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Date : 20011205

Dossier : T-2680-97

Référence neutre : 2001 CFPI 1336

ENTRE :

                                                               MICROFIBRES INC.

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                                   et

                                                           ANNABEL CANADA INC.

                                                           ALFONS DERUMEAUX et

                                                                     ANNABEL N.V.

                                                                                                                                                     défendeurs

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON :

INTRODUCTION

[1]                 Les présents motifs font suite à l'audience du 29 novembre 2001 tenue relativement à une requête présentée pour le compte de la défenderesse Annabel N.V. en vue d'obtenir, sur le fondement de la règle 51 des Règles de la Cour fédérale (1998)[1], l'autorisation d'en appeler de l'ordonnance du 8 novembre 2001 dans laquelle le protonotaire Lafrenière a rejeté la requête présentée par Annabel N.V. afin que soient instruites séparément les questions suivantes :


[traduction] premièrement, l'existence du droit d'auteur sur chacun des sept (7) dessins allégués par la demanderesse et la responsabilité des défendeurs ou de l'un d'eux quant à la contrefaçon de l'un ou de plusieurs de ces dessins ou quant aux autorisations de les utiliser;

deuxièmement, si l'existence du droit d'auteur et de la responsabilité est reconnue à l'égard des dessins ou de l'un deux, la question des dommages-intérêts et celle des profits découlant de la contrefaçon ou des autorisations prouvées à l'audience.

L'instruction est censée débuter le 4 février 2002 et durer treize (13) jours.

[2]                 L'avocat d'Annabel N.V. soutient que les questions devraient être instruites séparément. Premièrement, les questions liées au droit de propriété et à la responsabilité que soulève l'instance sont nombreuses et complexes et accapareront une grande partie de l'audience. Deuxièmement, à ce jour, le préjudice subi par la demanderesse n'a pas été convenablement circonscrit dans les actes de procédure et lors des interrogatoires préalables. Troisièmement, la question des profits est elle aussi complexe et il ne reste pas suffisamment de temps avant le début de l'audience pour s'y préparer. Enfin, quoi qu'il en soit, ce serait dilapider des ressources, tant pour les parties que pour la Cour, que d'instruire les questions liées aux réparations avant que le droit de propriété et la responsabilité ne soient établis.

[3]                 L'avocat d'Annabel N.V. fait en outre valoir qu'il y a lieu d'autoriser le pourvoi, car la décision du protonotaire est « manifestement erronée » au sens attribué à cette expression dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd.[2]


[4]                 L'avocate d'Annabel Canada Inc. et d'Alfons Derumeaux appuie les prétentions de l'avocat d'Annabel N.V.

[5]                 À l'opposé, l'avocat de la demanderesse exhorte la Cour à rejeter l'appel.

NORME DE CONTRÔLE

[6]                 Dans Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., précité, M. le juge MacGuigan a écrit ce qui suit au nom des juges majoritaires de la Cour d'appel fédérale (aux pages 462 et 463) :

Je souscris aussi en partie à l'avis du juge en chef au sujet de la norme de révision à appliquer par le juge des requêtes à l'égard des décisions discrétionnaires de protonotaire. Selon en particulier la conclusion tirée par lord Wright dans Evans v. Bartlam ..., et par le juge Lacourcière, J.C.A., dans Stoicevski v. Casement ..., le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits,

b) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal.

Si l'ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.                       [citations omises]


Dans la présente espèce, nul ne prétend que le protonotaire a commis une erreur de droit ou que son ordonnance portait sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal. On allègue plutôt qu'il a exercé son pouvoir discrétionnaire en appliquant un mauvais principe ou en appréciant mal les faits, ou les deux.

[7]                 Très récemment, dans L'Hirondelle et al. c. Sa Majesté la Reine[3], M. le juge Rothstein a dit ce qui suit au nom de la Cour d'appel fédérale (au paragraphe [11]) :

Nous tenons à profiter de l'occasion pour énoncer la position prise par la Cour dans les cas où une ordonnance rendue par le juge responsable de la gestion d'une instance a été portée en appel. Il faut donner au juge responsable une certaine latitude aux fins de la gestion de l'instance. La Cour n'intervient que dans les cas où un pouvoir discrétionnaire judiciaire a manifestement été mal exercé. Cette approche a été énoncée d'une façon juste par la Cour d'appel de l'Alberta dans l'arrêt Korte c. Deloitte, Haskins and Sells...; elle s'applique en l'espèce. Nous adoptons les remarques ci-après énoncées :

[traduction] [...] Il s'agit d'un litige fort compliqué. L'instance est gérée, et ce, depuis 1993. Les ordonnances qui ont ici été rendues sont discrétionnaires. Nous avons déjà dit et nous tenons à répéter qu'il faut donner une certaine « marge de manoeuvre » au juge responsable de la gestion de l'instance dans une affaire complexe lorsqu'il s'agit de régler des questions interlocutoires interminables et de faire avancer l'affaire jusqu'à l'étape du procès. Dans certains cas, le juge responsable de la gestion de l'instance doit faire preuve d'ingéniosité de façon à éviter que l'on s'embourbe dans un tas de questions procédurales. La Cour n'intervient que dans les cas où un pouvoir discrétionnaire judiciaire a manifestement été mal exercé. Les ordonnances minutieusement libellées que le juge responsable de la gestion de l'instance a rendues en l'espèce démontrent une bonne connaissance des règles et de la jurisprudence pertinente. En particulier, l'ordonnance dispose que les parties peuvent à leur gré demander au juge responsable de la gestion de l'instance d'être libérées d'une obligation trop lourde imposée par l'ordonnance. Il n'a pas été démontré qu'une erreur ait clairement été commise; nous refusons d'intervenir. La chose cause peut-être un inconvénient à certaines parties, mais cela ne veut pas pour autant dire qu'une erreur susceptible de révision a été commise. Il n'incombe pas à la Cour de fignoler les ordonnances rendues dans des procédures interlocutoires, en particulier dans un cas comme celui-ci.                                        [citations omises, non souligné dans l'original]

[8]                 Au paragraphe [4] des motifs supplémentaires rendus concurremment[4], s'exprimant toujours au nom de la Cour, le juge Rothstein a dit ce qui suit en se reportant aux motifs dont est tiré l'extrait qui précède :


[traduction] Les questions liées à la jonction et à la séparation sont des éléments quintessenciels de la gestion d'instance. Un juge chargé de la gestion d'instance familiarisé avec la procédure doit les trancher en exerçant son pouvoir discrétionnaire. En appel, une cour de justice ne modifiera la décision que si l'abus manifeste du pouvoir discrétionnaire est établi. (Voir L'Hirondelle et al. c. Sa Majesté...).                                                                                                                                                                                              [non souligné dans l'original, citations omises]

[9]                 De toute évidence, les propos du juge Rothstein s'appliquaient à la gestion de l'instance par un juge dont la décision ne pouvait faire l'objet d'un appel qu'en Cour d'appel. La question dont je suis saisi, et j'ai précisé à l'intention des avocats que je m'estimais saisi de la question avant l'audition de la requête, est de savoir si le raisonnement du juge Rothstein devrait s'appliquer par analogie à la décision discrétionnaire rendue par un protonotaire chargé de la gestion de l'instance dans une affaire complexe. Selon moi, il s'agit en l'espèce d'une affaire complexe.

[10]            L'avocat de la demanderesse a évidemment soutenu que le raisonnement du juge Rothstein devait s'appliquer à la décision discrétionnaire que rend un protonotaire chargé de la gestion de l'instance dans le contexte d'une affaire complexe. Les avocats des défendeurs ont bien sûr plaidé contre l'application de ce raisonnement par analogie.


[11]            J'arrive à la conclusion que les observations du juge Rothstein devraient s'appliquer par analogie à la décision discrétionnaire rendue par un protonotaire dans le cadre de la gestion d'une instance complexe comme celle visée par les présentes. Le protonotaire chargé de la gestion de l'instance doit avoir la même marge de manoeuvre que le juge exerçant les mêmes fonctions. Pour reprendre les propos de la Cour d'appel de l'Alberta cités par le juge Rothstein :

... il faut donner une certaine « marge de manoeuvre » au juge responsable de la gestion de l'instance [et, aux fins de la présente espèce, au protonotaire chargé de la gestion de l'instance] dans une affaire complexe lorsqu'il s'agit de régler des questions interlocutoires interminables et de faire avancer l'affaire jusqu'à l'étape du procès.

À l'instar du juge chargé de la gestion de l'instance, le protonotaire appelé à exercer la même fonction connaît bien la procédure en cause, alors que le juge de première instance siégeant en appel de la décision discrétionnaire rendue par le protonotaire dans ce contexte ne peut généralement pas avoir le même degré de familiarisation.

[12]            Pour résumer, je considère la sagesse dont sont empreints les propos tenus par le juge Rothstein au nom de la Cour d'appel, par analogie, comme une clarification de la norme de contrôle applicable, suivant la décision Aqua-Gem, précitée, à l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire.

ANALYSE

[13]            La décision du protonotaire Lafrenière visée par le présent pourvoi a été rendue sur le fondement de la règle 107 des Règles de la Cour fédérale (1998), dont voici le libellé :



107. (1) La Cour peut, à tout moment, ordonner l'instruction d'une question soulevée ou ordonner que les questions en litige dans une instance soient jugées séparément.

(2) La Cour peut assortir l'ordonnance visée au paragraphe (1) de directives concernant les procédures à suivre, notamment pour la tenue d'un interrogatoire préalable et la communication de documents.

107. (1) The Court may, at any time, order the trial of an issue or that issues in a proceeding be determined separately.

(2) In an order under subsection (1), the Court may give directions regarding the procedures to be followed, including those applicable to examinations for discovery and the discovery of documents.


[14]            Manifestement, le protonotaire pouvait exercer un certain pouvoir discrétionnaire aux fins de trancher la question qui lui était soumise. La conclusion qu'il a tirée en exerçant ce pouvoir discrétionnaire n'a nullement touché une question ayant une influence déterminante sur l'issue du principal. Au contraire, la question en cause ressemblait tout à fait à celles de la jonction et de la séparation qui, selon les extraits précités des motifs du juge Rothstein, sont [traduction] « ... des éléments quintessenciels de la gestion d'instance » . Malgré les exhortations de l'avocat d'Annabel N.V., je ne peux conclure que la décision du protonotaire s'appuie sur un principe erroné ou sur une mauvaise appréciation des faits équivalant à un abus manifeste du pouvoir discrétionnaire.

APERÇU PROSPECTIF

[15]            Comme je l'ai signalé précédemment, le début de l'audience est imminent. L'avocat d'Annabel N.V. m'a présenté des éléments de preuve dont n'avait pas été saisi le protonotaire Lafrenière. On pourrait en conclure qu'il serait plus facile maintenant qu'au moment où le protonotaire Lafrenière a été saisi de la demande de séparation des questions à instruire, d'établir le bien-fondé des inquiétudes exprimées par l'avocat quant à savoir si toutes les questions seraient susceptibles d'être instruites à la date du début de l'audience.


[16]            La question de l'instruction distincte des questions en litige, qui faisait l'objet de l'ordonnance du protonotaire fondée sur la règle 107 et qui est visée par le présent appel, avait déjà été soulevée dans la présente affaire. En fait, la requête entendue par le protonotaire Lafrenière était la deuxième du genre. La question de savoir s'il y avait chose jugée à cet égard a été soulevée devant le juge Pelletier. Voici ce qu'il a écrit[5] aux paragraphes [14] à [16] :

Le protonotaire est le gestionnaire d'instance désigné dans le dossier ici en cause; il a entendu diverses requêtes en cette qualité. En rendant l'ordonnance accordant l'autorisation, le protonotaire agissait encore une fois à titre de gestionnaire de l'instance. Étant donné que le gestionnaire de l'instance est chargé de donner toute directive nécessaire pour permettre d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible entre les parties, on peut conclure que, dans ces conditions, le gestionnaire de l'instance agit selon un système autre qu'un système accusatoire, et ce, parce qu'il est autorisé à agir de son propre chef. À mon avis, la règle 385 lui permettait d'accorder l'autorisation de présenter une requête qui serait par ailleurs visée par la doctrine de la chose jugée et, ce faisant, de ne pas appliquer la doctrine de la chose jugée telle qu'elle s'appliquerait à cette requête.

