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     Date : 19980211

     Dossier : IMM-4480-96

ENTRE

     ANGELICA ELIZABETH NAVARRO AROS,

     GENNARO FRANCESCO BENONI NAVARRO,

     ROMINNA ORNELLA BENONI NAVARRO,

     requérants,

     et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

         intimé.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MacKAY

[1]      Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire et d'annulation de la décision en date du 4 novembre 1996 dans laquelle la section du statut de réfugié, de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, a conclu que les requérants n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention, compte tenu de la définition figurant au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, modifiée.

[2] La principale requérante, Angelica Elizab (ou Elizabeth) Navarro Aros, est originaire du Chili et en est citoyenne. Les deux autres requérants sont ses enfants mineurs, et leurs revendications dépendent de celle de leur mère. Les requérants sont arrivés au Canada le 14 février 1995 et, le 4 avril 1995, ils ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention.

[3] La revendication de la principale requérante repose sur des présumés mauvais traitements de la part de son ancien conjoint de fait au Chili, et sur le fait que l'État ne voulait ni ne pouvait protéger elle-même et sa famille. En 1989, la requérante, avec ses deux enfants mineurs, avait commencé à vivre avec son ancien conjoint de fait, un certain M. Carrasco. En juillet de cette année, elle a été victime d'abus verbaux et physiques de la part de Carrasco. En juin 1990, elle a quitté Carrasco dans la ville où ils vivaient, et elle s'est réfugiée avec ses enfants chez sa mère à Santiago. C'est là qu'elle a signalé à la police les mauvais traitements infligés par Carrasco, mais l'agent qui recueillait sa plainte lui aurait dit que la police n'interviendrait pas dans une dispute conjugale. La police n'a pris aucune mesure. Ainsi que l'a noté le tribunal, elle et son mari de fait résidaient alors dans différentes villes.

[4]      Peu de temps après, Carrasco s'est montré à la maison de la mère de la requérante, et il l'a suppliée de retourner, promettant qu'il se corrigerait. Elle s'est laissé fléchir et, avec ses enfants, elle est retournée vivre avec lui, mais elle a découvert que son comportement violent recommençait vite. Elle est partie et elle est retournée chez sa mère. Le fait de quitter Carrasco et de lui revenir se répétait périodiquement jusqu'au printemps de 1991. À ce moment-là, les abus étaient sérieux, tant physiquement que psychologiquement. Lorsqu'elle parlait de possible séparation, il menaçait de terribles conséquences et, à une telle occasion, il la menaçait tout en brandissant un revolver.

[5]      La famille de Mme Aros, apparemment frustrée par ses réconciliations répétées avec Carrasco, a commencé à refuser de recueillir la requérante et ses enfants. À plusieurs reprises, elle a été transportée précipitamment à l'hôpital pour un traitement d'urgence, mais elle n'a pas signalé la source de ses blessures puisque Carrasco était avec elle. Elle prétend avoir appelé la police à environ huit occasions pour demander protection après qu'elle fut battue. La police a répondu à son appel trois fois, mais à son arrivée, lorsqu'elle a découvert que l'abus était une dispute conjugale, elle a refusé d'intervenir. Après chaque départ de la police, Carrasco menaçait de plus graves abus si elle appelait encore la police.

[6] Les abus et les coups continuaient. En janvier 1992, après qu'elle eut insisté pour qu'ils se séparent, Carrasco lui a infligé des abus sexuels et physiques même plus graves. Elle s'est de nouveau enfuie avec ses enfants, et elle est allée se cacher avec un ami. Elle prétend s'être cachée dans un appartement se trouvant à côté de chez l'amie de son frère, et que sa famille ne connaissait les endroits où elle était. Après un certain temps, elle a commencé à travailler mais, en 1994, Carrasco s'est montré à l'endroit où elle travaillait et, braquant une arme à son dos, il l'a forcée à partir et à l'accompagner jusqu'à sa maison où il l'a violée, torturée et malmenée. Elle s'est sauvée et elle est allée à l'hôpital pour traitement, mais elle a refusé de signaler les abus de Carrasco parce qu'elle ne croyait pas que la police la protégerait et qu'elle craignait que Carrasco ne se vengeât sur ses enfants et sa famille. Cette dernière attaque a eu lieu plus de deux ans après qu'elle l'eut quitté et eut cessé de vivre avec lui.

