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Date : 20040831

Dossier : IMM-6710-03

Référence : 2004 CF 1189

Ottawa (Ontario), le 31 août 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE   

ENTRE :

                                                              JOY OMOREGBE

(alias JOY OMOREABE)

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

APERÇU

[1]                [traduction] « Certaines histoires sont vraisemblables mais ne sont pas vraies; d'autres histoires sont vraies mais sont invraisemblables » .[1] La preuve documentaire nous aide à accepter ce paradoxe.


PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire, introduite en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales[2] et de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés[3], d'une décision rendue par la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), le 29 juillet 2003, par laquelle elle a rejeté la prétention de la demanderesse selon laquelle elle serait une « réfugiée au sens de la Convention » ou une personne à protéger.

L'HISTORIQUE

[3]                Joy Omoregbe, la demanderesse, est une citoyenne du Nigéria âgée de 33 ans. Elle prétend craindre avec raison d'être persécutée en raison de son appartenance à deux groupes sociaux, notamment les femmes victimes de violence conjugale et les personnes séropositives victimes de rejet de la part de leurs collectivités et de leur société. Mme Omoregbe prétend de plus être une personne à protéger.


[4]                Mme Omoregbe affirme que lorsqu'elle était âgée de 18 ans, elle avait appris que son père avait fait la promesse qu'elle épouserait un chef, un homme beaucoup plus âgé qu'elle. Elle n'a pas accepté cette entente et elle a pu retarder le mariage pendant un certain nombre d'années sous prétexte qu'elle devait poursuivre ses études. Mme Omoregbe avait un petit ami, mais ses parents n'acceptaient pas cette relation.

[5]                En mai 2000, Mme Omoregbe a été amenée de force à la maison du chef où elle a été séquestrée dans une pièce dans laquelle le chef la battait et la violait deux à trois fois par semaine.

[6]                Mme Omoregbe s'est échappée avec l'aide d'un garde. Son frère John l'a alors amenée à Lagos où elle été hospitalisée pendant deux jours. John a pris des dispositions pour que Mme Omoregbe se rende au Canada.

[7]                Mme Omoregbe est arrivée au Canada le 2 décembre 2000 et a présenté une demande d'asile.

[8]                Mme Omoregbe déclare que l'on a diagnostiqué chez elle le virus du VIH au cours d'un examen médical effectué après qu'elle eut présenté sa demande d'asile au Canada. Mme Omoregbe déclare que sa crainte est exacerbée par sa séropositivité car sa collectivité et la société nigérienne en général la mettrait à l'écart. Mme Omoregbe affirme que le traitement contre le VIH est très dispendieux au Nigéria.


LA DÉCISION FAISANT L'OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE JUDICIAIRE

[9]                La Commission a accepté que Mme Omoregbe est une citoyenne du Nigéria[4].

[10]            La Commission a toutefois conclu que Mme Omoregbe n'était pas crédible. La Commission a relevé de nombreuses contradictions entre son témoignage, son entrevue avec un conseiller, son Formulaire de renseignements personnels (FRP), son rapport médical produit par le Toronto General Hospital et les notes prises au point d'entrée (PDE). Parmi ces contradictions, on relève notamment celles qui suivent : quant les ententes relatives à son mariage ont-elles été conclues, comment s'est-elle échappée de la maison du chef et qui l'a aidée à venir au Canada[5]?

[11]            La Commission a également souligné la preuve documentaire qui donnait à entendre qu'il était très improbable qu'une femme de l'âge de Mme Omoregbe soit contrainte de contracter un mariage. La Commission a conclu que cette preuve entachait la crédibilité de Mme Omoregbe[6].


[12]            La Commission a conclu que, bien que Mme Omoregbe a prétendu qu'elle était tombée enceinte de sa fille lorsque le chef l'a violée pour la première fois le 28 mai 2000, elle avait déjà eu sa fille. Le rapport médical mentionnait que la demanderesse était enceinte de 6 mois en octobre 2000. Cela donne à penser qu'elle était déjà enceinte avant d'être emmenée à la maison de l'homme[7].

