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Date : 20051109

Dossier : IMM-90-05

Référence : 2005 CF 1525

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

KINUTHIAH DAN NGARAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

1.         Introduction

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire qui vise la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a statué, le 2 décembre 2004, que Kinuthiah Dan Ngarah n'est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[2]                Le demandeur sollicite une ordonnance annulant la décision de la Commission et renvoyant l'affaire à la Commission avec instructions :

a)       soit de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger, en application de l'alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales;

b)       soit de désigner un tribunal différemment constitué pour qu'il soit statué à nouveau sur l'affaire.

2.         Contexte

[3]                Le demandeur expose les faits suivants dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP). Il est citoyen kényan, membre de la tribu des Kikuyu. À compter de 1990, il a occupé un poste d'acheteur à la société Jakwe Construction. En août 2000, il a dévoilé son orientation sexuelle à son père, qui l'a désavoué. En novembre 2000, il a été congédié.

[4]                En 1995, le demandeur est devenu membre de la National Democratic Human Rights Organization (NDEHURIO), un groupe de défense des droits de la personne qui s'occupe de réinstaller dans la Rift Valley les membres déplacés de la tribu des Kikuyu et de leur offrir conseil. Sa participation aux travaux de la NDEHURIO a valu au demandeur d'être arrêté deux fois en 1995. Durant les périodes de détention, qui ont duré plusieurs jours, il a été victime de mauvais traitements de la part de policiers; chaque fois, il a été libéré après avoir versé un pot-de-vin.

[5]                      Le demandeur et son compagnon, Moses Rujema, ont commencé à faire vie commune en 1990. À mesure que la nouvelle de leur orientation sexuelle s'ébruitait, ils étaient de plus en plus maltraités dans la communauté. En février 2003, la maison qu'ils occupaient a été incendiée, et M. Rujema a péri dans les flammes. Quand le demandeur a signalé l'incendie à la police, il a été arrêté et on l'a menacé de l'accuser d'incendie criminel. La police l'a détenu et maltraité durant une semaine, puis il a recouvré sa liberté à l'aide d'un pot-de-vin.

[6]                Le demandeur est allé vivre chez un ami. Craignant que sa situation ne s'aggrave, il a quitté le Kenya le 4 août 2003. Il est passé par la France et l'Angleterre avant d'arriver à Toronto le 9 août. Il a demandé l'asile à son arrivée, à l'aéroport international Lester B. Pearson. Sa demande est fondée sur son orientation sexuelle.

[7]                L'audition de la demande d'asile a eu lieu par vidéoconférence le 28 octobre 2004. Le demandeur et son avocat se trouvaient à Toronto, tandis que la Commission et l'agent de protection des réfugiés étaient à Montréal. L'audience s'est déroulée en anglais, sans interprète.

[8]                La Commission a rejeté la demande d'asile du demandeur après avoir conclu que ce dernier n'avait pas « établi, selon la prépondérance des probabilités, les éléments factuels déterminants de sa demande d'asile, au moyen d'éléments de preuve crédibles et dignes de foi » . La Commission a estimé que le demandeur n'avait pas démontré son « orientation homosexuelle » . Elle a statué de plus que la preuve du demandeur ne permettait pas de conclure qu'il y avait plus qu'une simple possibilité qu'il soit exposé à la persécution, à la torture et à des traitements ou peines cruels et inusités ou à une menace à sa vie.

[9]                Le demandeur a présenté une demande d'autorisation de contrôle judiciaire à l'égard de la décision de la Commission; l'autorisation a été accordée le 28 juin 2005.

3.         La décision contestée

[10]            La Commission a déclaré avoir relevé dans la preuve des incohérences à l'égard desquelles le demandeur n'a apporté aucune explication satisfaisante et qui ont miné sa crédibilité. Elle s'est arrêtée plus particulièrement, dans ses motifs, au témoignage du demandeur concernant sa citoyenneté et son identité et à ses réponses concernant la révélation de son orientation sexuelle ainsi qu'à l'épellation et la prononciation du nom de Rumba Kinuthia, secrétaire exécutif de la NDEHURIO. La Commission a aussi fait état de contradictions entre le FRP du demandeur et son témoignage de vive voix.