[7] Elle a appris d'un ami que le Canada offrait de la protection pour les femmes victimes de la violence. Elle a obtenu un passeport en 1994. Plusieurs de ses amis ont contribué de l'argent pour acheter des billets d'avions pour elle et ses enfants, et ils ont quitté le Chili pour arriver à Toronto le 14 février 1995 en tant que visiteurs. Se mettant en contact avec une Chilienne à Toronto, elle a été aidée à remplir des demandes de statut de réfugié, et elle les a déposées en avril 1995.

[8] Depuis leur arrivée au Canada, par lettre ou par appel téléphonique, Mme Aros a appris de sa soeur que Carrasco visitait celle-ci pour la rechercher. La soeur a refusé de révéler les endroits où la requérante se trouvait même si elle se trouvait à l'extérieur du pays, et même si la soeur avait par la suite déménagé pour éviter d'autres demandes de renseignements de la part de Carrasco. La requérante prétend que parmi tous les membres de sa famille, seulement cette soeur, Nancy, connaît l'endroit où elle et ses enfants se trouvent. Elle espère que cela évitera des problèmes aux requérants, à sa mère et à d'autres frères et soeurs au Chili.

La décision du tribunal

[9] Lorsqu'il a entendu leur revendication du statut de réfugié, le tribunal de la SSR a conclu que les requérants n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. Cette décision reposait sur la conclusion du tribunal selon laquelle le témoignage de la principale requérante n'était pas digne de foi, et sur sa conclusion sur la preuve, y compris la preuve documentaire, selon laquelle il n'était pas convaincu que la requérante avait raison de craindre d'être persécutée dans l'éventualité de son retour au Chili.

[10] Le tribunal a conclu que certains aspects du témoignage de la principale requérante n'étaient pas dignes de foi parce qu'ils étaient invraisemblables, savoir en particulier qu'elle a vécu pendant quelque temps dans un appartement attenant à la maison de l'amie de son frère sans que quelqu'un de sa famille le sache, qu'elle n'a pas informé sa famille des endroits où elle se trouvait, à l'exception d'une seule soeur, après son arrivée au Canada, qu'elle demandait à d'anciens collègues de l'aide financière pour quitter le pays sans demander aucune assistance à sa famille. Ces éléments de son témoignage, le fait qu'elle a tardé à quitter le Chili après avoir obtenu un passeport en février 1994 et qu'elle a demandé le statut de réfugié après son arrivée au Canada en février 1995 seulement en avril de cette année ont amené le tribunal à conclure que son témoignage, et son comportement, n'étaient pas compatibles avec une crainte fondée de persécution.

[11] Chose plus importante encore, le tribunal a conclu du fait pour le Chili de se préoccuper de prévenir et de contrôler la violence contre les femmes, à cet égard, le tribunal s'appuie sur la preuve documentaire, et de l'établissement de programmes législatifs et de soutien pour elles, une grande partie de tout cela était en place avant que les requérants n'aient quitté le Chili, que la crainte de persécution alléguée par la principale requérante, pour des motifs reconnus par la définition de réfugié au sens de la Convention, n'était pas fondée. De plus, sa prétention qu'elle craignait d'être persécutée en tant que membre d'un groupe social, dans le cadre de cette définition, n'a pas été établie puisque, de l'avis du tribunal, il n'existait pas de preuve documentaire étayant la conclusion que les femmes craignant la violence conjugale étaient persécutées en tant que groupe au Chili. En rendant sa décision, le tribunal a cité et invoqué la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 659, et les directives données par la présidente de la C.I.S.R., le 9 mars 1993, concernant les Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe.

Les points litigieux

[12] La requérante fait valoir que le tribunal n'a pas examiné la totalité des éléments de preuve, que, en particulier, il n'a pas, dans sa décision, fait état du témoignage sous serment qu'elle avait rendu concernant ses épreuves et le fait pour l'État de n'avoir ni voulu ni pu la protéger, ou que le tribunal n'a pas, de façon appropriée, soupesé les éléments de preuve, qu'elle s'est plutôt appuyée sur des facteurs dénués de pertinence et sur la preuve documentaire sélectivement mentionnée pour étayer ses conclusions. De plus, il est allégué que le tribunal a implicitement appliqué une norme de preuve irrégulière dans l'examen de la revendication de la requérante, et qu'il a donc outrepassé sa compétence.

[13] La requérante conteste également la conclusion du tribunal selon laquelle son témoignage n'était pas digne de foi, sur la base de certaines invraisemblances, comme le tribunal a caractérisé certains aspects de son témoignage, et elle conteste le point de vue du tribunal sur le fait qu'elle a tardé à quitter le Chili après qu'elle eut obtenu un passeport et à revendiquer le statut de réfugié après qu'elle fut arrivée au Canada.

[14] La conclusion de crédibilité tirée par le tribunal est préoccupante en l'espèce seulement s'il avait de tort conclure que la revendication, à supposer qu'elle fût digne de foi, n'avait pas établi qu'une possibilité raisonnable de persécution, dans l'éventualité du retour de la requérante au Chili, reposait sur un fondement objectif.

[15] L'argument de la requérante concernant une erreur dans la norme de preuve, figurant dans des observations écrites, découle de l'idée que le tribunal a implicitement imposé une norme exigeant de la requérante qu'elle démontre, par une preuve claire et convaincante, à l'exception de la propre expérience de la requérante, que l'État ne pouvait ni ne voulait assurer une protection efficace. À mon avis, cette idée n'est pas justifiée. Il est vrai que, dans l'examen du témoignage de la requérante, le tribunal a dit (à la page 7 de la décision) :

         [TRADUCTION]...Pour ce qui est de sa crainte individuelle de persécution, nous concluons que la revendicatrice ne s'est pas acquittée de l'obligation, énoncée dans l'arrêt Ward, de prouver qu'elle ne pouvait se prévaloir d'une protection, suffisante bien que non parfaite, au moment où elle a quitté son pays de nationalité.".

[16] Dans l'arrêt Ward, la Cour suprême du Canada a effectivement parlé de l'obligation pour un requérant d'établir par la preuve que la présomption implicite de l'intérêt d'un État souverain dans la protection de ses citoyens et de sa capacité à cet égard ne devrait pas s'appliquer. Dans l'examen de cette question, le témoignage de la requérante n'est pas méconnu. En l'espèce, le tribunal a conclu que l'omission par la requérante de signaler aux autorités, ou aux organismes de soutien, la dernière attaque violente de 1994, lorsqu'il n'existait plus de rapports conjugaux entre la requérante et l'agresseur, était un facteur important limitant la portée de son témoignage sur les déclarations à la police, qui n'avaient provoqué aucune réaction utile, plus de deux ans auparavant. Tout cela et la preuve des mesures législatives et de l'établissement d'organismes et de programmes communautaires à l'appui des femmes victimes de violence ont été examinés par le tribunal pour déterminer si le témoignage de la requérante établissait le défaut de soutien et de protection de la part de l'État à son égard. À mon avis, on ne saurait conclure que le tribunal a eu tort de le faire.

[17] La présumée omission par le tribunal d'examiner les éléments de preuve dont il disposait repose sur son défaut de mentionner en détail tous les éléments de preuve produits par la requérante. Le simple défaut de mentionner ces éléments de preuve ne signifie pas qu'ils ont été méconnus par le tribunal. L'absence de preuve contradictoire contredisant directement son récit ne signifie pas non plus que le tribunal doit accepter le témoignage rendu sous serment par la requérante. Celui-ci est sujet à appréciation comme le tribunal l'a fait en l'espèce, généralement par rapport aux normes de vraisemblance ou de cohérence interne, et on peut le soupeser par rapport à la preuve documentaire dont le tribunal disposait.

