OTTAWA (ONTARIO), LE 26 JUIN 2006
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON
ENTRE :
demanderesse
et
ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Estimant que son témoignage n'était pas digne de foi, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de reconnaître à Mme Li Juan Gu la qualité de réfugiée au sens de la Convention ou celle de personne à protéger.
[2] La norme de contrôle à appliquer aux conclusions tirées par la Commission en matière de crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable. Ces conclusions appellent un degré élevé de retenue parce que, suivant la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, c'est à la Commission qu'il revient de tirer des conclusions de fait et de se prononcer sur la crédibilité des demandeurs d'asile, puisque c'est elle qui est à même d'observer directement leur comportement et celui des autres témoins qui comparaissent devant elle. Malgré la retenue dont il convient de faire preuve à l'égard des conclusions tirées par la Commission au sujet de la crédibilité, j'en suis arrivée à la conclusion qu'en l'espèce ses conclusions sont manifestement déraisonnables. En conséquence, pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
[3] La Commission n'a constaté aucune contradiction entre, d'une part, le témoignage que Mme Gu avait donné de vive voix et, d'autre part, son Formulaire de renseignements personnels, et elle n'a pas signalé d'incohérences ou de contradictions dans son témoignage. La Commission a plutôt cité trois points sur lesquels elle estimait que le témoignage de Mme Gu était invraisemblable et elle a conclu que le temps que Mme Gu avait laissé s'écouler avant de demander l'asile révélait qu'elle n'avait pas de crainte subjective. Plus précisément, la Commission a conclu ce qui suit :
1. Compte tenu de la complexité des rouages de l'Administration chinoise et du système de sécurité de ce pays, de même que de l'intolérance fanatique du gouvernement chinois à l'égard du Falun Gong, il était peu vraisemblable que le groupe dont Mme Gu faisait partie soit en mesure de pratiquer le Falun Gong pendant plus de quatre ans sans jamais être découvert.
2. Étant donné que le gouvernement chinois surveille l'Internet, il était peu vraisemblable que Mme Gu ait pu, une fois par semaine entre juin et décembre 2003, transmettre par courriel des renseignements concernant le Falun Gong à d'autres pratiquants.
3. Il est invraisemblable que, lorsqu'elle est retournée en Chine en visite en juin 2003, Mme Gu ait pu continuer à pratiquer le Falun Gong, même en secret.
4. Mme Gu a tardé avant de demander l'asile au Canada.
[4] Pour ce qui est tout d'abord des conclusions de la Commission quant à l'invraisemblance de certains aspects du témoignage de la demanderesse, il convient de rappeler que, lorsque la Commission conclut à un manque de crédibilité en se fondant sur des inférences, et notamment sur des inférences concernant la vraisemblance de la preuve, il faut que la preuve permette d'étayer les inférences en question (voir, par exemple, le jugement Miral c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 254 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 25). Autrement dit, les inférences ne peuvent être fondées sur de simples réactions intuitives face à la preuve.
[5] En ce qui concerne la première conclusion qu'elle a tirée au sujet de l'invraisemblance, la Commission a estimé que le groupe au sein duquel Mme Gu pratiquait clandestinement le Falun Gong aurait probablement été observé et dénoncé [traduction] « parce que le tribunal estime que le concept de vie privée n'existe probablement pas en Chine, de sorte qu'il serait probablement impossible de pratiquer le Falun Gong pendant une aussi longue période sans être découvert ». Cette conclusion reposait uniquement sur la liste dressée par la Commission au sujet des diverses entités qui composent l'Administration et le système de sécurité chinois. Les renseignements sur la situation au pays que la Commission a cités ne parlaient pas de l'efficacité de l'appareil de sécurité en ce qui concerne l'arrestation des pratiquants clandestins. L'inférence tirée par la Commission ne reposait donc pas sur les éléments de preuve qu'elle avait retenus. Il ressort de la preuve documentaire que le gouvernement chinois continue à chercher les personnes qui pratiquent le Falun Gong. Il existe donc en Chine des adeptes qui n'ont pas encore été détectés par le gouvernement.
[6] Pour ce qui est de la seconde conclusion tirée au sujet de l'invraisemblance, voici les éléments de preuve dont disposait la Commission au sujet des mesures prises par le gouvernement chinois pour contrôler l'utilisation de l'Internet :
· L'utilisation de l'Internet continue à se répandre en Chine et ce, malgré l'intensification des efforts déployés par les autorités chinoises pour en contrôler et en surveiller l'utilisation. Au cours de l'année 2003, le gouvernement chinois a bloqué l'accès à de nombreux sites Web.
· Les autorités surveillent les transmissions par télécopieur, les courriels et les communications par Internet.