[11]            La Commission a conclu que le témoignage du demandeur n'était pas digne de foi et que le demandeur lui-même n'était pas un témoin crédible, qu'il n'est pas homosexuel et qu'il n'a pas démontré qu'il existe plus qu'une simple possibilité que son renvoi éventuel au Kenya l'expose à un danger.

[12]            En début d'audience, la Commission a fait part des réserves qu'elle avait au sujet des documents d'identité du demandeur, notamment son certificat de naissance et son passeport. De l'avis de la Commission, le demandeur a répondu de façon confuse et hésitante aux questions concernant ces documents. Finalement, en dépit des questions qu'elle avait soulevées quant à l'identité du demandeur, la Commission a accordé à ce dernier le bénéfice du doute et accepté que « selon la prépondérance des probabilités, il est citoyen du Kenya, et qu'il est bien la personne qu'il prétend être » .

[13]            La Commission a ensuite traité du témoignage du demandeur en ce qui concerne la durée durant laquelle il a tenu secrète sa relation, le moment où il l'a divulguée et la personne à qui il en a d'abord parlé. Selon la Commission, le témoignage du demandeur s'est révélé confus et évasif. Il lui est apparu contradictoire que le demandeur déclare que sa relation est restée secrète jusqu'en 1995, alors qu'il a aussi affirmé que la première personne à qui il a révélé son orientation sexuelle a été son père, au cours de l'année 2000. La Commission a fait observer que le demandeur, invité à expliquer ces déclarations, a répondu qu'il avait continué à mener une vie secrète, bien que les gens aient connu son orientation sexuelle dès 1995. La Commission n'a pas jugé cette réponse satisfaisante.

[14]            La Commission a aussi fait état de la lettre de Rumba Kinuthia, selon laquelle la NDEHURIO [Traduction] « a appris l'orientation sexuelle de M. Ngarah à la fin des années 1990 » . La Commission a relaté l'échange lors duquel, pendant l'audience, le demandeur a été invité à expliquer pourquoi la déclaration contenue dans la lettre différait de son témoignage portant que la première personne à qui il s'est confié a été son père, en 2000. La réponse du demandeur n'a pas convaincu la Commission, qui a conclu que le témoignage du demandeur sur ce point n'était pas digne de foi.

[15]            La Commission a également mentionné le fait que le demandeur a mal épelé et mal prononcé le nom de Rumba Kinuthia. Elle a relevé l'explication du demandeur, qui a fait valoir que les lettres R et L présentent un problème en langue kikuyu et que la lettre L n'existe pas dans cette langue; néanmoins, elle a rejeté cette explication et conclu : « Le témoignage vague et incohérent que le demandeur d'asile a livré sur ce point a miné sa crédibilité. »

[16]            La Commission est d'avis que le demandeur a été incapable de fournir des versions claires et cohérentes de la séquence des événements. À cet égard, elle a mentionné notamment la date du décès de M. Rujema. Elle a relevé que dans son FRP, le demandeur a indiqué que son compagnon était décédé en février 2003, alors que dans le récit manuscrit de son dossier d'interrogatoire, il a écrit : [traduction] « Je vivais avec feu mon partenaire depuis 1990, mais depuis 2000, année où il est décédé [...] » . La Commission a pris acte de l'explication du demandeur selon laquelle il a inscrit « 2000 » par erreur sous l'effet du stress; elle a aussi fait état de la remarque de l'avocat du demandeur, qui a souligné que dans l'Annexe 1 du dossier d'interrogatoire, l'agent d'immigration a noté que le décès est survenu en 2003. Cependant, elle a rejeté l'explication du demandeur et conclu que même s'il s'agissait effectivement d'une « simple erreur » , cet élément ne suffirait pas à modifier sa conclusion selon laquelle le demandeur, dans l'ensemble, manquait de crédibilité.

