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Date : 20041110

Dossier : IMM-10035-03

Référence : 2004 CF 1576

Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O'REILLY

ENTRE :

                                               BALASUBRAMANIAM SINNAIAH

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                M. Balasubramaniam Sinnaiah est un citoyen du Sri Lanka qui est marié à une citoyenne canadienne. Il réside présentement en Allemagne, où il a revendiqué et obtenu le statut de réfugié en 1991. Son épouse, Mme Maharany Nadarajah, a parrainé la demande de résidence permanente au Canada de M. Sinnaiah. Un agent de l'ambassade du Canada à Berlin a refusé la demande parce qu'il soupçonnait M. Sinnaiah d'appartenir à un groupe terroriste, les Tigres de Libération de l'Eelam tamoul (LTTE). Le couple est par conséquent séparé depuis plus d'un an.

[2]                M. Sinnaiah explique que l'agent n'avait absolument aucune raison de rejeter sa demande et il me demande d'infirmer sa décision. Je conviens que l'agent a commis une erreur et je dois donc accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.

I. Question en litige

[3]                L'agent disposait-il d'éléments de preuve lui donnant des motifs raisonnables de croire que M. Sinnaiah était membre des LTTE?

II. Analyse

a) Cadre légal

[4]                Emporte interdiction de territoire au Canada le fait d'être soupçonné, pour des motifs raisonnables, d'appartenir à un groupe terroriste (articles 33 et 34 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27). Les deux parties acceptent que les LTTE constituent un groupe terroriste.


[5]                L'exigence des « motifs raisonnables » fixe à un niveau peu élevé, bien que non négligeable, le seuil de preuve requis. Certains éléments de preuve tendant à démontrer que l'intéressé fait effectivement partie d'un groupe terroriste doivent être présentés, bien qu'il ne soit pas nécessaire qu'ils satisfassent à la norme civile de la prépondérance des probabilités (Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l' Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.); Thanaratnam v. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l' Immigration) 2004 CF 349, [2004] A.C.F. no 395 (CF) (QL));

[6]                Pour démontrer que l'intéressé « fait partie » d'une organisation, il faut à tout le moins qu'il y ait des éléments de preuve tendant à établir l'existence de « liens institutionnels » ou d'une « participation consciente » aux activités du groupe (arrêt Chiau et jugement Thanaratnam, précités).

[7]                Pour décider s'il y a suffisamment d'éléments de preuve pour conclure que l'intéressé fait partie d'un groupe terroriste, il est nécessaire de tirer une conclusion mixte de droit et de fait. En conséquence, la Cour n'infirme la conclusion tirée par l'agent sur cette question que si elle est déraisonnable.

b) Décision de l'agent

[8]                L'agent était préoccupé par les renseignements que M. Sinnaiah avait communiqués aux autorités allemandes à l'appui de sa revendication du statut de réfugié. L'agent a fait part de ses préoccupations à M. Sinnaiah dans une lettre datée du 31 juillet 2003 à laquelle il invitait M. Sinnaiah à répondre. Il expliquait à M. Sinnaiah que, suivant les renseignements portés à sa connaissance, [TRADUCTION] « il y a fortement lieu de croire que vous êtes un membre de facto sinon de jure des LTTE » .


[9]                On trouve dans la transcription de l'audience allemande sur le statut de réfugié un récit circonstancié des mauvais traitements que M. Sinnaiah aurait subis de la part de l'armée sri-lankaise et des soldats indiens. Ses parents, ses frères, ses employés et ses animaux de compagnie ont été abattus. Sa maison a été incendiée. Des membres des LTTE lui ont porté secours et l'ont conduit dans les environs. Les soldats indiens avaient pris dans sa maison un album de photos dont ils s'étaient servis pour retrouver sa trace à Mullaitivu. L'album s'est retrouvé entre les mains de soldats sri-lankais par l'entremise du Front de libération du peuple de l'Eelam (le Front de libération) qui avait « vendu » le demandeur. Les LTTE lui ont plus tard demandé de collaborer avec eux. Il a plutôt décidé de s'enfuir à Colombo.

[10]            Dans sa lettre, l'agent pose une série de questions à M. Sinnaiah :

·            Pourquoi les LTTE auraient-ils voulu l'aider?

·            Pourquoi et comment le Front de libération l'a-t-il trahi?

·            Quelle était importance de l'album de photos?

[11]            L'agent a estimé que, dans sa version des faits, M. Sinnaiah avait évité d'aborder la question de ses liens avec les LTTE et qu'il y avait lieu de croire qu'il avait entretenu certains rapports avec eux.

[12]            M. Sinnaiah a répondu aux questions de l'agent par le biais d'une déclaration solennelle dans laquelle il affirmait qu'il n'avait jamais été membre des LTTE et qu'il n'avait jamais eu de liens avec cette organisation. Les LTTE l'avaient aidé en se rendant dans la zone que l'armée indienne avait attaquée et en aidant à disposer des cadavres. Il a soutenu qu'il n'avait jamais dit que le Front de libération l'avait « trahi » . Il a expliqué que le Front de libération s'était servi de l'album de photos pour indiquer à l'armée indienne et à l'armée sri-lankaise où il pouvait se trouver. Les armées en question avaient pu le repérer grâce à l'album de photos. Dans cette déclaration, M. Sinnaiah a fourni d'autres détails au sujet des sévices qu'il avait subis et des agissements des divers groupes opposés en présence.

[13]            L'agent s'est dit peu impressionné par la déclaration solennelle de M. Sinnaiah. Il a dit à M. Sinnaiah que son affirmation suivant laquelle il n'avait aucun lien et aucun rapport avec les LTTE, avec le Front de libération ou avec toute autre organisation était [TRADUCTION] « de toute évidence entièrement intéressée et ne prouve absolument rien » . Il a déclaré que M. Sinnaiah devait être interdit de territoire au Canada au motif que son appartenance à un groupe terroriste avait été démontrée.


