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Date : 20010322

Dossier : IMM-325-00

Référence neutre : 2001 CFPI 227

ENTRE :

                                   NIKOLOZ BODOKIA

                                                                                          demandeur

                                                  - et -

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                           défendeur

        MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE BLAIS

[1]    La Cour statue sur une demande de contrôle judiciaire d'une décision en date du 13 décembre 1999 par laquelle la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de reconnaître au demandeur le statut de réfugié au sens de la Convention.


LES FAITS

[2] Le demandeur, un citoyen de Géorgie âgé de 23 ans, affirme qu'il a raison de craindre d'être persécuté en Géorgie du fait de sa nationalité abkhazienne et de ses liens avec son père, qui est soupçonné de sentiments politiques pro-abkhaziens.

[3] Le demandeur affirme que ses problèmes personnels ont commencé après le déclenchement de la guerre en 1992. Ses problèmes se sont produits à l'école et se sont poursuivis même après avoir changé d'école.

[4] En janvier 1995, le demandeur a épousé une Géorgienne. Ils sont allés en Turquie pour leur voyage de noces. Alors que le demandeur se trouvait en Turquie, sa mère lui a téléphoné et lui a appris que son père avait été arrêté en raison de sa nationalité abkhazienne. Le demandeur est rentré immédiatement à la maison. Le demandeur affirme que son père a été remis en liberté au bout de deux semaines et qu'il a été renvoyé chez lui, mais qu'il était dans un état lamentable.

[5] Une semaine plus tard, des policiers se sont présentés à la maison où ils habitaient tous et ont procédé à une perquisition. Le demandeur affirme que son père et lui-même ont été agressés.


[6]         Le demandeur allègue qu'après cet incident, ses parents sont partis pour un village situé à quelques heures de Tbilisi et qu'il a quitté l'université. Il affirme qu'il n'a pas réussi à se trouver du travail et qu'à sa sortie du bureau de placement, il a été accosté par des policiers, qui l'ont insulté et qui l'ont assommé. Il affirme avoir été hospitalisé pendant environ un mois. Après avoir obtenu son congé de l'hôpital, il s'est rendu chez son épouse.

[7]         Suivant le demandeur, ses parents ont été forcés de quitter la Géorgie en mai 1996 et se sont rendus en Russie. Il a continué à vivre paisiblement, même si ses voisins le détestaient et qu'il ne laissait pas leurs insultes le provoquer.

[8]         Le demandeur a obtenu son passeport en juin 1998 et a cherché des moyens de quitter le pays. Il a eu d'autres démêlés avec la police, le 20 août 1998, alors qu'il a été de nouveau agressé et sommé de quitter sans délai la Géorgie. Il a déménagé avec sa femme et sa fille chez la tante de sa femme.

THÈSE DU DEMANDEUR


[9]         Le demandeur soutient que la Commission n'a pas tenu compte de la preuve documentaire ou qu'elle n'en a retenu que certains éléments. Le demandeur soutient que la Commission disposait d'éléments d'information qui corroboraient la crainte de persécution du demandeur. La Commission a pris acte de ces éléments de preuve mais a affirmé qu'il n'y avait aucun élément de preuve depuis 1996 qui permettait de croire que les Abkhaziens étaient toujours persécutés en Géorgie.

[10]       Le demandeur affirme que l'absence de preuve ne constitue pas en soi une preuve. Suivant le demandeur, la Commission a émis l'hypothèse que la situation s'était améliorée. Or, il y a fort à parier qu'il ne reste plus en Géorgie qu'une poignée d'Abkhaziens à persécuter. Rien ne permettait à la Commission de préférer des hypothèses à la preuve documentaire qui lui avait été soumise.

[11]       Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en ne décidant pas si le demandeur pouvait réclamer une protection efficace de l'État. La preuve documentaire confirme que la police est une organisation corrompue, brutale et sans scrupule et qu'il y avait peu de chances qu'elle protège le demandeur.

[12]       Le demandeur soutient que la Commission s'est livrée à une analyse arbitraire. Il ajoute que la Commission a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de l'effet cumulatif de la persécution et en exigeant que le demandeur fasse l'objet de sanctions extrêmes.


[13]       Le demandeur soutient en outre que la Commission ne pouvait raisonnablement conclure que parce qu'il avait tenu bon malgré la persécution dont il était victime et qu'il n'avait pas quitté la Géorgie plus tôt, il n'avait pas une crainte subjective d'être persécuté s'il y revenait. En outre, la Commission ne disposait selon lui d'aucun élément de preuve lui permettant de penser qu'il était en mesure de quitter la Géorgie avant 1998.

THÈSE DU DÉFENDEUR

[14]       Le défendeur n'a pas déposé de mémoire, mais a formulé des observations verbales sur le fondement des éléments d'information contenus au dossier.