[17]            Enfin, la Commission a jugé qu'il n'était pas raisonnable que le demandeur n'ait présenté aucun document pour corroborer chacun des aspects principaux de sa demande d'asile, comme une copie du certificat de décès de son compagnon.

[18]            Pour conclure, la Commission a statué que, vu la preuve dont elle disposait, le demandeur n'avait pas établi son orientation homosexuelle. Elle a aussi conclu que le demandeur n'avait pas démontré qu'il existe plus qu'une simple possibilité qu'il soit exposé à la persécution ou à la torture.

4.         Questions en litige

[19]            La demande en l'espèce soulève les questions suivantes :

            A.         La Commission a-t-elle commis une erreur en statuant que le demandeur n'a pas établi son homosexualité, alors qu'elle a conclu par ailleurs « qu'il est bien la personne qu'il prétend être » ?

            B.          La Commission a-t-elle fait erreur dans ses conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur?

            C.        La Commission a-t-elle manqué aux principes de l'équité procédurale ou de principes de justice naturelle dans la conduite de l'audience relative à la demande d'asile en l'espèce?

5.         Norme de contrôle

[20]            La jurisprudence a établi que la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait et aux conclusions relatives à la crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable. La Cour d'appel fédérale a reconnu que la Commission, à titre de tribunal spécialisé, a compétence absolue pour décider de la crédibilité d'un témoin et du risque de persécution : Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (QL). L'intervention de la Cour à l'égard de ces décisions n'est justifiée que si la Commission a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle dispose : alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7.

[21]            Toutefois, la Cour d'appel fédérale a aussi décidé que les conclusions relatives à la crédibilité doivent être fondées sur des inférences raisonnables, non sur des conjectures ou des hypothèses. Lorsque les inférences ne sont pas adéquatement tirées de la preuve, la possibilité que la Cour intervienne dans la décision de la Commission est plus grande : Giron c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 143 N.R. 238, [1992] A.C.F. no 481 (QL).

6.         Analyse

            A.         La Commission a-t-elle commis une erreur en statuant que le demandeur n'a pas établi son homosexualité, alors qu'elle a conclu par ailleurs « qu'il est bien la personne qu'il prétend être » ?

[22]            Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur susceptible de révision du fait qu'elle a d'abord accepté qu'il « est citoyen du Kenya, et qu'il est bien la personne qu'il prétend être » , puis conclu néanmoins qu'il n'est pas homosexuel.

[23]            En premier lieu, le demandeur prétend que la conclusion de la Commission selon laquelle il n'est pas homosexuel contredit sa reconnaissance antérieure du fait qu'il est bien la personne qu'il prétend être. De plus, avance-t-il, la Commission, en lui donnant le bénéfice du doute, a indiqué qu'elle le trouvait crédible, de sorte que sa décision défavorable subséquente quant à sa crédibilité est incompatible avec le bénéfice du doute qu'elle lui avait accordé. Selon lui, la Commission ne s'est pas acquittée de son obligation de fournir, à l'appui de sa décision, des motifs exposés en des termes clairs et explicites. Il soutient que la Commission s'est en réalité contredite en concluant de façon implicite qu'il était crédible, puis en décidant, plus tard dans ses motifs, qu'il manquait de crédibilité quant à son orientation sexuelle.

