passé seulement trente-huit jours au Canada. Les ressemblances avec Re Kwan, (précité), et Re Moulot, le 25 novembre 1997, T-962-97, le juge Pinard, sont remarquables.
     Deuxièmement, même si M. Ng était un étudiant à charge de sa famille, son retour à Hong Kong était essentiellement volontaire et l'expression de son choix. Même si ce n'était qu'en première année, il avait été accepté à l'Université de Toronto. Il n'a pas donné suite à cette offre parce qu'il aurait dû prendre deux ans de plus pour obtenir son diplôme canadien. Il aurait alors centralisé son mode de vie au Canada. Son choix personnel a été de retourner à Hong Kong pour obtenir plus rapidement un diplôme, alors qu'il savait que ce dernier ne serait pas reconnu de la même façon qu'un diplôme délivré par une université canadienne (voir Re Kwan, (précité)), diplôme qui aurait facilité son intégration au Canada. Je ne suis pas convaincu que la raison pour laquelle il n'a pas accepté l'offre de l'université de Toronto soit d'ordre financier.
     Troisièmement, après avoir obtenu son diplôme de l'Université de Hong Kong, il n'a pas cherché de façon soutenue un emploi au Canada. Encore une fois, son choix par convenance personnelle a été d'accepter du travail au sein de l'entreprise de son père, travail qui exigeait qu'il soit absent du Canada (pour une affaire semblable, voir Re Lee, le 5 novembre 1997, T-137-97, le juge Gibson).
     Quatrièmement, il fallait que M. Ng démontre qu'il avait des attaches au Canada et un engagement envers ce pays, et non simplement envers sa famille. M. Ng n'a pas démontré qu'il avait des attaches suffisantes au Canada (voir Re Shang, le 23 janvier 1998, T-1186-97, le juge Wetston; Re Chan, le 18 février 1998, T-1870-97, le juge Joyal).

[9]      Il existe beaucoup de ressemblances entre la situation de l'intimée et celle de M. Ng. Même si elle est demeurée au Canada plus longtemps que lui avant de s'en aller, elle n'a pas sérieusement cherché un emploi au pays. Bien qu'elle ait tenté de se faire admettre à une école du cycle supérieur au Canada, elle n'a pas rempli de demande d'admission pour suivre un programme universitaire de premier cycle, dont le diplôme lui aurait permis de se qualifier pour obtenir un emploi dans la profession qu'elle envisageait d'exercer au Canada. Sa décision de retourner aux Philippines était volontaire. Aux Philippines, elle habitait au même endroit où elle avait demeuré avant de venir au Canada. Cet endroit, où elle possédait des objets et des effets personnels, était autrefois la résidence de la famille. Lorsqu'elle y est retournée, elle restait avec au moins un membre de sa famille élargie. Après avoir obtenu sa maîtrise à l'Université des Philippines, elle n'a pas cherché activement un emploi au Canada, mais a plutôt décidé par convenance personnelle de s'inscrire dans un programme universitaire qui l'obligeait à demeurer aux Philippines. Au Canada, elle a habité dans la résidence familiale. Je peux comprendre qu'elle n'est pas souvent revenue au pays parce que cela coûte cher. Cependant, je ne crois pas qu'elle a pris la décision de déménager au Canada en vue de s'y établir. Le fait qu'elle a décidé de faire des études universitaires qui augmentent ses chances de se faire employer aux Philippines, au lieu d'obtenir les qualifications requises par la profession qu'elle envisage d'exercer au Canada, démontre son ambivalence pour ce qui est de s'établir au pays. Il m'est impossible de conclure qu'elle a centralisé son mode de vie habituel au Canada. Ses attaches avec le Canada se limitent à son lien avec sa famille, plutôt qu'avec ce pays.

[10]      L'aspect positif d'une affaire comme celle-ci est que rien n'empêche l'intimée de demander de nouveau la citoyenneté canadienne plus tard si elle décide de s'établir au Canada.     

[11]      Pour les motifs mentionnés, l'appel sera accueilli.

     " B. Reed "

     J.C.F.C.

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 2 juin 1999

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.


SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE DE LA COUR FÉDÉRALE DU CANADA


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉRO DU GREFFE :                      T-865-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :                  Ruby Socorro Masa Arico

LIEU DE L'AUDIENCE :                      Vancouver (Colombie-Britannique)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE REED

en date du 2 juin 1999

ONT COMPARU :

     Me H. Park                          pour l'appelant

     Mme Ruby Arico                      en son nom personnel

     Mme J. Fisher                      amicus curiae

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

     Me Morris Rosenberg                  pour l'appelant

     Sous-procureur

     général du Canada

     Mme Ruby Arico                      en son nom personnel

     Vancouver (C.-B.)

     Mme Julie Fisher                      amicus curiae

     Watson, Goepel, Maledy

     Vancouver (C.-B.)

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