[14]            L'agent a été contre-interrogé dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Il a affirmé qu'il n'avait aucune raison de mettre en doute le témoignage de M. Sinnaiah. Il n'y avait aucune contradiction dans ses déclarations. L'agent a accepté la possibilité que les soldats indiens et l'armée sri-lankaise aient pu rechercher M. Sinnaiah simplement parce qu'il était un jeune Tamoul. Suivant la preuve documentaire, de nombreuses personnes se trouvant dans la situation de M. Sinnaiah étaient arrêtées illégalement parce qu'elles étaient soupçonnées de faire partie des LTTE. L'agent a jugé raisonnable les explications données par M. Sinnaiah au sujet de l'aide que les LTTE lui avaient apportée. L'agent a également admis que c'était peut-être en vue de lui extorquer quelque chose que le Front de libération s'était montré intéressé à M. Sinnaiah et non en raison de liens qui pouvaient exister entre lui et les LTTE. L'agent a reconnu que M. Sinnaiah avait expliqué que l'album de photos avait servi à le repérer. De plus, l'agent a convenu que les LTTE avaient tenté de recruter de nombreux jeunes Tamouls. On ne saurait donc attacher beaucoup d'importance au fait que M. Sinnaiah a été invité à joindre leurs rangs.

[15]            L'agent a également convenu que la preuve documentaire était compatible avec la version des faits donnée par M. Sinnaiah. L'agent a déclaré que la seule raison pour laquelle il écartait la déclaration solennelle de M. Sinnaiah était le fait qu'elle était « intéressée » . Il a estimé que la dénégation de M. Sinnaiah était prévisible. On ne pouvait donc accorder aucune valeur à ses propos en ce sens. L'agent s'est par ailleurs dit troublé par l'affirmation de M. Sinnaiah suivant laquelle l'armée indienne soupçonnait tous les jeunes Tamouls de faire partie des LTTE et qu'elle avait commencé à arrêter des innocents. L'agent s'est dit d'avis qu'il s'agissait là de propos excessifs, mais il a convenu que la plupart des jeunes gens étaient probablement soupçonnés.


[16]            L'agent a adopté le point de vue que, par membre d'une organisation, il faut entendre celui qui y est associé ou qui l'appuie financièrement ou par d'autres moyens. Il a admis qu'il ne disposait d'aucun élément de preuve lui permettant de penser que M. Sinnaiah avait accordé quelque appui que ce soit aux LTTE. Il était toutefois d'avis que les éléments de preuve portés à sa connaissance laissaient entrevoir une sorte d'association entre M. Sinnaiah et les LTTE.

[17]            À mon avis, les éléments d'information portés initialement à la connaissance de l'agent pouvaient tout au plus justifier de vagues soupçons. Je ne saurais reprocher à l'agent d'avoir posé des questions complémentaires à M. Sinnaiah après avoir examiné son dossier. Toutefois, la réponse de l'agent aux renseignements supplémentaires fournis par M. Sinnaiah permet de croire que rien de moins qu'une preuve absolue que ce dernier ne faisait pas partie des LTTE l'aurait convaincu. La dénégation de M. Sinnaiah a été considérée comme intéressée. Ses réponses ne permettaient pas de penser qu'il faisait partie des LTTE, mais elles ne prouvaient pas non plus qu'il n'en était pas membre. En fin de compte, les doutes de l'agent étaient peut-être légitimes. Mais, il ne disposait d'absolument aucun élément de preuve qui aurait pu le convaincre, de façon minimale, qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Sinnaiah faisait effectivement partie des LTTE.

[18]            Je dois donc accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner que la demande de M. Sinnaiah soit examinée de nouveau par un autre agent. M. Sinnaiah a sollicite une réparation spéciale : une ordonnance enjoignant à l'agent chargé de réexaminer sa demande de conclure que le dossier actuel ne révèle l'existence d'aucun motif raisonnable de croire que M. Sinnaiah fait partie des LTTE. Il réclame également les dépens.

[19]            Je refuse d'accéder aux requêtes de M. Sinnaiah. À mon avis, les présents motifs définissent nettement le contenu du dossier actuel. Je vais me contenter d'enjoindre à l'agent de réexaminer la demande de M. Sinnaiah en se conformant à ces motifs. J'estime qu'il n'existe aucune circonstance exceptionnelle qui justifierait l'adjudication de dépens. Aucune des parties n'a proposé de question grave de portée générale à certifier et aucune ne sera donc certifiée.


                                                                   JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.          L'affaire est renvoyée à la Commission pour être examinée de nouveau par un autre agent en conformité avec les présents motifs.

3.          Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

                                                                                                                          _ James W. O'Reilly _              

                                                                                                                                                     Juge                             

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                                        Annexe


Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

Interprétation

33. Les faits - actes ou omissions - mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu'ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

Sécurité

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

                                             [...]

c) se livrer au terrorisme;

                                             [...]

f) être membre d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle est, a été ou sera l'auteur d'un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2001, c. 27

Rules of interpretation

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Security

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

                                               ...

(c) engaging in terrorism;

                                               ...

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).



                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-10035-03

INTITULÉ :                                                    BALASUBRAMANIAM SINNAIAH c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 2 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          MONSIEUR LE JUGE O'REILLY

DATE DES MOTIFS :                                   LE 20 NOVEMBRE 2004

COMPARUTIONS:

Lorne Waldman                                                 POUR LE DEMANDEUR

Kareena R. Wilding                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

WALDMAN & ASSOCIATES                        POUR LE DEMANDEUR

Toronto

MORRIS ROSENBERG                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto


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