QUESTION EN LITIGE

[15]       La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ?

ANALYSE

La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ?

[16]       Le demandeur affirme que la Commission n'a pas tenu compte de la preuve documentaire ou qu'elle n'en a retenu que certains éléments. Le demandeur allègue que les éléments de preuve dont la Commission disposait démontraient que les Abkhaziens de souche de Géorgie vivant à l'extérieur d'Abkhazie feraient probablement l'objet de harcèlement et de discrimination et peut-être même d'agressions de la part de Géorgiens de souche.


[17]       Le demandeur soutient que la Commission a agi de façon arbitraire en préférant des documents plus récents de la CISR qui sont muets sur le traitement actuel des Abkhaziens de souche en Géorgie, étant donné que l'absence de preuve ne constitue pas une preuve. Suivant le demandeur, la Commission a émis l'hypothèse que la situation s'était améliorée en Géorgie.

[18]       Le demandeur soutient en outre que la mention par la Commission du rapport de 1998 du Department of State au sujet de la Géorgie, dans lequel on affirme que le gouvernement respecte de façon générale les droits des minorités ethniques dans les zones où il n'y a pas de conflits, n'est pas pertinente, étant donné que le demandeur a témoigné que la persécution était le fait de la population en général et qu'elle ne découlait pas d'une politique gouvernementale.

[19]       Suivant le demandeur, la Commission aurait dû décider si le demandeur pouvait bénéficier d'une protection efficace de l'État.

[20]       Dans l'arrêt Ward c. Procureur général du Canada, [1993] 2 R.C.S. 689, la Cour suprême du Canada a posé le critère à appliquer pour démontrer l'existence d'une crainte de persécution :

Comme j'y faisais allusion plus haut, le critère comporte deux volets : (1) le demandeur doit éprouver une crainte subjective d'être persécuté, et (2) cette crainte doit être objectivement justifiée. Ce critère a été formulé et appliqué par le juge Heald dans l'arrêt Rajudeen, précité, à la page 134 :


L'élément subjectif se rapporte à l'existence de la crainte de persécution dans l'esprit du réfugié. L'élément objectif requiert l'appréciation objective de la crainte du réfugié pour déterminer si elle est fondée.

[21]       La Cour suprême a également expliqué que l'incapacité de l'État d'assurer la protection devait être examinée à l'étape où le demandeur doit établir s'il craint « avec raison » d'être persécuté.

[22]       En l'espèce, la Commission a conclu que, dans plusieurs cas, les agissements du demandeur n'étaient pas compatibles avec une crainte subjective de persécution. Malgré cette conclusion, la Commission s'est demandé si la crainte du demandeur d'être persécuté était objectivement justifiée.

[23]       La question à laquelle il faut répondre est celle de savoir s'il était loisible à la Commission de conclure que la crainte du demandeur d'être persécuté n'était pas objectivement justifiée, étant donné que la preuve documentaire portée à sa connaissance ne permettait pas de conclure que les Abkhaziens étaient victimes de discrimination en Géorgie.


[24]       Dans le jugement Gomez-Carrillo c. Canada (M.C.I.), (1996), 121 F.T.R. 68 (C.F. 1re inst.), le juge Gibson s'est penché sur la question de savoir si la Commission avait commis une erreur dans cette affaire en accordant plus de poids au silence de la preuve documentaire qu'au témoignage que le demandeur avait donné sous serment et à l'avis des trois experts qui avaient comparu devant la Commission. Monsieur le juge Gibson a déclaré ce qui suit :

Ainsi qu'il a été indiqué ci-dessus, le tribunal s'est appuyé dans une grande mesure, pour sa conclusion sur la persécution extra-judiciaire, sur l'absence dans la preuve documentaire devant lui d'une mention expresse de la cible de persécution qu'étaient les déserteurs. Il a écrit :

[TRADUCTION] Ce qui manque dans ce document [et il a étendu ce raisonnement à l'ensemble de la preuve documentaire] est une indication selon laquelle les personnes qui avaient déserté sont perçues comme des guérilleros et font donc l'objet de la cible de persécution.

L'avocat du requérant soutient que, en étendant ces commentaires à l'ensemble de la preuve dont était saisi le tribunal, ce dernier a commis une erreur susceptible de contrôle. L'avocat m'a renvoyé à des mentions dans la preuve documentaire qui, de façon convenable, pouvaient étayer la conclusion que, non seulement des personnes relativement bien en vue avaient été persécutées au Salvador depuis la signature des accords de paix, mais aussi des personnes [TRADUCTION] « ... provenant de toutes les parties de l'éventail politique et de tous les secteurs de la société » [voir la note 1]. Certes, il est indubitablement vrai qu'il y a des mentions limitées dans la preuve documentaire dont était saisi le tribunal qui indiquent que des personnes autres que des personnes bien en vue ont été victimes de persécution au Salvador depuis la signature des accords de paix, mais le fait est qu'il n'existe aucune mention directe de ces personnes qui sont visées en tant que déserteurs, même plus particulièrement, en temps de paix. Le requérant n'a invoqué aucun autre motif expliquant pourquoi il a été visé à l'exception de sa désertion.

