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                                                                                                                                 Date : 20040804

                                                                                                                    Dossier : IMM-6166-03

                                                                                                                Référence : 2004 CF 1061

ENTRE :

                                                  RUDRAPATHY LINGESWARAN

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE BLANCHARD

INTRODUCTION

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 9 juillet 2003 dans laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

CONTEXTE


[2]                Le demandeur, Rudrapathy Lingeswaran, est un Tamoul hindou âgé de 31 ans, citoyen du Sri Lanka. Il revendique le statut de réfugié au sens de la Convention du fait de sa nationalité, des opinions politiques qu'on lui impute et de son appartenance à un groupe social, à savoir les hommes tamouls.

[3]                Le demandeur soutient qu'ayant habité dans le Nord du Sri Lanka, il est entré en contact avec les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (les TLET) et les Forces de l'armée sri-lankaise (les FASL). Le demandeur affirme que de 1990 à 1995, il a travaillé durement, contre son gré, pour les TLET, et qu'en 1995, il a été déplacé dans la région de Vanni. Le demandeur prétend qu'en 1996, il a été forcé à transporter des biens que les TLET avaient pillés dans un camp local de l'armée, et qu'il a travaillé pendant six jours sous une très grande contrainte. À sa libération, le demandeur a obtenu un laissez-passer pour aller à Vavuniya, où il a été interrogé et menacé par les FASL.


[4]                Le demandeur a par la suite déménagé dans la province de l'Est et a acheté une épicerie. Il prétend avoir été harcelé par l'armée à divers postes de contrôle, ainsi qu'à son magasin. Les TLET lui rendaient régulièrement visite pour qu'il leur fournisse des biens. Ils exigeaient généralement de la nourriture et des provisions une fois par mois. En conséquence, les FASL lui ont fait des menaces de mort en raison de ses liens avec les TLET. Le 15 novembre 2001, deux membres des TLET se sont rendus au magasin du demandeur pour exiger des provisions et du kérosène. Lorsque le demandeur a refusé de leur fournir ces biens, ils ont semé la perturbation. Les FASL sont arrivées au magasin, puis il y a eu un échange de coups de feu. Les FASL ont arrêté le demandeur et l'ont emmené dans un camp de détention où il aurait été battu et torturé pendant dix-huit jours. Il a été libéré le 3 décembre 2001 après paiement d'un pot-de-vin. Alors qu'il était en détention, le demandeur aurait révélé à l'armée le nom de deux membres des TLET, ce qui, selon ses prétentions, lui aurait fait courir un grand risque. Le demandeur s'est enfui à Colombo, où des dispositions ont été prises pour qu'il puisse quitter le Sri Lanka, ce qu'il a fait le 24 décembre 2001. Il a déposé sa demande d'asile à son arrivée au Canada le 30 mars 2002.

DÉCISION CONTESTÉE

[5]                La Commission a conclu que le témoignage du demandeur n'était pas suffisamment crédible et que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. La principale réserve de la Commission portait sur l'identité du demandeur, laquelle reposait sur un extrait d'acte de naissance, sa carte d'identité nationale (la CIN) et un certificat de naissance traduit. Bien que des réserves aient été exprimées relativement à la CIN du demandeur au cours du processus accéléré qui n'a finalement pas eu lieu, la Commission a reconnu qu'elle n'était pas liée par ces conclusions et a affirmé qu'aucun élément de preuve n'avait été soumis relativement à la question de la légitimité de la CIN. La Commission avait toutefois des doutes sérieux relativement à d'autres documents relatifs à l'identité du demandeur et elle a conclu que le demandeur ne s'était pas acquitté de son obligation au titre de l'article 106 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), soit d'établir qu'il était muni de papiers d'identité acceptables.


QUESTIONS EN LITIGE

[6]                La question déterminante dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la Commission a commis une erreur en décidant que le demandeur n'avait pas établi son identité.

