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Date : 19990119


Dossier : T-2579-95

ENTRE :

     MAX BERDUGO

     Demandeur

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Défenderesse

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE EN CHEF ADJOINT RICHARD :

PROCÉDURE

[1]      Il s"agit d"un appel d"une décision de la Cour canadienne de l"impôt en date du 28 septembre 1995 et déposé devant cette Cour le 7 septembre 1995 par voie de déclaration.

FAITS

[2]      Lors de l'audition, quatre témoins ont été entendus. Suivant lesdits témoignages, il appert que le ou vers le 18 décembre 1986, le demandeur a souscrit au capital-actions d'une entreprise nouvellement incorporée, spécialisée dans la fabrication de vêtements pour dames, portant le nom de Création Tony T. Le demandeur devint administrateur en compagnie de Monsieur Tony Tavarozzi, autre actionnaire majoritaire de ladite entreprise et président. Monsieur Joseph Elbaz, comptable du demandeur, était également actionnaire minoritaire de ladite entreprise.
[3]      Il appert de la preuve que l"entreprise Création Tony T. servait de fournisseur de vêtements à une entreprise détenue par le demandeur qui travaillait déjà dans l"importation-exportation de vêtement.
[4]      Le demandeur, ou en son absence, son comptable, Monsieur Joseph Elbaz, procédait à la co-signature des chèques avec monsieur Tony Tavarozzi afin d"effectuer le versement des sommes dues par l'entreprise à ses employés et différents fournisseurs et/ou créanciers.
[5]      Suivant le témoignage de Monsieur Joseph Elbaz, dès le mois de mai 1987, ladite entreprise connaissait déjà certaines difficultés financières entrainant son défaut de payer à échéance certaines obligations financières. À cette même époque, un arrangement est intervenu avec les représentants dûment autorisés de Revenu Canada afin de procéder au paiement des déductions à la source impayées. Il appert des témoignages qu'une série de chèques postdatés furent signés et ce, afin de remédier au non paiement desdites déductions. Toutefois, Monsieur Tony Tavarozzi qui devait se charger d'envoyer lesdits chèques ne l'a pas fait et ce, au motif qu'il attendait d'avoir suffisamment de capital.
[6]      Suite à ces différents événements, le demandeur s'est vu dans l'obligation de négocier une marge de crédit additionnelle de 20 000,00 $ auprès de la Banque Toronto-Dominion qu'il devait garantir personnellement pour et au bénéfice de l'entreprise afin que cette dernière soit à même d'acquitter lesdits versements dus à la défenderesse.
[7]      Suite à l'orage qui s'est abattu au mois de juillet 1987 sur le centre de Montréal, il appert de l'ensemble de la preuve que l'entreprise a subi des dommages évalués à près de 110 000,00 $. Suivant cette situation, l'entreprise a dû prolonger la suspension de ses opérations tout en retardant le retour des employés alors en vacances.
[8]      Le demandeur affirme qu"il dût négocier avec la Banque Toronto-Dominion afin d"obtenir une prolongation de la marge de crédit; il affirme également que les négociations se sont poursuivies durant les mois de juillet et septembre 1987 afin d"obtenir le financement nécessaire pour le redémarrage de l"entreprise.
[9]      Une nouvelle entente est intervenue avec un représentant dûment autorisé de la défenderesse quant à l'acquittement des dits versements dus à titre de déductions à la source. L'entente en question consistait à la remise de dix (10) chèques postdatés au montant de 1 739,00 $ payables à toutes les semaines à compter du 2 octobre 1987. Toutefois, la Banque Toronto-Dominion a refusé d'avancer les fonds nécessaires à l'entreprise et en conséquences d'honorer les sept (7) premiers chèques remis à la défenderesse.
[10]      Création Tony T. a fait cession de ses biens le 11 décembre 1987.
[11]      Le 7 avril 1988, la défenderesse présentait une preuve de réclamation de biens en vertu de la Loi sur la faillite, pour un montant de 17 774,40 $.
[12]      En date du 8 septembre 1989, la défenderesse a cotisé le demandeur pour un montant de 25 469,69 $, soit les sommes dues par l"entreprise, Créations Tony T., à titre de retenues à la source pour la période allant du 1er juin au 28 septembre 1987, ce à quoi le demandeur s"est opposé par l"entremise d"un avis d"opposition daté du 8 septembre 1989.
[13]      En date du 25 janvier, la défenderesse a procédé à émission d"une nouvelle cotisation réduisant le montant réclamé à 17 774,40 $, ce à quoi le demandeur s"opposa de nouveau par le dépôt d"un nouvel avis d"opposition le 5 avril 1990.
[14]      Suite audit avis d"opposition, la défenderesse a fait parvenir le 16 août 1990, un avis de ratification.
[15]      Le 8 septembre 1990, le demandeur déposait un Avis d"appel en Cour canadienne de l"impôt concernant l"avis de cotisation numéro 5289, daté du 25 janvier 1990 émis en vertu des articles 227.1 de la Loi de l"impôt sur le revenu et 68.1 de la Loi de 1971 sur l"assurance-chômage et ce, suite au défaut de l"entreprise Créations Tony T., de procéder à la remise des déductions à la source effectuées en vertu de la Loi de l"impôt sur le revenu et des contributions à l"assurance-chômage dues par l"employeur et les employés pour la période allant du mois de juin au mois de septembre 1987. Ledit appel a été rejeté par monsieur le juge Pierre Archambault le 28 septembre 1995.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[16]      Trois (3) questions ont été soulevées lors de l"audition:
     1.      La Cour canadienne de l"impôt a-t-elle erré en fait et en droit en rejetant l"appel logé à l"encontre de la cotisation portant le numéro 5289, datée du 25 janvier 1990 au motif que le demandeur n"a pas établi qu"il avait agi comme une personne raisonnablement prudente aurait agi en pareil circonstances et ce, en vertu du paragraphe 227.1 (3) de la Loi de l"impôt sur le revenu?
    