· Le système chinois de contrôle de l'Internet serait le plus complet du monde. Le gouvernement a bloqué l'accès à au moins 19 000 sites Internet au cours d'une période de six mois en 2002 et il se peut qu'il ait bloqué jusqu'à 50 000 sites. Il a également recouru à la technologie pour bloquer des courriels au contenu délicat. En principe, le gouvernement ne poursuit pas les citoyens qui reçoivent des publications dissidentes par courriel, mais ceux qui transmettent de tels messages à d'autres personnes se retrouvent parfois en prison.
[7] En concluant ainsi à l'invraisemblance, la Commission n'a pas tenu compte du témoignage de Mme Gu suivant lequel, au début, il lui avait été facile de transmettre des renseignements par Internet, mais que, depuis l'été 2002, la censure du courrier électronique avait été renforcée. Elle a témoigné que, pour éviter la censure, elle convertissait en format « Word » des documents téléchargés et les envoyait ensuite sous forme de pièces jointes. Elle a déclaré que cette méthode lui avait permis d'envoyer des renseignements qui échappaient à la censure de l'État. Bien que la preuve documentaire appuie nettement la conclusion de la Commission suivant laquelle les autorités chinoises surveillent les communications Internet, il incombait à la Commission d'expliquer pourquoi elle rejetait les explications fournies par la demanderesse sur la façon dont elle avait néanmoins réussi à éviter que ses courriels ne soient repérés et bloqués.
[8] La Commission a également exprimé des doutes au sujet du témoignage de Mme Gu sur ce point parce qu'elle n'a pas jugé crédible qu'elle expose ses coreligionnaires au risque d'être découverts en leur envoyant des renseignements illégaux par courrier électronique en Chine. Il convient toutefois de signaler que, ce faisant, la Commission a ignoré les explications de Mme Gu suivant lesquelles, malgré leur crainte d'être découverts, les destinataires des courriels et elle-même avaient décider de courir ce risque en raison de leur attachement au Falun Gong. En rejetant ce témoignage, la Commission a méconnu le fait que les victimes de persécution risquent toujours d'être découvertes en raison de leur attachement à leurs croyances et de leur refus de désavouer ou de renier leurs convictions.
[9] La Commission a poursuivi en jugeant invraisemblable que, lorsqu'elle est retournée en visite en Chine, Mme Gu a continué à pratiquer le Falun Gong en secret en Chine. Là encore, la Commission a méconnu le fait que de nombreuses personnes continuent à témoigner de leurs croyances ou à exprimer leurs opinions politiques malgré les risques de persécution auxquels elles s'exposent ainsi. Cette situation tient au fait qu'on ne peut raisonnablement obliger ces gens à arrêter de croire qu'il existe une protection internationale pour les personnes qui réussissent à démontrer qu'elles craignent avec raison d'être persécutées. J'estime donc qu'il n'était pas loisible à la Commission de rejeter le témoignage de Mme Gu en le jugeant invraisemblable, pour les motifs exposés.
[10] Quant à la conclusion finale tirée par la Commission au sujet du retard de Mme Gu à demander l'asile, on ne sait pas avec certitude, à la lecture de ses motifs, si le retard que la Commission reprochait à Mme Gu concernait le fait qu'elle n'avait pas présenté de demande d'asile après avoir été mise au courant, le 18 décembre 2003, de l'arrestation de son ami et coreligionnaire ou si le retard concernait plutôt le temps écoulé après le 27 février 2004, date où sa mère lui a appris que le Bureau de la sécurité publique s'informait à son sujet. La demande d'asile a été présentée le 11 mars 2004.
[11] Il est de jurisprudence constante que l'on peut tenir compte du fait que l'intéressé a tardé à demandé l'asile lorsqu'on évalue sa crédibilité. Toutefois, le retard à demander l'asile ne saurait à lui seul justifier le refus de reconnaître la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger. Il s'ensuit que la conclusion que la Commission a tirée au sujet du retard ne saurait à elle seule justifier la confirmation de son rejet de la demande.
[12] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la décision de la Commission sera annulée. Les avocats n'ont pas soumis de question à certifier et je suis d'accord pour dire que le présent dossier ne soulève aucune question à certifier.
JUGEMENT
[13] LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision rendue par la Commission le 27 juin 2005 est annulée.
2. L'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour qu'il statue à nouveau sur l'affaire.
Juge
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-4248-05
INTITULÉ : GU LI JUAN
demanderesse
et
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 13 JUIN 2006
DATE DES MOTIFS : LE 26 JUIN 2006
COMPARUTIONS :
MAX CHAUDHARY POUR LA DEMANDERESSE
DAVID CRANTON POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
MAX CHAUDHARY POUR LA DEMANDERESSE
TORONTO (ONTARIO)
JOHN H. SIMS, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA