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Date : 20210812


Dossier : T-1101-21

Référence : 2021 CF 837

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 12 août 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

GLOFISH LLC

demanderesse

et

OCEANVIEW ENTERPRISE

ANIMALERIE AQUA TERRA

défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Comme le veut le dicton, un mauvais règlement vaut mieux qu’un bon procès. On encourage les parties à régler leurs litiges entre elles, ce qui permet d’économiser les ressources limitées des parties et de la cour. En outre, les parties sont souvent en mesure de proposer des solutions que la cour n’aurait pas le pouvoir d’ordonner.

[2] En matière de droit privé, les tribunaux n’ont habituellement aucun rôle à jouer dans l’examen des conditions d’un règlement intervenu entre les parties. Cependant, il arrive que le règlement inclue une clause aux termes de laquelle les parties solliciteront un jugement sur consentement. Dans ce cas, la cour doit à tout le moins s’assurer qu’elle a compétence, puisque le consentement à lui seul ne confère pas compétence.

[3] Les parties en l’espèce ont convenu de régler le litige. La demanderesse et l’une des défenderesses sollicitent un jugement sur consentement. Néanmoins, je suis d’avis qu’un volet du jugement demandé outrepasse la compétence de la Cour fédérale. Par conséquent, j’exclurai ce volet de mon jugement.

I. Contexte

[4] Glofish LLC est une entreprise américaine qui a conçu un poisson qui brille dans le noir en modifiant génétiquement le tétra blanc. Il est destiné à être utilisé dans des aquariums à des fins décoratives. Glofish LLC a enregistré la marque de commerce « Glofish » au Canada pour l’utiliser en liaison avec ces poissons et a demandé l’enregistrement de marques de commerce connexes pour les différentes couleurs de son produit. Elle a également obtenu une autorisation pour importer ces poissons au Canada en vertu de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), LC 1999, c 33 [la LCPE].

[5] Glofish LLC a intenté une action contre deux entreprises canadiennes, Oceanview Enterprise [Oceanview] et Animalerie Aqua Terra [Aqua Terra] parce qu’elles ont annoncé ou vendu des poissons fluorescents sous le nom « Glofish » sans l’autorisation de Glofish LLC. Elle a sollicité des injonctions visant à empêcher Oceanview et Aqua Terra d’utiliser ses marques de commerce. Elle a aussi fait valoir qu’Oceanview et Aqua Terra ont importé ou fabriqué les poissons sans détenir le permis requis aux termes de la LCPE. Ainsi, elle a également demandé une injonction interdisant aux défenderesses de s’adonner aux activités suivantes :

[traduction]

Importer au Canada, fabriquer, annoncer, offrir en vente et vendre des poissons fluorescents génétiquement modifiés n’ayant pas été signalés et approuvés conformément à la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999) et le Règlement sur les renseignements concernant les substances nouvelles (organismes);

[6] Par la suite, Glofish LLC a présenté une requête en injonction interlocutoire en vue d’obtenir essentiellement la même mesure de réparation. Dans son mémoire des faits et du droit, elle a divisé son argumentation entre ce qu’elle a appelé [traduction]« l’injonction relative à la marque de commerce » et [traduction]« l’injonction fondée sur la LCPE ». Elle a fait valoir que cette dernière injonction était fondée sur l’article 39 de la LCPE :

39 Quiconque a subi ou est sur le point de subir un préjudice ou une perte par suite d’un comportement allant à l’encontre d’une disposition de la présente loi ou de ses règlements peut solliciter du tribunal compétent une injonction visant à faire cesser ou à empêcher tout fait pouvant lui causer le préjudice ou la perte.

39 Any person who suffers, or is about to suffer, loss or damage as a result of conduct that contravenes any provision of this Act or the regulations may seek an injunction from a court of competent jurisdiction ordering the person engaging in the conduct

BLANK

(a) to refrain from doing anything that it appears to the court causes or will cause the loss or damage; or

BLANK

(b) to do anything that it appears to the court prevents or will prevent the loss or damage.

[7] Après avoir examiné les observations écrites des parties, j’ai eu des doutes quant à la compétence de la Cour fédérale d’accorder une injonction fondée sur l’article 39 de la LCPE. Par conséquent, j’ai ordonné aux parties de présenter des observations relativement à cette question.

[8] À l’ouverture de l’audience, les parties m’ont avisé qu’elles avaient réglé l’affaire. L’entente intervenue entre Glofish LLC et Aqua Terra est privée et donnera lieu à un désistement de l’action intentée contre Aqua Terra. Cependant, l’entente avec Oceanview stipule que les parties solliciteront un jugement sur consentement englobant à la fois « l’injonction relative à la marque de commerce » et « l’injonction fondée sur la LCPE » de façon permanente. Les parties m’ont demandé de rendre un jugement en conséquence.

[9] J’ai par la suite indiqué aux parties que j’étais prêt à rendre le jugement sur consentement sous réserve de mes doutes relatifs à la compétence de la Cour de prononcer une injonction en vertu de l’article 39 de la LCPE. J’ai invité les parties à présenter des observations orales à cet égard. L’avocate de Glofish LLC a présenté ses observations et celui d’Oceanview a souscrit à ces dernières. J’ai ensuite pris l’affaire en délibéré.