     2.      La Cour canadienne de l"impôt a-t-elle erré en fait et en droit en rejetant l"appel logé à l"encontre de la cotisation portant le numéro 5289, datée du 25 janvier 1990 en déclarant que la défenderesse a respecté le délai de six mois requis par l"article 227.1 (2) c) de la Loi de l"impôt sur le revenu?
    
     3.      La Cour canadienne de l"impôt a-t-elle erré en fait et en droit en rejetant l"appel logé à l"encontre de la cotisation portant le numéro 5289, datée du 25 janvier 1990 en déclarant que les procédures de recouvrement ont été instituées dans les deux ans où le demandeur a cessé d"être un administrateur suivant le paragraphe 227.1 (4) de la Loi de l"impôt sur le revenu?


ANALYSE

[17]      Lors du dépôt des procédures, quatre questions ont été soulevées, néanmoins lors de l"audition, la question de la compétence de notre Cour n"ayant pas été soulevée, je ne traiterai que des questions précédemment énoncées.

1. La défense de diligence raisonnable

[18]      L"article 227.1 (3) de la Loi de l"impôt sur le revenu se lit comme suit :

(3) Idem A director is not liable for a failure under subsection (1) where the director exercised the degree of care, diligence and skill to prevent the failure that a reasonably prudent person would have exercised in comparable circumstances.

(3) Idem. Un administrateur n"est pas responsable de l"omission visée au paragraphe (1) lorsqu"il agi avec le degré de soin, de diligence et d"habileté pour prévenir le manquement qu"une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans les circonstances comparables.


[19]      La Cour d'appel fédérale a établi, dans la décision Soper c. Canada (Sa Majesté la Reine), [1998] 1 C.F.124, à la page 155, qu'elle est la norme de prudence applicable selon le texte du paragraphe 227.1(3) :
     Le moment convient bien pour résumer mes conclusions au sujet du paragraphe 227.1 (3) de la Loi de l'impôt sur le revenu. La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1 (3) de la Lois est fondamentalement souple. Au lieu de traiter les administrateurs comme un groupe homogène de professionnels dont la conduite est régie par une seule norme immuable, cette disposition comporte un élément subjectif qui tient compte des connaissances personnelles et de l'expérience de l'administrateur, ainsi que du contexte de la société visée, notamment son organisation, ses ressources, ses usages et sa conduite. Ainsi, on attend plus des personnes qui possèdent des compétences supérieures à la moyenne (p. ex. les gens d'affaires chevonnés).         
     La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1 (3) de la Loi n'est donc pas purement objective. Elle n'est pas purement subjective non plus. Il ne suffit pas qu'un administrateur affirme qu'il a fait de son mieux, car il invoque ainsi la norme purement subjective. Il est également évident que l'intégrité ne suffit pas. Toutefois, la norme n'est pas une norme professionnelle. Ces situations ne sont pas régies non plus par la norme du droit de la négligence. La Loi contient plutôt des éléments objectifs, qui sont représentés par la notion de la personne raisonnable, et des éléments subjectifs, qui sont inhérents à des considérations individuelles comme la " compétence " et l'idée de " circonstances comparables ". Par conséquence, la norme peut à bon droit être qualifiée de norme " objective subjective ".         
[20]      À la page 156, la Cour établit des distinctions entre les administrateurs internes et externes d'une société :
     (...) Mais cependant, il est difficile de nier que les administrateurs internes, c'est-à-dire ceux qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires, sont ceux qui auront le plus de mal à invoquer la défense diligence raisonnable.         
[21]      Quant à l"obligation d"agir d"un administrateur externe, elle indique à la page 160 :
     À mon avis, l'obligation expresse d'agir prend naissance lorsqu'un administrateur obtient des renseignements ou prend conscience de faits qui pourraient l'amener à conclure que les versements posent, ou pourraient pose, un problème potentiel. En d'autres termes, il incombe vraiment à l'administrateur externe de prendre des mesures s'il sait, ou aurait dû savoir, que la société pourrait avoir un problème avec les versements. La situation typique dans laquelle un administrateur est, ou aurait dû être, au courant de cette éventualité est celle de la société qui a des difficultés financières.         
[22]      Le demandeur prétend n'être qu'un administrateur externe suivant le principe établi par la Cour d'appel fédérale en ce qu'il prétend ne pas avoir participé activement à la gestion de l'entreprise, sauf en ce qui a trait à la signature des chèques servant à payer les employés et autres créanciers de l'entreprise puisqu'il possède sa propre entreprise d'importation de vêtements depuis vingt ans et qu"il y travaille activement.     
[23]      Le demandeur prétend également qu'à partir du mois de juin 1987, il ne s"occupait plus de la gestion de l'entreprise avec l'autre administrateur mais que c"était plutôt son comptable, Monsieur Joseph Elbaz, qui assumait les tâches afférentes à ladite gestion et donc, qui signait les chèques relatifs au paiement des employés et des autres créanciers.
[24]      Le demandeur soumet également que la cause principale de l'impossibilité de l'entreprise Création Tony T. d'acquitter les paiements dus à la défenderesse à titre de retenues à la source provient essentiellement d'un événement fortuit, soit l"orage qui s'est abattu sur le centre de Montréal le 14 juillet 1987, et qui a causé à ladite entreprise des dommages évalués à 110 000,00 $.
[25]      Les actifs de la société avaient été sous-évalués par elle, avec le résultat que seulement 25% de la valeur des dégâts occasionnés par l"orage était couvert par l"assurance.
[26]      Néanmoins, il appert que les difficultés financières de l'entreprise étaient apparues dès le mois de mai 1987, soit avant que ne survienne ledit événement fortuit. D"ailleurs, lors de son témoignage, Monsieur Joseph Elbaz souligne avoir indiqué au demandeur lesdites difficultés.
[27]      Il appert de l"ensemble de la preuve que le demandeur agissait activement comme administrateur de l"entreprise et qu"il était pertinemment informé des difficultés de l'entreprise à acquitter les sommes dues à titre de déduction à la source puisqu'il prétend avoir dû négocier une marge de crédit supplémentaire de 20 000,00 $ le ou vers le mois de juin 1987, qu"il devait garantir personnellement auprès de la Banque Toronto-Dominion, afin d'acquitter lesdits versements dus à la défenderesse.