[18] En l'espèce, le tribunal a tenu compte de la preuve documentaire indiquant que même avant que la requérante n'eût quitté le Chili, il y avait eu d'importantes activités législatives et l'établissement d'organismes communautaires et de programmes d'éducation visant à limiter et à punir les mauvais traitements infligés aux femmes et à aider celles qui étaient sujettes à des abus. La requérante fait valoir que l'appréciation par le tribunal de la situation au Chili, avant le départ de la requérante pour le Canada en 1994, et depuis, n'était pas étayée par la preuve documentaire. Toutefois, je suis persuadé qu'il existait une certaine preuve documentaire étayant l'évaluation que le tribunal avait faite de la situation. Je ne suis pas convaincu que la conclusion du tribunal soit abusive ni qu'elle ne repose pas sur une partie de la preuve dont il dispose. J'aurais pu tirer une conclusion différente, un autre tribunal aurait pu faire la même chose, mais on ne saurait dire de la décision de ce tribunal qu'elle est abusive ou arbitraire, ou déraisonnable compte tenu des éléments de preuve dont il disposait. Dans ces circonstances, la Cour n'interviendra pas dans le présent contrôle judiciaire.

[19] La décision du tribunal de rejeter la revendication du statut de réfugié présentée par la requérante du fait de son appartenance à un groupe social, celui des femmes menacées de violence, est contestée. La conclusion du tribunal selon laquelle la preuve ne permettait pas de conclure que les femmes sujettes à violence conjugale formaient un groupe social persécuté en tant que tel au Chili reposait sur son appréciation de la preuve documentaire concernant des mesures législatives, des pratiques introduites et des organismes communautaires établis pour venir en aide aux femmes de ce pays ces dernières années. Le témoignage de la requérante portait sur les épreuves qu'elle a connues en faisant face

à la violence conjugale, et sur sa perception de la situation de son propre pays jusqu'au moment de son départ en 1995. Je ne suis pas persuadé que le tribunal ait eu tort de conclure qu'il n'existait aucune preuve documentaire étayant la prétention de la requérante selon laquelle les femmes victimes de violence conjugale étaient un groupe social persécuté au Chili. En l'absence d'un tel groupe faisant face à la persécution, la prétention de la requérante selon laquelle elle est visée par la définition de réfugié au sens de la Convention du fait de son appartenance à ce groupe ne correspondait simplement pas à ce qui figurait dans la définition. Autrement dit, il n'existait aucun lien établi entre l'expérience de la requérante, victime de la violence de son ex-conjoint de fait, et les motifs de reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention.

Conclusion

[20] Reconnaissant que la requérante a connu de graves abus physiques et psychologiques de la part de son conjoint de fait de 1989 à 1992, et encore une fois en 1994, le tribunal n'a commis aucune erreur capitale en concluant qu'elle ne faisait pas partie d'un groupe social qui s'exposait à la persécution, compte tenu de la définition de réfugié au sens de la Convention, au moment où elle a quitté le Chili en 1995, ou ultérieurement. Le tribunal n'a pas non plus eu tort dans son appréciation de la situation personnelle de la requérante, savoir qu'elle n'a pas établi l'incapacité de l'État de la protéger raisonnablement, dans l'éventualité de son retour au Chili, devant la perspective de vengeance violente de la part de son ancien partenaire.

[21] Dans les circonstances, la revendication de la requérante, ainsi que les revendications de ses enfants mineurs qui dépendent de celle de leur mère, sont rejetées.

                         (Signé) W. Andrew MacKay

                                 Juge

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 11 février 1998

Traduction certifiée conforme

Tan, Trinh-viet

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                      IMM-4480-96
INTITULÉ DE LA CAUSE :              ANGELICA ELIZABETH NAVARRO AROS GENNARO FRANCESCO BENONI NAVARRO, ROMINNA ORNELLA BENONI NAVARRO,

     requérants,

                             et
                             LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.

LIEU DE L'AUDIENCE :              Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE :              Le 21 octobre 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE LA COUR PAR :      le juge MacKay

EN DATE DU                      11 février 1998

ONT COMPARU :

    P. Jeejeebhoy                  pour la requérante
    Susan Nucci                  pour l'intimé
                        

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

    Juan Carranza                  pour la requérante
    Avocat
    George Thomson
    Sous-procureur général du Canada
                                 pour l'intimé
   
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