II. Analyse

A. Jugement sur consentement et compétence

[10] Il est bien reconnu en droit que la compétence – du moins la compétence d’attribution – ne saurait être conférée par le consentement des parties, à moins, bien sûr, que la loi n’énonce précisément cette possibilité : voir, par exemple, Canadian National Railway Company c BNSF Railway Company, 2016 CAF 284 au paragraphe 23; Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 au paragraphe 39, [2018] 2 RCF 344; Hillier c Canada (Procureur général), 2019 CAF 44 au paragraphe 4. Il s’ensuit que, dans le cadre d’une requête en jugement sur consentement, la cour doit s’assurer qu’elle est compétente, en dépit de la position commune des parties.

[11] Ce principe a été résumé dans l’arrêt Galway c Canada (Ministre du Revenu national), [1974] 1 CF 600 à la page 601 [Galway] :

Il n’entre pas dans les attributions de la Cour, dans le cas d’une demande de jugement sur consentement, d’examiner les questions de fait ou de droit soulevées par l’appel sauf dans la mesure où il peut être nécessaire pour la Cour de s’assurer que le jugement recherché relève de sa compétence et qu’il peut être rendu.

[12] Les principes établis dans l’arrêt Galway ont récemment été réitérés dans l’arrêt Canada c CBS Canada Holdings Co, 2020 CAF 4 aux paragraphes 29 et 30.

[13] Ainsi, je dois m’assurer que j’ai compétence pour rendre l’ordonnance sollicitée par les parties.

B. La compétence découle-t-elle de la Loi sur les marques de commerce?

[14] Il ne fait aucun doute que la Cour fédérale a compétence pour accorder ce que Glofish LLC a appelé « l’injonction relative à la marque de commerce » conformément au paragraphe 53.2(1) et à l’article 55 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T‑13, ainsi qu’au paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

[15] Bien que Glofish LLC ait invoqué des motifs distincts à l’appui de l’injonction relative à la marque de commerce et de celle fondée sur la LCPE dans son mémoire des faits et du droit, elle soutient maintenant, dans le cadre de sa plaidoirie, que l’injonction fondée sur la LCPE n’est qu’un complément à l’injonction relative à la marque de commerce. Il serait nécessaire que l’ordonnance renvoie précisément à la LCPE compte tenu de la nature particulière des produits associés à la marque de commerce Glofish, puisque la marque ne peut être apposée sur les poissons. Par conséquent, la compétence de la Cour de rendre l’ordonnance mentionnée découlerait de la Loi sur les marques de commerce.

[16] Je ne puis souscrire à cet argument. Bien qu’elles soient fondées sur la même matrice factuelle, les deux injonctions reposent sur des fondements juridiques complètement différents et sont indépendantes l’une de l’autre. Les motifs de l’injonction fondée sur la LCPE ne dépendent pas de l’enregistrement d’une marque de commerce, mais de l’absence d’approbation pour importer un organisme génétiquement modifié. De la même façon, les motifs de l’injonction relative à la marque de commerce ne dépendent pas du fait que le produit est régi par la LCPE. Je ne vois pas en quoi la nature des marchandises rend l’objet de l’injonction relative à la marque de commerce plus difficile à décrire ni pourquoi cette dernière ne pourrait être valide indépendamment de l’injonction fondée sur la LCPE.

[17] L’injonction fondée sur la LCPE ne repose tout simplement pas sur un « acte accompli contrairement à » la Loi sur les marques de commerce, comme il est exigé dans le cas d’une demande présentée en vertu du paragraphe 53.2(1), et ne constitue pas non plus une procédure liée à l’application de cette loi aux termes de l’article 55. Par conséquent, la Loi sur les marques de commerce ne peut étayer la réparation sollicitée sur le fondement de la LCPE.

C. L’article 39 de la LCPE confère‑t‑il compétence à la Cour fédérale?

[18] La Cour suprême du Canada a mis en place un critère à trois volets afin d’établir si une affaire relève de la compétence de la Cour fédérale : ITO-Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752; Canada (Commission des droits de la personne) c Canadian Liberty Net, [1998] 1 RCS 626 [Canadian Liberty Net]; Windsor (City) c Canadian Transit Co, 2016 CSC 54, [2016] 2 RCS 617. Le premier volet de ce critère exige qu’il y ait une attribution législative de compétence à l’égard de l’objet pertinent.

[19] L’article 39 de la LCPE ne confère pas compétence à la Cour fédérale, mais plutôt à un « tribunal compétent » (« court of competent jurisdiction »). Le recours à ce libellé laisse supposer que le législateur n’avait pas l’intention de modifier les attributions existantes de compétence. Dans le cas où le défendeur est une entité privée, la compétence d’accorder une injonction appartient aux cours supérieures de chaque province, et la compétence d’accorder des dommages‑intérêts appartient à la cour supérieure ou à la cour provinciale, selon les lois en vigueur dans la province en question. Dans ce contexte, une disposition attribuant une affaire en particulier à un « tribunal compétent » ne saurait être interprétée comme une attribution de compétence à la Cour fédérale dans le cas où cette dernière n’a pas déjà compétence à l’égard de la réparation demandée.