[...]

Il est établi en droit que, dans les affaires telles que l'espèce, il incombe au demandeur devant le tribunal de faire valoir ses arguments. Le requérant a produit la preuve d'experts contenant des opinions qui ne sont pas étayées par des exemples précis de persécution de déserteurs du fait de leur désertion. Compte tenu des faits de l'espèce, le tribunal n'est tenu à aucune obligation plus grande, celle d'attirer l'attention du requérant sur cette réalité, comme ce serait le cas dans d'autres circonstances, lorsqu'un requérant a présenté des affirmations non corroborées d'experts dûment qualifiés qui ne sont pas étayées par la preuve documentaire dont était saisi le tribunal.

En dernier lieu, j'aborde la question de la préférence que le tribunal a de la preuve documentaire par rapport au témoignage du requérant. Dans l'arrêt Adu c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, no du greffe A-194-92, 24 janvier 1995 (inédit) (C.A.F.), le juge Hugessen a écrit :

La « présomption » selon laquelle le témoignage sous serment d'un requérant est véridique peut toujours être réfutée et, dans les circonstances appropriées, peut l'être par l'absence de preuves documentaires mentionnant un fait qu'on pourrait normalement s'attendre à y retrouver.


Compte tenu des faits de cette affaire, ce « qu'on pourrait normalement s'attendre à y [la preuve documentaire] retrouver » serait l'existence d'une loi. L'avocat du requérant soutient que l'existence d'une loi est qualitativement différente des rapports de persécution des déserteurs militaires du fait de leur désertion. Bien que j'aie un degré de sympathie pour l'argument de l'avocat à cet égard, il faut noter que l'absence de mention de la persécution de déserteurs militaires dans les suites d'une guerre civile où des violations de droits civils étaient si notoires dans les premières années de cette décennie, et où la surveillance et le compte rendu des violations des droits de la personne continuent d'être considérables, est une question, j'en suis convaincu, dont le tribunal était en droit de prendre note et sur laquelle il peut s'appuyer pour réfuter la présomption en faveur du témoignage sous serment du requérant. En fait, en l'espèce, le témoignage sous serment du requérant ne portait pas considérablement sur la question de la persécution des personnes se trouvant dans la même situation que lui. Son témoignage portait principalement sur une crainte subjective.

[Renvois omis]

[25]       Le seul élément de preuve documentaire soumis par le demandeur est la demande de renseignements du 8 novembre 1996 mentionnée par la Commission. Toutefois, de nombreux documents faisaient état de la discrimination dont les Géorgiens faisaient l'objet en Abkhazie, mais pas de la discrimination dont les Abkhaziens étaient victimes en Géorgie. J'estime qu'il était raisonnable de la part de la Commission de conclure que le silence des rapports récents sur les violations des droits de la personne en Géorgie était un indice permettant de penser que les Abkhaziens n'avaient pas de problèmes sérieux en ce moment en Géorgie.


[26]       Il est vrai que, si la Commission juge un demandeur crédible, l'absence de preuve documentaire n'entraînera pas nécessairement le rejet de la revendication du demandeur. Toutefois, ainsi qu'il a été déclaré dans le jugement Gomez-Carrillo, précité, il incombe au demandeur d'établir le bien-fondé de sa cause. Or, en l'espèce, le demandeur n'a pas convaincu la Commission qu'il avait raison de craindre d'être persécuté, étant donné que son comportement était incompatible avec une crainte subjective de persécution et que la preuve objective n'appuyait pas sa revendication. Vu les éléments de preuve dont la Commission disposait, je ne puis conclure que la Commission a commis une erreur en refusant de reconnaître au demandeur le statut de réfugié au sens de la Convention.

[27]       La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[28]       Aucun des deux avocats n'a recommandé la certification d'une question.

« Pierre Blais »

J.C.F.C.

OTTAWA (ONTARIO)

Le 22 mars 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., trad. a.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                       SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                                                 IMM-325-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                                                Nikoloz Bodokia

c.

M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                    Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                                   le 7 mars 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE PAR :                                                 Monsieur le juge Blais

DATE DES MOTIFS :                                                         le 22 mars 2001

ONT COMPARU :

Me David Yerzy                                                                    pour le demandeur

Me Ian Hicks                                                                         pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me David Yerzy                                                                    pour le demandeur

Toronto (Ontario)

Me Morris Rosenberg                                                            pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada


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