[24]            Je reconnais que les motifs de décision de la Commission auraient pu être rédigés plus soigneusement et que ses conclusions quant à l'identité du demandeur auraient pu être plus claires. Toutefois, je n'accepte pas la prétention du demandeur. Dans les quatre premiers paragraphes de ses motifs, la Commission a passé en revue de façon détaillée les documents présentés par le demandeur pour établir son identité, notamment son certificat de naissance et son passeport. À ce stade de ses motifs, la Commission ne traitait que des documents d'identité du demandeur et non de son orientation sexuelle, l'élément essentiel de sa demande d'asile. Lorsqu'elle a accepté que le demandeur « est bien la personne qu'il prétend être » , la Commission s'est prononcée sur son identité comme citoyen du Kenya. Il apparaît clairement à la lecture des motifs de la Commission dans leur ensemble qu'à ce stade de ses motifs, la Commission ne se prononçait pas sur l'orientation sexuelle du demandeur.

[25]            Le demandeur fait valoir que la conclusion défavorable de la Commission quant à sa crédibilité est incompatible avec le fait de lui donner le bénéfice du doute. Il cite à cet égard le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du HCNUR (le Guide du HCNUR), en particulier l'article 204, rédigé comme suit :

Néanmoins, le bénéfice du doute ne doit être donné que lorsque tous les éléments de preuve disponibles ont été réunis et vérifiés et lorsque l'examinateur est convaincu de manière générale de la crédibilité du demandeur. Les déclarations du demandeur doivent être cohérentes et plausibles, et ne pas être en contradiction avec des faits notoires.

[26]            Pour étayer cet argument, le demandeur fait référence à l'arrêt Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, dans lequel la Cour suprême a statué que le Guide du HCNUR doit être considéré comme un ouvrage très pertinent dans l'examen des pratiques relatives à l'admission des réfugiés.

[27]            L'argument du demandeur n'est pas dénué de fondement. Bien que le Guide du HCNUR indique que le bénéfice du doute ne devrait être donné qu'à un demandeur généralement crédible, l'on pourrait soutenir que la Commission a rendu une décision incohérente en concluant à l'absence de crédibilité du demandeur pour ce qui est de son orientation sexuelle. Je ne suis pas prêt à conclure que cette incohérence entache irrémédiablement la décision de la Commission. Compte tenu de la preuve, il était loisible à la Commission d'accepter l'identité du demandeur à titre de citoyen kényan. La difficulté réside plutôt dans les conclusions défavorables quant à la crédibilité sur lesquelles la Commission s'est appuyée pour conclure que le demandeur n'a pas établi son homosexualité. Pour les motifs qui suivent, je conclus que ces conclusions défavorables de la Commission quant à la crédibilité sont déterminantes quant à l'issue de la présente demande.

B.          La Commission a-t-elle fait erreur dans ses conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur?

[28]            La Commission a jugé que le demandeur n'a pas établi l'élément essentiel de sa demande d'asile, son homosexualité. Elle a fondé sa décision sur un certain nombre de conclusions défavorables quant à la crédibilité qui découlent d'incohérences et d'invraisemblances relevées dans les éléments de preuve suivants :

1.         la preuve du demandeur quant à l'époque où les gens ont appris son orientation sexuelle;

2.         la difficulté que le demandeur a éprouvée avec les lettres « L » et « R » dans son témoignage sur Rumba Kinuthia;

3.         la preuve du demandeur quant à la réaction de ses collègues de travail à la nouvelle de son identité sexuelle;

4.         la preuve du demandeur sur l'époque du décès de son compagnon;

5.         le défaut du demandeur de présenter des éléments de preuve pour corroborer le décès de son compagnon;

6.         le comportement général du demandeur durant son témoignage.

J'examinerai tour à tour chacun de ces points.

[29]            Selon le demandeur, la Commission a fait erreur lorsqu'elle a mis en doute sa crédibilité après avoir conclu à l'existence de contradictions dans son témoignage concernant l'époque où les gens ont appris son orientation sexuelle. Il fait valoir qu'il a d'abord expliqué dans son témoignage que des collègues de NDEHURIO et d'autres personnes qui savaient que lui-même et son compagnon partageaient la même chambre dans leurs déplacements ont pris conscience de son homosexualité en 1995, mais qu'il n'a révélé son orientation sexuelle à personne avant d'en parler à son père en 2000. La Commission, souligne le demandeur, a constamment négligé de faire la distinction entre les gens qui soupçonnaient son orientation sexuelle et qui, dès lors, [Traduction] « venaient à l'apprendre » et l'aveu ouvert qu'il a fait à son père. Le demandeur soutient que la conclusion défavorable de la Commission quant à sa crédibilité à cet égard ne découle pas d'une inférence raisonnable; en effet, il n'est pas contradictoire que des gens puissent connaître l'orientation sexuelle d'une personne sans que celle-ci l'ait elle-même dévoilée.

