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Date: 19990512


Dossier: T-291-99

ENTRE:

     JEAN-ALAIN BISAILLON

     et

     HYPNAT LTÉE

     et

     HYPNAT LTÉE, COURTIER

     Demandeurs

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     et

     MINISTRE DU REVENU NATIONAL

     et

     CAROLE GOUIN, en sa qualité de

     Directrice du bureau des services fiscaux de Montréal,

     Revenu Canada

     Défendeurs

     et

     BANQUE LAURENTIENNE DU CANADA

     Défenderesse

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE DENAULT

[1]      Les demandeurs cherchent à obtenir par le biais de la présente requête un sursis d'exécution d'une demande de renseignements et de production de documents émise par le ministre du Revenu national en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu1 (la Loi).

[2]      Les demanderesses, Hypnat Ltée (Hypnat) et Hypnat Ltée Courtier (Hypnat Courtier), sont des sociétés qui oeuvrent dans le domaine du courtage de prêts hypothécaires et du développement immobilier. Le demandeur, Jean-Alain Bisaillon (Bisaillon), est un homme d'affaires détenant des intérêts dans ces deux sociétés.

[3]      Un bref rappel des faits s'impose. Hypnat a été cotisée par le ministre du Revenu national pour une somme de plus de 4 millions de dollars pour les années 1989 à 1992 et 1994. Ces cotisations ont fait l'objet de contestations sauf celle visant l'année 1994 dont la somme due s'élève actuellement à plus de 232 000 $ que Revenu Canada tente de recouvrer. Des informations transmises à Revenu Canada lui ont permis d'apprendre qu'à la fin de son exercice financier terminé le 31 janvier 1996, Hypnat Courtier, une société fondée en 1993, devait une somme de 1 664 078,76 $ à Hypnat. Par ailleurs, Hypnat Courtier était en défaut de produire sa déclaration de revenu pour son exercice financier qui s'est terminé le 31 octobre 1997. Une demande de renseignements adressée à Hypnat le 5 juin 1998 étant demeurée sans réponse, Revenu Canada a adressé, le 8 juillet 1998, à la fois une demande de renseignements à Hypnat et une demande formelle de paiement à Hypnat Courtier. N'ayant reçu aucun paiement de Hypnat Courtier, Carole Gouin, directrice du bureau des services fiscaux de Revenu Canada à Montréal, exigea de la Banque Laurentienne, le 26 janvier 1999, qu'elle fournisse dans un délai de 30 jours certains renseignements et qu'elle produise des documents relatifs aux affaires de sa cliente Hypnat Courtier.

[4]      Cette demande péremptoire de renseignements et de production de documents était fondée sur les alinéas 231.2(1)a) et b) de la Loi de l'impôt sur le revenu:

                 231.2(1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l'application et l'exécution de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d'une personne, dans le délai raisonnable que précise l'avis:                 
                 a) qu'elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;                 
                 b) qu'elle produise des documents.                 

[5]      Les demandeurs se sont objectés à la demande en intentant une action contre la Couronne, le ministre et Carole Gouin. Deux principaux moyens sont invoqués dans la déclaration. Dans un premier temps, les demandeurs contestent la légalité de la demande de renseignements et de production de documents et en requièrent l'annulation au motif qu'elle est indûment vague et ne constitue en fait qu'une expédition de pêche que n'autorisent pas les alinéas 231.2(1)a) et b) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Les demandeurs prétendent en effet que le ministre tente ainsi de recueillir des éléments de preuve contre Bisaillon et Hypnat qui font l'objet, depuis 1996, d'accusations criminelles par voie de mise en accusation en vertu des alinéas 239(1)a) et d) de la Loi de l'impôt sur le revenu pour les années d'imposition 1991 et 1992. Dans un deuxième temps, les demandeurs réclament de la Cour, aux termes de l'article 24 de la Charte, qu'elle déclare inopérant le paragraphe 231.2(1) de la

Loi du fait qu'il permet des saisies abusives au sens de l'article 8 de la Charte.2

[6]      C'est dans ce contexte que les demandeurs cherchent à obtenir, d'ici l'audition de leur action, un sursis de la demande de renseignements et de production de documents.