[13]            La Commission a tiré une conclusion défavorable du fait que Mme Omoregbe a obtenu un faux permis de conduire pour sa demande d'asile.[8]

[14]            La Commission a également rejeté le rapport psychologique qui lui a été présenté car elle ne croyait pas que les symptômes de Mme Omoregbe avaient été occasionnés par les mauvais traitements qui lui avaient été infligés par le chef[9].

[15]            La Commission a donc rejeté la prétention de Mme Omoregbe qu'elle serait persécutée parce qu'elle appartient au groupe des femmes victimes de violence conjugale.

[16]            La Commission a ensuite apprécié la crainte de la persécution de Mme Omoregbe en raison de son appartenance au groupe des personnes séropositives rejetées par leurs collectivités et leur société.


[17]            La Commission a d'abord conclu à un manque de traitement adéquat au Nigéria en raison de la pauvreté et d'un manque de progrès technologique. La Commission a déclaré qu'il n'y avait pas d'éléments de preuve crédibles ou dignes de foi que des personnes se voient refuser des soins médicaux ou soient traitées d'une manière inadéquate pour la seule raison qu'elles sont séropositives[10].

[18]            La Commission s'est ensuite demandée si Mme Omoregbe serait rejetée par la collectivité. Elle a pris note de la preuve documentaire dont elle était saisie, puis elle a conclu :

Le tribunal reconnaît que les réseaux de soutien manquent de ressources financières et de ressources techniques, et qu'il faut trouver de nouvelles stratégies pour les réorganiser. Il peut se produire des incidents à caractère discriminatoire, mais il s'agit d'actes isolés. Le tribunal n'a toutefois pas été saisi d'éléments de preuve crédibles et dignes de foi selon lesquels les personnes porteuses du VIH seraient prises pour cibles ou qu'elles feraient l'objet d'une discrimination systématique au Nigéria[11].

LA QUESTION EN LITIGE

[19]            La Commission a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve documentaire dont elle était saisie quant au traitement des personnes atteintes du SIDA au Nigéria?

L'ANALYSE


La Commission a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve documentaire dont elle était saisie quant au traitement des personnes atteintes du SIDA au Nigéria?

[20]            La Commission a conclu qu'il n'y avait aucun « élément de preuve crédible ou digne de foi » que Mme Omoregbe, ou une autre personne qui serait dans la même situation, ne recevrait pas de soins médicaux ou recevrait des soins inadéquats, serait victime de discrimination de la part de sa famille, se verrait refuser un emploi ou serait victime de discrimination systématique. La demanderesse, en faisant valoir que la Commission a omis de tenir compte de la preuve pour arriver à ces conclusions, attire l'attention sur une preuve documentaire qui donne des exemples de personnes qui se sont vu refuser des soins hospitaliers, qui ont reçu des soins inadéquats et qui ont perdu leur emploi parce qu'elles étaient séropositives[12]. De plus, la demanderesse renvoie à des éléments de preuve documentaire selon laquelle certaines personnes sont rejetées sans rémission par leur famille et par leur collectivité[13].

[21]            La demanderesse renvoie également au cas d'un demandeur originaire de Saint-Vincent qui s'est vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention parce qu'il était séropositif.

[22]            Le défendeur prétend que la Commission n'est pas tenue de renvoyer dans ses motifs à l'ensemble des éléments de preuve dont elle est saisie car il est présumé que l'ensemble de la preuve documentaire est prise en compte[14].

[23]            Le défendeur prétend de plus que la Commission peut choisir les éléments de preuve qu'elle préfère. La preuve n'est pas particulière à la demanderesse mais est de nature générale et, par conséquent, il n'y avait pas d'obligation d'examiner expressément la preuve dans les motifs.

[24]            Le défendeur prétend également que la demanderesse a mentionné d'une manière sélective dans son mémoire des parties de la preuve documentaire. Toutefois, une étude et une pondération de l'ensemble de la preuve documentaire sont exigées. C'est précisément ce que la Commission a fait.

[25]            Le défendeur affirme que le cas du défendeur originaire de Saint-Vincent n'est pas pertinent, car chaque cause est décidée en fonction des faits qui lui sont propres. En particulier, la présente affaire a trait à des allégations concernant le Nigéria et non pas Saint-Vincent. L'issue de cette dernière affaire n'est pas applicable à celle de la présente affaire, et ce, parce que, naturellement, chaque affaire est un cas d'espèce, chaque cas est unique.

