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Date : 20060412

Dossier : T-90-06

Référence : 2006 CF 482

Halifax (Nouvelle-Écosse), le 12 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

 

ENTRE :

BRIAN DUPLESSIS

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et

FOREST PRODUCTS TERMINAL CORPORATION LTD.

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision qu’un agent d’appel, désigné en vertu de l’article 145.1 du Code canadien du travail, L.R.C., 1985, ch. L-2, partie II, Santé et sécurité au travail (le Code), a rendue en réponse à un appel interjeté en vertu du paragraphe 129(7) du Code par le demandeur, M. Brian Duplessis; cet appel fait suite à une décision d’un agent de santé et de sécurité (l’ASS) qui avait conclu à une absence de danger au moment de son enquête.

 

[2]               Le demandeur est membre de la section locale no 273 de l’Association internationale des débardeurs, un syndicat régi par le Code, et l’agent de négociation pour les débardeurs généraux du port de Saint-Jean (Nouveau-Brunswick).

 

[3]               Le 1er février 2005, le demandeur travaillait comme arrimeur pour Forests Product Terminal Corporation Ltd. (l’employeur) au port de Saint-Jean quand son employeur lui a donné l’ordre de porter un casque de protection pendant qu’il faisait son travail. Il s’est alors prévalu du droit prévu à l’article 128 du Code de refuser de travailler, arguant que le port d’un casque de sécurité dans son lieu de travail constituait un « danger » suivant le paragraphe 122(1) du Code, pendant qu’il s’occupait, à titre de chef d’équipe, de mettre en place des planches pour faire tourner des rouleaux de papier sous l’aile de l’ouverture de la cale du navire, le NM Reefer Prince. Le danger allégué était le suivant : un chef d’équipe travaillant sous l’aile de l’ouverture de la cale court plus de risques de se retrouver coincé entre des rouleaux de papier ou d’être écrasé par un rouleau qui se déplace s’il est distrait par son casque de sécurité, qui pourrait glisser de sa tête ou créer un obstacle visuel l’empêchant de voir qu’un rouleau se déplace subitement.

 

[4]               Le 2 février 2005, par un rapport d’enquête et une décision sur le refus de travailler du demandeur, l’ASS a conclu qu’il n’y avait pas de danger pour ce dernier.

 

[5]               Le 4 octobre 2005, un appel concernant le refus de travailler du demandeur a été entendu devant l’agent d’appel.

 

[6]               L’agent d’appel a déclaré que la seule question qu’il avait à trancher était de savoir si, au moment de son enquête, l’ASS avait commis une erreur en décidant qu’il n’y avait pas de danger pour le demandeur à porter un casque de sécurité. L’agent d’appel a examiné deux points : 1) le risque de blessure à la tête pour un chef d’équipe travaillant dans la cale du navire; 2) le danger lié au déplacement de rouleaux de papier dans la cale du navire.

 

[7]               Au sujet du premier point, l’agent d’appel a cité un rapport de 2005 où est décrite une politique datant de 1997 qui prescrit que tous les employés sont tenus de porter un casque de sécurité dans la cale d’un navire. Il a aussi fait état d’une évaluation de risques menée en 1997 par le comité mixte de santé et de sécurité au travail, et révisée en 2002, selon laquelle il y a un risque de blessure à la tête, mais que, pour des questions de visibilité, le port du casque de sécurité présente un risque plus grave. Il a déclaré à ce sujet que dans les situations où un risque de blessure à la tête a été relevé, l’employeur est tenu de se conformer au Code. L’agent d’appel a déclaré de plus que le demandeur reconnaissait qu’il y avait un risque de blessure à la tête même pour un employé travaillant sous l’aile de la cale, car ce dernier pouvait être frappé à la tête par les sangles attachées au rouleau de papier. Il a conclu qu’en faisant respecter l’obligation de porter un casque de sécurité, l’employeur se conformait aux dispositions du Règlement sur la sécurité et la santé au travail (navires), DORS/87-183 [le Règlement sur la SST(N)].

 

[8]               Pour ce qui est du second point, l’agent d’appel a fait remarquer que le Règlement sur la SST(N) précise aussi que le port du casque de sécurité ne doit pas créer de risques. Il s’est dit convaincu que le déplacement des rouleaux de papier dans la cale représentait un risque sérieux pour les employés, mais qu’il s’agissait d’une condition de travail ordinaire. Il a signalé également que l’on place des cales sous les rouleaux de papier afin d’éviter tout déplacement accidentel. Il a ajouté de plus que l’ASS n’a jamais examiné ce risque au cours de son enquête sur le refus de travailler. Enfin, on ne lui a fourni aucune preuve que l’employeur avait déjà pris des mesures contre ce risque.