[28]      De plus, le demandeur affirme avoir de nouveau négocié une marge de crédit supplémentaire toujours auprès de la Banque Toronto-Dominion et ce, afin de remettre sur pied l'entreprise suite aux dommages subit, lesdites négociations se seraient déroulées durant les mois de juillet à septembre 1987.
[29]      Par ailleurs, le demandeur soutient avoir agi activement afin de prévenir l"omission de l"entreprise de remettre les sommes dues à Sa Majesté la Reine à titre de déductions à la source. Or, lors de son témoignage, le demandeur affirme avoir continué de se fier au mode de gestion de monsieur Tony Tavarozzi pour les mois de juillet, août et septembre 1987 et ce, malgré les événements survenus auparavant et les difficultés financières accrues en raison de l"orage.
[30]      Compte tenu du fait que le demandeur possède une grande expérience dans la gestion d'une entreprise de fabrication de vêtement, possédant lui-même une entreprise connexe depuis vingt ans, et qu"il avait pris connaissance de suffisamment d"éléments factuels pour être alerté des irrégularités financières de l"entreprise, je ne peux souscrire à la conclusion que ce dernier a agi avec le degré de soin, de diligence et d"habileté pour prévenir le manquement qu"une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.
[31]      Le demandeur n"était pas un simple investisseur ou bailleur de fonds. L"entreprise, Créations Tony T., dans laquelle il détenait un investissement majeur, a été fondée pour fournir des vêtements à son autre entreprise où il était l"actionnaire majoritaire. Il était un administrateur chevronné qui, en plus d"agir comme cosignataire pour les chèques émis par l"entreprise, visitait régulièrement l"usine de production. Au mois de mai et au plus tard en juin 1987, il était mis au courant des difficultés financières de l"entreprise, y inclus le défaut de faire des remises. Il a continué néanmoins à se fier à M. Tony Tavarozzi, rien n"a changé dans la gestion et ce, même si l"entreprise était en difficulté financière.
[32]      Je conclus que le demandeur était un administrateur interne. Même si j"étais arrivé à la conclusion qu"il était un administrateur externe, il savait ou aurait dû savoir que l"entreprise pourrait avoir un problème avec les versements.
[33]      M. Joseph Elbaz a signalé qu"il avait pris connaissance d"irrégularités en mai 1987 alors que les fournisseurs n"étaient pas payés à temps. Par conséquent, il a conclu que la société n"était plus en mesure de payer certaines obligations à temps.
[34]      Le demandeur a continué à se fier à Tony Tavarozzi, même après les événements du mois de juin et les difficultés financières accrues en raison de l"orage. Il n"a rien changé dans les opérations de l"entreprise.
[35]      Quoique l"assureur a refusé d"indemniser l"entreprise tel que réclamé par celle-ci, le demandeur a décidé de reprendre les opérations après l"orage. Il appert de la preuve que les employés de ladite entreprise ont été payés pendant cette période et que les déductions à la source ont été retenues mais non versées à la défenderesse.
[36]      Suivant les motifs de Monsieur le juge Robertson dans l"arrêt Soper , la norme de prudence étant à la fois objective et subjective, il ne suffit pas qu"un administrateur affirme qu"il a fait de son mieux ne peut l"exonérer de sa responsabilité d"administrateur de l"entreprise étant donné que les éléments objectifs lui permettaient clairement de déterminer que la société avait des difficultés financières et qu"elle avait un problème avec les versements.
[37]      En ces circonstances, je conclus que le demandeur n"a pas satisfait à la norme de prudence établi par la Cour d"appel fédérale dans l"arrêt Soper .

2. Les délais     

[38]      Suivant la preuve déposée devant cette Cour, je puis conclure qu"une preuve de réclamation a été effectivement faite dans le délai prescrit par l"alinéa 227.1 (2) c) de la Loi de l"impôt sur le revenu et en ces circonstances, le juge de la Cour canadienne de l"impôt ayant statué dans le cadre du dossier n"a pas erré en fait ni en droit.
[39]      Je suis également satisfait de la preuve déposée devant moi démontrant que l"action ou les procédures de recouvrement effectuées par la défenderesse ont été entreprises dans le cadre du délai de deux ans prescrit au paragraphe 227.1 (4) de la Loi de l"impôt sur le revenu et qu"en conséquence, la Cour canadienne de l"impôt n"a également pas erré en faits et en droit en répondant à cette question par l"affirmative.


CONCLUSION

[40]      Le présent appel est rejeté.

     ____________________________

     Juge en chef adjoint

Ottawa (Ontario)

Le 19 janvier 1999

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