[7]      Dans leur mémoire déposé dans le cadre de cette requête, les défendeurs ont présenté une objection préliminaire à l'effet que la requête est irrecevable du seul fait que le remède interlocutoire désiré ne peut être obtenu qu'à l'occasion d'une demande de contrôle judiciaire, non pas dans le cadre d'une action contre la Couronne. Les tribunaux, plaident-ils, ne peuvent prononcer une injonction ou une demande de sursis contre la Couronne.3 Il s'agit à n'en pas douter d'un argument sérieux4 mais dans la mesure où il n'a pas été plaidé à l'audience - l'avocate des défendeurs n'a cependant pas renoncé à l'argument pour autant - je n'en discuterai point, d'autant plus qu'il ne m'apparaît pas nécessaire de le faire pour disposer de la requête en sursis.

[8]      Il est acquis qu'une cour à qui on demande d'accorder une requête en sursis doit en décider en s'interrogeant sur les trois critères relatifs à l'émission d'une injonction interlocutoire, à savoir:

     1)      l'action des demandeurs doit soulever une question sérieuse à trancher;
     2)      sans la mesure recherchée, les demandeurs doivent établir qu'ils subiront un préjudice irréparable; et
     3)      la balance des inconvénients doit favoriser les demandeurs.5

[9]      À mon avis, les demandeurs, dans leur requête en sursis, ne rencontrent aucun de ces critères.

[10]      Il importe d'abord de remarquer que la Cour suprême du Canada, dans plusieurs arrêts où elle a eu à se prononcer sur la légalité de demandes de renseignements et de production de documents ou de saisie en matière d'impôt, a toujours bien cerné le contexte factuel des dossiers, dans un cadre administratif ou criminel, avant de se prononcer sur l'attente raisonnable en matière de vie privée.6 En l'espèce, le procureur des demandeurs s'est attardé longuement aux critères retenus dans 143471 où la Cour suprême, dans une décision partagée, a ordonné l'entiercement de documents saisis jusqu'à ce que soit déterminée, à la lumière de la Charte, la légalité des dispositions législatives autorisant les perquisitions. Il faut préciser qu'il y avait eu, dans cette affaire, ". . . des perquisitions envahissantes de résidences et de locaux commerciaux . . ." des intimés. Le juge Cory, qui a rallié la majorité, a cependant écrit ceci:

                 De toute évidence, les perquisitions dans des propriétés privées sont beaucoup plus envahissantes qu'une demande de production de documents. Plus l'intrusion des auteurs de perquisitions dans les locaux d'une entreprise et des résidences privées est grande, plus on devrait accorder de l'importance aux dispositions de l'art. 8 de la Charte. Donc, même si le droit qu'un particulier a à ce que des documents commerciaux se rapportant à un domaine réglementé soient protégés est relativement minime, il reste qu'il existe un droit très réel et très important à ce que l'inviolabilité des locaux résidentiels et, dans une moindre mesure, des locaux commerciaux soit respectée.                 

[11]      Dans le cas sous étude, la demande de renseignements adressée à la Banque est faite dans un contexte administratif où les attentes raisonnables en matière de vie privée sont beaucoup moins élevées que dans un contexte criminel. Dans l'arrêt Reine c. McKinlay Transport Ltd. où la constitutionnalité de l'article 231(3) - l'ancêtre de l'actuel paragraphe 231.2(1) - faisait l'objet d'un examen par la Cour suprême, la juge Wilson a conclu que la disposition autorise des "saisies" valides et non "abusives" qui ne violent pas l'article 8 de la Charte. Elle était en effet d'avis que le sens du terme "abusif" à l'article 8 de la Charte devait recevoir une interprétation moins stricte dans un contexte administratif et réglementaire. La Loi de l'impôt sur le revenu étant une loi de nature réglementaire, une demande en vertu du paragraphe 231.2(1) n'a donc pas besoin de se conformer aux critères très stricts applicables au contexte criminel tels qu'énoncés par la Cour suprême dans Hunter c. Southam.7 Dans la mesure où la portée du paragraphe 231.2(1) a été restreinte par application des règles d'interprétation aux situations dans lesquelles les renseignements réclamés par le ministre sont utiles pour établir la dette fiscale d'une personne, la saisie, en l'occurrence, est donc valide.