Toutefois, le principe sur lequel la doctrine de la chose jugée est fondée est encore sensé : un litige devrait en arriver à une décision définitive de façon que les parties ne débattent pas constamment la même question. Le pouvoir que possède le gestionnaire de l'instance de réexaminer une question qui a déjà été tranchée ne doit pas être exercé d'une façon arbitraire. Lorsqu'il s'agit de déterminer si le gestionnaire de l'instance a agi d'une façon arbitraire, le critère à satisfaire ne consiste pas à savoir si les circonstances ont changé à un point tel que la doctrine de la chose jugée ne s'applique pas. Il s'agit de savoir s'il existe des faits permettant au gestionnaire de l'instance de conclure qu'il serait possible de faciliter la procédure visant à une instruction équitable de l'affaire si une question particulière était réexaminée. À mon avis, l'opinion du gestionnaire de l'instance sur ce point devrait faire l'objet d'une retenue considérable.

Par conséquent, le fait qu'une requête antérieure visant à l'obtention de la même réparation a été rejetée ne fait pas obstacle à la requête en vue de l'obtention d'une ordonnance fondée sur la règle 107.

[17]            Je suis convaincu que le raisonnement qui précède s'applique toujours quant à la possibilité d'une nouvelle requête fondée sur la règle 107. En outre, vu l'imminence du début de l'audience en l'espèce, j'appliquerais ce raisonnement de façon qu'il englobe le pouvoir discrétionnaire accordé au juge de première instance, quel qu'il soit, de même qu'au protonotaire chargé de la gestion de l'instance, de lever l'obstacle que constitue normalement le rejet d'une requête présentée sur le fondement de la règle 107 pour l'obtention de la même mesure. J'insiste sur le fait que lever l'obstacle, comme l'a signalé le juge Pelletier, relève de la discrétion, même s'il s'agit de celle du protonotaire chargé de la gestion de l'instance et, également, du juge de première instance désigné, dont la décision, selon moi, justifie une très grande retenue.


CONCLUSION

[18]            Au moment de mettre fin à l'audience, j'ai informé les avocats que l'appel par voie de requête dont j'étais saisi serait rejeté avec dépens à suivre la cause. Une ordonnance en ce sens a été rendue le jour même, soit le 29 novembre 2001.

     FREDERICK E. GIBSON     

      J.C.F.C.

Ottawa (Ontario)

5 décembre 2001

Traduction certifiée conforme

Claire Vallée, LL.B.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                 T-2680-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :                          MICROFIBRES INC. c. ANNABEL CANADA INC.

ET AL.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                OTTAWA

DATE DE L'AUDIENCE :                              29 NOVEMBRE 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR : LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                                     5 DÉCEMBRE 2001

ONT COMPARU :

Me KEVIN SARTORIO                                                  POUR LA DEMANDERESSE

Me KEN CLARK

Me DANIEL URBAS                                           POUR LA DÉFENDERESSE

ANNABEL N.V.

Me JENNIFER ROSS-CARRIÈRE                                POUR LES DÉFENDEURS

ANNABEL CANADA INC. et ALFONS DERUMEAUX

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

GOWLING LAFLEUR HENDERSON SRL    POUR LA DEMANDERESSE

TORONTO


WOODS & PARTNERS                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

MONTRÉAL                                                        ANNABEL N.V.

OSLER, HOSKIN & HARCOURT SRL         POUR LES DÉFENDEURS

MONTRÉAL                                                        ANNABEL CANADA INC. et

ALFONS DERUMEAUX



[1]         DORS/98 - 106.

[2]         [1993] 2 C.F. 425 (C.A.F.).

[3]         [2001] C.A.F. 338, 7 novembre 2001.

[4]         [2001] C.A.F. 339, 7 novembre 2001.

[5]         [2001] C.F. 1re inst. 1032, 20 septembre 2001.

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