[30]            Je suis d'accord avec la position du demandeur au regard de cette conclusion de la Commission. La lecture de la transcription de l'audience confirme qu'il n'y a pas de contradiction dans le témoignage du demandeur. Lors d'un échange avec ce dernier, le tribunal a déclaré : [Traduction] « [E]h bien, s'ils étaient au courant [de son orientation sexuelle], c'est que [le demandeur] le leur avait dit » . La preuve ne permettait pas à la Commission de tirer cette conclusion. La Commission a tout simplement supposé, malgré le témoignage du demandeur à l'effet contraire, que puisqu' « ils savaient » , le demandeur avait dû leur dire. Je suis d'avis que le tribunal a tiré cette conclusion sans tenir compte de la preuve; en conséquence, sa conclusion est manifestement déraisonnable. La Commission a fait erreur en s'appuyant sur cette conclusion erronée pour mettre en doute la crédibilité du demandeur.

[31]            La Commission a conclu qu'il était invraisemblable que le demandeur ne puisse présenter une preuve claire et cohérente au sujet de Rumba Kinuthia, qu'il connaissait depuis 1993 et qui avait signé une lettre en sa faveur. Dans son témoignage de vive voix, le demandeur a désigné cette personne comme « Lumba Kinuthia » . La Commission a rejeté l'explication du demandeur selon laquelle il lui est difficile de prononcer les lettres « R » et « L » , car la lettre « L » n'existe pas dans la langue kikuyu. J'estime que la Commission a fait erreur en rejetant cette explication. Elle n'a pas motivé sa décision à cet égard, et il me semble que cette décision démontre un manque de sensibilité envers les caractéristiques culturelles et linguistiques du demandeur. Non seulement je trouve raisonnable l'explication du demandeur, mais je constate que la preuve au dossier fait ressortir qu'à une autre occasion au moins, le demandeur a trébuché sur les mêmes lettres. Dans le récit manuscrit qui accompagne son dossier d'interrogatoire, il a inscrit « Rift » Valley, alors que dans l'Annexe 1 de ce document, l'agent d'immigration qui a l'interrogé a noté « Lift » Valley. Cet élément de preuve corrobore le témoignage du demandeur. Son explication est logique et conforme au sens commun, et elle n'aurait pas dû être rejetée. Dans les circonstances, je suis d'avis que la conclusion d'invraisemblance à laquelle est arrivée la Commission est manifestement déraisonnable.

[32]            Quant à l'emploi du demandeur, la Commission a tiré les conclusions suivantes. Premièrement, elle a conclu que le demandeur s'est montré incohérent lorsqu'il a affirmé dans son témoignage de vive voix qu'il avait perdu son emploi après s'être confié à son père, alors qu'il a écrit dans son FRP qu'il a perdu son emploi après avoir dévoilé son identité sexuelle au grand jour et qu'il en a ensuite parlé à son père. En second lieu, la Commission a jugé qu'il y avait clairement incohérence entre le témoignage du demandeur selon lequel personne ne l'a interrogé au travail sur son orientation et sa déclaration selon laquelle la nouvelle de son identité sexuelle a été mal accueillie au travail. La Commission a estimé que ces conclusions minaient encore davantage la crédibilité du demandeur.