[26]            La Cour considère que la Commission n'a pas tenu compte de la preuve documentaire dont elle était saisie. Il est vrai, comme l'affirme le défendeur, qu'il existe une présomption que la Commission a tenu compte de l'ensemble de la preuve documentaire. Toutefois, lorsque la preuve documentaire est directement pertinente aux conclusions de la Commission mais que la Commission ne discute pas de la preuve documentaire, on peut conclure que la Commission n'a pas tenu compte de celle-ci. Dans la présente affaire, la Commission a décrit des formes particulières de discrimination et a déclaré qu'il n'y avait aucune preuve que ces formes de discrimination étaient pratiquées au Nigéria. La preuve documentaire mentionnait toutefois des exemples de formes particulières de discrimination, notamment celles qui ont été décrites par la Commission.

[27]            Il incombe à la Commission de déterminer comment la documentation s'applique au cas de la demanderesse; toutefois, pour ce faire, la Commission est tenue de mentionner comment elle arrive à ses conclusions pour démontrer qu'elle a examiné l'ensemble de la preuve de la façon la plus objective possible dans les circonstances, en tenant compte des divers éléments de la preuve.


[28]            De plus, la Commission s'est contredite. À un certain moment, elle renvoie à la preuve documentaire qui mentionne que les trois millions de Nigériens atteints du VIH/SIDA sont rejetés par leurs familles et leurs collectivités[15], plus tard, elle mentionne qu'il n'y a aucune preuve de discrimination systémique[16]. Peu importe la décision que rendra la Commission, c'est à elle et à elle seule de décider; la Cour n'a pas à se substituer à la Commission, ni même de recommander une décision car cela est du ressort exclusif de la Commission. La Commission était tout de même tenue de faire mention de la preuve documentaire dont elle était saisie et d'expliquer en tirant ses conclusions pourquoi elle ne l'a pas acceptée.

[29]            Le défendeur prétend également que la Commission a examiné l'ensemble de la preuve documentaire dont elle était saisie lorsqu'elle a décidé qu'il n'y avait aucune preuve de persécution de personnes atteintes du VIH/SIDA au Nigéria. En fait, l'ensemble de la preuve documentaire soumise à la Commission, laquelle était spécifique au Nigéria, décrivait en détails la discrimination et la stigmatisation dont étaient victimes les Nigériens atteints du VIH/SIDA. Il n'y avait aucune preuve documentaire qui étayait une conclusion portant qu'il n'y avait eu aucune discrimination ni aucune stigmatisation au Nigéria. À ce titre, la Commission a commis une erreur en examinant la preuve documentaire.

CONCLUSION

[30]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


                                                                   JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que :

1.         la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que, par conséquent, un tribunal différemment constitué tranche à nouveau la demande.

2.         aucune question ne soit soumise à la certification.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-6710-03

INTITULÉ :                                                    JOY OMOREGBE (alias JOY OMOREABLE)

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                             

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 25 AOÛT 2004

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                           LE JUGE SHORE

DATE DES MOTIFS :                                   LE 31 AOÛT 2004

COMPARUTIONS :

Nainesh Kotak                                                  POUR LA DEMANDERESSE

Jamie Todd                                                       POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nainesh Kotak                                                  POUR LA DEMANDERESSE

Brampton (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



[1]Elie Wiesel, récipiendaire du prix Nobel de la paix.

[2]L.R.C., 1985, ch. F-7.

[3]L.C. 2001, ch. 27.

[4] Dossier de la demanderesse, Décision de la Commission, page 9.

[5] Supra, pages 9 à 11.

[6] Supra, page 10.

[7] Supra, page 12.

[8] Supra, page 13.

[9] Supra.

[10] Supra, pages 14 et 15.

[11] Supra, page 18.

[12] Dossier du tribunal, Selection of Stigma in the news in Africa, page 319.

[13] Dossier du Tribunal, HIV-related Stigma and Discrimination, page 309.

[14] Florea c. Canada (M.E.I.), [1993] A.C.F. no 598 (A.C.F.); Zsuzsanna c. Canada (M.C.I.), [2002] A.C.F. no 1642 (C.F. 1re inst.).

[15] Décision de la Commission, page 16.

[16] Supra, page 18.


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