[12]      Les demandeurs soutiennent par contre que l'action soulève un nouvel élément qui n'a pas été considéré dans McKinlay, à savoir la question de la protection des justiciables déjà aux prises avec des poursuites criminelles par voie de mise en accusation aux mains de Revenu Canada contre la preuve directe et dérivée obtenue par Revenu Canada. Selon eux, ils auraient une expectative plus élevée à la vie privée.

[13]      J'estime que cet argument ne saurait tenir en l'espèce, vu son caractère purement spéculatif. En effet, il n'y a aucun fondement factuel à l'allégation. Rien ne démontre que l'intention du ministre en demandant ces renseignements à la Banque à propos d'Hypnat Courtier était d'obtenir des éléments de preuve contre Bisaillon et Hypnat. Les renseignements requis de la Banque concernant Hypnat Courtier ne peuvent qu'être postérieurs à 1993, année où la société a été fondée, alors que les accusations criminelles contre Bisaillon et Hypnat se rapportent aux années d'imposition 1991 et 1992. Si ces éléments devaient s'avérer incriminants contre Hypnat et Bisaillon et que les défendeurs s'avisaient de s'en prévaloir, les avocats de ceux-ci pouront éventuellement s'opposer à leur recevabilité en preuve. Par ailleurs, Jean-Pierre Lemay, agent des cas complexes au ministère du Revenu national, atteste dans son affidavit que l'objectif de la demande péremptoire était le recouvrement de la dette fiscale non contestée de Hypnat, un objectif tout à fait légitime dans le contexte de la Loi de l'impôt sur le revenu. Il n'y a donc d'une part aucune connexité entre la demande de renseignements à la Banque concernant Hypnat Courtier et les accusations criminelles portées contre Bisaillon et Hypnat. D'autre part, la mesure exercée, qualifiée par la juge Wilson, dans McKinlay, de ". . . méthode la moins envahissante pour contrôler efficacement le respect de la Loi de l'impôt sur le revenu" a été jugée raisonnable et ne violant pas l'article 8 de la Charte.

[14]      J'estime donc qu'en l'espèce, l'action ne soulève aucune question sérieuse à trancher.

[15]      Quant aux dommages irréparables que pourraient subir les demandeurs, l'avocat qui a fait une déclaration assermentée en leur nom au soutien de la requête, n'en allègue aucun. Il soulève, bien sûr, que les renseignements et documents que détient la Banque sont de nature confidentielle. J'estime cependant que cette allégation est loin d'être suffisante. Rien ne démontre, en l'occurrence, que les renseignements et documents détenus par la Banque pourraient fournir de la preuve incriminante qui pourrait être transmise au Service des enquêtes criminelles et servir à faire condamner Bisaillon et Hypnat sans compter que ceux-ci pourraient alors, si les renseignements et les documents devaient leur être opposés, en demander l'exclusion en vertu du paragraphe 24(2) de la Charte, en invoquant la violation de leurs droits. Bref, j'estime que la question est soulevée de façon prématurée et qu'on a pas fait la preuve de dommages irréparables.

[16]      Quant à la prépondérance des inconvénients, j'estime qu'en l'espèce, elle penche en faveur de l'État, vu son intérêt légitime à recouvrer une créance qu'un délai dans l'obtention de renseignements pourrait compromettre.

[17]      Pour ces motifs, la requête des demandeurs est rejetée avec dépens.

                                 __________________________

                                 Juge

Ottawa (Ontario)

le 12 mai 1999

__________________

     1      L.R.C. 1985 (5e supp.) ch.1.

     2      Dans leur déclaration, les demandeurs contestent aussi la validité de la disposition en vertu de l'alinéa 11c ) de la Charte. Cependant, l'argument n'a pas été repris dans leur mémoire.

     3      Voir par exemple Grand Council of the Crees (of Quebec) et al. c. The Queen et al. , [1982] 1 C.F. 599.

     4      Mundle c. Canada (Minister of National Defence), (1994) 85 F.T.R. 258

     5      Procureur général du Manitoba c. Metropolitan Stores (M.T.S.) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; R.J.R.-MacDonald Inc. c. Procureur général du Canada, [1994] 1 R.C.S. 311.

     6      143471 Canada Inc. c. Québec (P.G.), [1994] 2 R.C.S. 339; R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627; Schreiber c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 841.

     7      [1984] 2 R.C.S. 145.

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