[20] En outre, le libellé de l’article 39 peut être comparé à celui des articles 53, 221, 233 et 269 de la LCPE, qui attribuent explicitement la compétence à la Cour fédérale. On peut logiquement déduire que, a contrario, le législateur n’avait pas l’intention de conférer compétence à la Cour fédérale à l’article 39.

[21] Dans l’arrêt Canadian Liberty Net, aux paragraphes 35 et 36, la Cour suprême a affirmé qu’une attribution législative de compétence à la Cour fédérale ne devrait pas être interprétée de façon restrictive. Cependant, ces directives ne sauraient invalider une interprétation découlant du libellé et du contexte de l’article 39.

[22] En fait, Glofish LLC n’a pas sérieusement fait valoir que la compétence de la Cour d’accorder l’injonction fondée sur la LCPE découle de l’article 39. Elle a plutôt soutenu que la Cour fédérale est dotée d’une compétence générale sur l’application des lois fédérales. Cependant, cette affirmation est inexacte. L’application de nombreuses lois fédérales est confiée aux cours provinciales. La Cour suprême a affirmé ce qui suit dans l’arrêt Canadian Liberty Net, au paragraphe 28 :

[M]ême lorsqu’il s’agit d’une question relevant nettement d’une règle de droit fédérale valide, la Cour fédérale du Canada n’est pas présumée avoir compétence en l’absence d’un texte de loi fédérale exprès.

[23] En se fondant sur le paragraphe 36 de l’arrêt Canadian Liberty Net, Glofish LLC a également invoqué la « compétence administrative générale sur les tribunaux administratifs fédéraux ». Cependant, cet argument n’est pas fondé. La demande de Glofish LLC n’a pas trait au « rôle de surveillance d’un organisme administratif ». Elle vise uniquement une réparation contre Oceanview, une entité privée. Même si Glofish LLC soutient dans sa demande qu’Oceanview n’a pas respecté les exigences législatives et réglementaires, elle ne conteste aucune décision rendue par un tribunal fédéral. Le pouvoir de surveillance de la Cour sur les tribunaux fédéraux, qui découle de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, n’est donc d’aucune utilité pour Glofish LLC.

III. Conclusion

[24] Pour ces motifs, je n’ai pas compétence pour rendre l’ordonnance reproduite précédemment visant à empêcher la violation de la LCPE. Je peux uniquement rendre un jugement en ce qui concerne ce que Glofish LLC a nommé l’injonction relative à la marque de commerce. À cet égard, je suis convaincu que le jugement sur consentement proposé, pour reprendre le libellé de l’arrêt Galway, « peut être rendu ». Par conséquent, je vais rendre les parties du jugement sur consentement proposé qui relèvent de la compétence de la Cour.


JUGEMENT dans le dossier T-1101-21

LA COUR STATUE :

  1. Il est interdit à la défenderesse, OceanviewEnterprise, par elle‑même ou par l’entremise de ses dirigeants, administrateurs, actionnaires, employés, titulaires, représentants, mandataires, ou de toute autre personne sous son autorité ou son contrôle, ou de toute société, société de personnes, entité commerciale ou personne avec laquelle elle est associée ou affiliée, de s’adonner, directement ou indirectement, aux activités suivantes :

  • a) Vendre, distribuer, importer au Canada, exporter du Canada, offrir en vente ou annoncer au Canada des poissons vivants liés aux marques de commerce, enregistrées ou non, appartenant à Glofish LLC ou à une société affiliée, y compris « ELECTRIC GREEN », « GALACTIC PURPLE », « SUNBURST ORANGE », « STARFIRE RED », « COSMIC BLUE » et « MOONRISE PINK », ainsi que les marques de commerce canadiennes enregistrées sous les numéros LMC924861, LMC836790 et LMC1086869 sans avoir préalablement obtenu l’autorisation écrite de Glofish LLC;

  • b) Attirer l’attention du public sur ses produits, ses services ou ses entreprises de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada entre ses produits, ses services ou ses entreprises et ceux de Glofish LLC;

  • c) Faire passer ses poissons vivants pour ceux de Glofish LLC.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T-1101-21

 

INTITULÉ :

GLOFISH LLC c OCEANVIEW ENTERPRISE et ANIMALERIE AQUA TERRA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 AOÛT 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AOÛT 2021

COMPARUTIONS :

Melanie Baird

Rebecca Torrance

pour la demanderesse

 

Bruce Taub

pour la défenderesse

(OCEANVIEW ENTERPRISE)

 

Anne-Julie Paquin

pour la défenderesse

(ANIMALERIE AQUA TERRA)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blake, Cassels and Graydon LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

pour la demanderesse

 

B.T.L.G. Law Group

Avocats

Montréal (Québec)

pour la défenderesse

(OCEANVIEW ENTERPRISE)

 

Gauthier Bédard s.e.n.c.r.l.

Avocats

Saguenay (Québec)

pour la défenderesse

(ANIMALERIE AQUA TERRA)

 

 

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