[33]            En ce qui a trait à la première de ces deux conclusions, il n'est pas du tout évident que l'exposé écrit qu'a fait le demandeur de la séquence d'événements soit incompatible avec son témoignage. L'exposé circonstancié du FRP n'indique pas clairement si le demandeur s'est confié à son père avant ou après avoir perdu son emploi. Quant à la seconde incohérence, je suis d'avis qu'il n'existe pas de lien entre le fait que la nouvelle de l'homosexualité du demandeur n'a pas été bien accueillie dans son milieu de travail et le fait qu'on l'ait ou non apostrophé à ce sujet au travail. Une nouvelle qui n'est pas favorablement accueillie ne mène pas nécessairement pour autant à un affrontement, de sorte qu'il est difficile de comprendre comment ces deux remarques peuvent être incohérentes. La conclusion de la Commission est fondée sur une hypothèse et sur une interprétation erronée des faits. La Commission a commis une erreur en mettant en cause la crédibilité du demandeur sur la base de ces deux conclusions, que j'estime manifestement déraisonnables.

[34]            La Commission a aussi mis en doute la crédibilité du demandeur au motif qu'il a manqué de cohérence en ce qui a trait au décès de son compagnon. Le demandeur a déclaré que l'inscription manuscrite dans son dossier d'interrogatoire selon laquelle son compagnon est décédé en 2000 est une erreur. Il a expliqué qu'il était épuisé au moment où il a commis cette erreur. La Commission n'a pas accepté cette explication, mais a fait état d'autres incohérences et de l'incapacité générale du demandeur à présenter un récit clair et cohérent des événements. En d'autres termes, la Commission a rejeté l'explication du demandeur parce qu'elle a conclu à l'existence d'autres incohérences et invraisemblances dans sa preuve. Or, ces conclusions sont celles-là même que j'ai examinées et jugées erronées dans les paragraphes précédents. En outre, le FRP du demandeur et l'Annexe 1 du dossier d'interrogatoire indiquent tous deux que le compagnon du demandeur est décédé en 2003. La Commission a fait erreur en rejetant l'explication raisonnable du demandeur. La crédibilité de ce dernier n'aurait pas dû être mise en cause pour ce qui m'apparaît être une simple erreur.

[35]            La Commission n'a pas non plus ajouté foi au récit qu'a fait le demandeur de sa détention. Dans son FRP, celui-ci a affirmé qu'en détention, il a été soumis [Traduction] « [...] pendant une semaine entière [...] à des actes de torture et à des humiliations inimaginables » . De l'avis de la Commission, bien que les conditions de détention subies par le demandeur aient été inacceptables, elles ne correspondaient pas à la description qu'il en avait faite dans son FRP. Cette conclusion dépend de ce qu'une personne estime être « des actes de torture inimaginables » . Il est très possible qu'aux yeux du demandeur, le traitement qu'il a subi réponde à cette description. Si je ne trouve pas la conclusion de la Commission manifestement déraisonnable, je ne crois pas non plus qu'elle puisse être déterminante dans l'issue de la demande d'asile.

[36]            Il était raisonnable que la Commission, dans l'examen de la demande, s'attende à ce que le demandeur fournisse des documents visant à corroborer les principaux éléments de sa demande, en particulier une copie du certificat de décès de son compagnon. L'article 7 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228, exige que tout demandeur transmette au tribunal des documents acceptables à cette fin, sauf s'il peut expliquer pour quelle raison il ne peut le faire. Le demandeur en l'espèce s'est contenté d'expliquer qu'il ne croyait pas qu'il lui serait nécessaire de se procurer une copie du certificat de décès. Bien qu'il faille tenir compte de ce facteur dans l'évaluation de la crédibilité, le défaut du demandeur de présenter le certificat de décès de son compagnon n'est pas un élément déterminant dans un cas où l'évaluation défavorable de la crédibilité repose principalement sur une série de conclusions erronées, comme celles exposées ci-dessus.