[7]                Bien que d'autres pièces d'identité aient été examinées par la Commission dans ses motifs, j'estime que la présente demande porte sur le traitement accordé par la Commission à la CIN du demandeur, document qui faisait partie de la preuve dont était saisie la Commission à l'audience.


[8]                La CIN est une carte d'identité délivrée par le gouvernement du Sri Lanka qui établit l'identité des citoyens au moyen d'une photo. La CIN est généralement acceptée comme la pièce d'identité clé utilisée aux audiences pour la détermination du statut de réfugié dans le cas des Sri-Lankais. (Voir Kathirkamu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 409, [2003] A.C.F. no 592 (QL).) En l'espèce, la Commission n'a pas mis en doute l'authenticité de la CIN. Des réserves relativement à la CIN ont pu être exprimées au cours du processus accéléré, mais la Commission a clairement dit à la page 2 de ses motifs qu'elle n'était pas liée par celles-ci; elle a en fait souligné qu' « aucune preuve n'a[vait], en fait, été reliée à la question de la légitimité de la CIN » . Il est donc clair que la Commission n'a pas relevé à l'audience de questions ou de réserves relatives à la CIN, et qu'elle n'a pas non plus traité dans ses motifs de tout doute qu'elle pouvait avoir quant à l'authenticité de ce document. Il est clair également, après un examen de la transcription d'audience, que la Commission n'a jamais fait mention de la question relative à la CIN au demandeur, ce qui lui aurait donné la possibilité de répondre à toute réserve que la Commission pouvait avoir relativement à ce document.

[9]                Il est vrai que l'omission de la Commission de mentionner un document en particulier ne signifie pas nécessairement qu'elle n'en a pas tenu compte (Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317), mais une décision de la Commission est viciée lorsque la Commission ne mentionne pas des éléments de preuve probants qui ont une importance cruciale pour la demande du demandeur et qui contredisent les propres conclusions de la Commission. L'omission de la Commission de mentionner ces éléments de preuve dans ses motifs permet de craindre que sa décision ne soit fondée sur des conclusions tirées sans tenir compte de la preuve. J'adopte le point de vue exprimé par le juge Evans (maintenant juge à la Cour d'appel fédérale) dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35 :

La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l'égard de l'interprétation qu'un organisme donne de sa loi constitutive, s'il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d'un organisme en l'absence de conclusions expresses et d'une analyse de la preuve qui indique comment l'organisme est parvenu à ce résultat.


Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l'organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l'ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l'organisme a analysé l'ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[10]            En l'espèce, l'identité du demandeur a une importance cruciale pour sa demande. Sa CIN est un document censé établir son identité. La CIN est donc une preuve cruciale, précise et probante quant à la demande du demandeur, une preuve qui mène à une conclusion opposée à celle tirée par la Commission. Il s'agit d'une preuve importante qui aurait dû être mentionnée expressément et analysée dans les motifs de la Commission. Ne l'ayant pas fait, la Commission a, à mon avis, rendu sa décision sans tenir compte de la preuve dont elle était saisie.

CONCLUSION

[11]            Pour ces motifs, je conclus que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en omettant de traiter de la CIN dans ses motifs. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


[12]            Vu la conclusion qui précède, laquelle est déterminante quant à la présente demande de contrôle judiciaire, il n'est pas nécessaire dans les présents motifs d'examiner les autres arguments soulevés par les parties.

[13]            Les parties disposeront de cinq jours à compter de la date des présents motifs pour soumettre leurs questions à certifier et d'une période additionnelle de cinq jours pour répondre à toute question que pourra soumettre la partie adverse, après quoi une ordonnance sera rendue conformément aux présents motifs.

« Edmond P. Blanchard »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 4 août 2004

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-6166-03

INTITULÉ :                                                    RUDRAPATHY LINGESWARAN

c.

MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 20 JUILLET 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE BLANCHARD

DATE DES MOTIFS :                                   LE 4 AOÛT 2004

COMPARUTIONS :

Kumar Sriskanda                                               POUR LE DEMANDEUR

Alexis Singer                                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kumar Sriskanda                                               POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR        

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)


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