[37]            La Cour fait habituellement preuve de retenue à l'égard de conclusions défavorables quant à la crédibilité fondées sur le comportement du demandeur. Il est généralement reconnu que le tribunal qui a vu et entendu le demandeur est le mieux placé pour procéder à cette appréciation. Dans le cas présent, néanmoins, un grand nombre des observations de la Commission sur le comportement du demandeur, particulièrement en ce qui a trait à ses hésitations et à ses réponses confuses et évasives, se rapportent dans une large mesure aux conclusions erronées de la Commission sur la crédibilité, conclusions tirées sans tenir compte de la preuve ou résultant d'une interprétation sérieusement fautive des faits. Vu cette situation, je n'accorde que peu de poids aux conclusions de la Commission relatives au comportement général du demandeur. Par conséquent, les remarques de la Commission à ce chapitre sont nettement insuffisantes pour justifier le rejet de la demande d'asile.

[38]            La Commission a rejeté la demande d'asile du demandeur après avoir conclu à l'absence générale de crédibilité de sa demande et a statué qu'il n'avait pas établi l'élément de fait essentiel de sa demande, son homosexualité. La Commission a fondé sa décision sur une série d'incohérences et d'invraisemblances qu'elle a relevées dans la preuve du demandeur. Pour les motifs énoncés ci-dessus, j'estime que ces conclusions de la Commission sont manifestement déraisonnables. Je suis d'avis que l'effet cumulatif des erreurs de la Commission justifie l'intervention de la Cour. Je conclus en conséquence que la Commission a commis une erreur susceptible de révision en tirant les conclusions qu'elle a tirées et en rejetant la demande d'asile du demandeur au motif que celui-ci manquait de crédibilité.

C.        La Commission a-t-elle manqué aux principes de l'équité procédurale ou de justice naturelle dans la conduite de l'audience relative à la demande d'asile en l'espèce?

[39]            Le demandeur soutient que la Commission a fait preuve d'un zèle excessif lorsqu'elle l'a contre-interrogé. Il estime également que l'interrogatoire musclé du tribunal a franchi les limites entre le rôle d'un décideur neutre et impartial et celui de partie à l'instance. Il soutient que de telles confrontations de la part de la Commission donnent lieu à une crainte raisonnable de partialité.

[40]            L'examen attentif de la transcription atteste en effet le caractère exhaustif et parfois agressif de l'interrogatoire du demandeur. À la lumière de l'ensemble de la transcription, toutefois, je ne peux conclure que dans la conduite de l'audience, la Commission est intervenue de manière indue ni qu'elle a enfreint les principes de justice naturelle. Il est légitime de la part de la Commission de poser des questions visant à clarifier un témoignage ou d'aborder des sujets pertinents à l'espèce. De plus, aucun élément de preuve n'indique que le demandeur ou son avocat se soient opposés à l'audience aux interventions ou questions du tribunal. Le demandeur n'a pas démontré que la conduite de la Commission durant l'audience constitue un manquement à l'équité procédurale ou à la justice naturelle. La conduite de la Commission en l'espèce ne soulève pas non plus de crainte raisonnable de partialité suivant la définition et les critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour.

7.         Conclusion

[41]            Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la Commission est annulée et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour réexamen.

[42]            Les parties ont eu l'occasion de soulever une question grave de portée générale comme le prévoit l'alinéa 74d) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, mais elles n'en ont proposé aucune. Je suis convaincu qu'aucune question de portée générale ne découle du présent dossier. Je ne prévois certifier aucune question.


ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.          La décision de la Commission est annulée et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour réexamen.

3.          Aucune question n'est certifiée.

« Edmond P. Blanchard »

Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-90-05

INTITULÉ :                                        Kinuthiah Dan Ngarah c.

                                                            Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 24 octobre 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        Le juge Blanchard

DATE DES MOTIFS :                       Le 9 novembre 2005

COMPARUTIONS :

David Olson                                                                              POUR LE DEMANDEUR

Nshumala Juyal                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jordon Battista s.r.l.                                                                   POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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