 

[9]               L’agent d’appel a conclu qu’en ce qui concerne l’évaluation de risques, l’ASS n’a pas commis d’erreur en décidant que le demandeur ne s’exposait pas à un danger s’il portait un casque de sécurité pendant qu’il travaillait dans la cale du navire NM Reefer Prince. Quant au risque lié au déplacement des rouleaux de papier, il a conclu que l’ASS avait commis une erreur dans son enquête en ne traitant pas du risque en question, et il a ordonné à l’employeur d’évaluer le risque qu’un employé soit écrasé par le déplacement accidentel de rouleaux de papier se trouvant dans la cale.

 

[10]           Comme l’a récemment établi la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Martin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 156, [2005] 4 R.C.F. 637 (C.A.F.), aux paragraphes 12 à 18, la norme de contrôle qui s’applique aux décisions d’un agent d’appel est celle de la décision manifestement déraisonnable. Cette norme a été définie comme signifiant que la décision doit être « clairement irrationnelle » ou « de toute évidence non conforme à la raison » ou « à ce point viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir » : Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247, au par. 52.

 

[11]           Or, comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’agent d’appel a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments de preuve qui lui ont été soumis. En outre, il a outrepassé sa compétence en omettant de répondre à la question qui lui était soumise, et, dans l’ensemble, sa décision est manifestement déraisonnable.

 

[12]           Le texte de l’article 128 du Code canadien du travail est le suivant :

Refus de travailler en cas de danger

 

128. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :

 

a) l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;

 

b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;

 

 

c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.

 

Exception

 

 

(2) L’employé ne peut invoquer le présent article pour refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche lorsque, selon le cas :

 

a) son refus met directement en danger la vie, la santé ou la sécurité d’une autre personne;

 

b) le danger visé au paragraphe (1) constitue une condition normale de son emploi.

 

[…]

Refusal to work if danger

 

128. (1) Subject to this section, an employee may refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity, if the employee while at work has reasonable cause to believe that

 

 

 

(a) the use or operation of the machine or thing constitutes a danger to the employee or to another employee;

 

 

(b) a condition exists in the place that constitutes a danger to the employee; or

 

(c) the performance of the activity constitutes a danger to the employee or to another employee.

 

No refusal permitted in certain dangerous circumstances

 

(2) An employee may not, under this section, refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity if

 

 

 

(a) the refusal puts the life, health or safety of another person directly in danger; or

 

(b) the danger referred to in subsection (1) is a normal condition of employment.

 

(…)

 

 

[13]           Le mot « danger » est défini en ces termes au paragraphe 122(1) du Code canadien du travail :

« danger » Situation, tâche ou risque existant ou éventuel susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats , avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d’avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur.

 

“danger” means any existing or potential hazard or condition or any current or future activity that could reasonably be expected to cause injury or illness to a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected, or the activity altered, whether or not the injury or illness occurs immediately after the exposure to the hazard, condition or activity, and includes any exposure to a hazardous substance that is likely to result in a chronic illness, in disease or in damage to the reproductive system;

 

[14]           En l’espèce, la mise en cale des rouleaux de papier dans un navire comporte trois opérations distinctes : premièrement, la grue descend les rouleaux de papier par l’ouverture de la cale du navire; deuxièmement, on met en place des planches pour faire tourner les rouleaux de papier afin de les mettre en place ou de les stocker sous l’aile de l’ouverture de la cale; troisièmement, les rouleaux de papier sont arrimés et fixés solidement.

 

[15]           Au paragraphe 28 de sa décision, l’agent d’appel écrit ce qui suit :

[traduction]  À mon avis, B. Duplessis reconnaît qu’un employé risque de se blesser à la tête, même s’il travaille sous l’aile. Les sangles attachées au rouleau de papier pourraient frapper un employé à la tête.

 

[16]           Le demandeur soutient n’avoir jamais fait une telle déclaration. Il a témoigné, à la suite de l’écoute d’un enregistrement de l’audience sur CD, que la seule mention faite dans sa déposition à propos de « sangles » était une référence non sollicitée au travail de chargement des rouleaux de papier, par la grue, dans l’ouverture de la cale du navire (la première opération). Dans ce contexte, il a mentionné qu’il était possible que les [Traduction] « sangles le frappent au visage » après que les rouleaux étaient déposés dans l’ouverture de la cale.

 

[17]           Cependant, ce travail de chargement n’était pas celui que faisait le demandeur au moment où il a refusé de travailler. Selon ce dernier, son refus de travailler à cause d’un danger se limitait au fait de travailler sous l’aile de l’ouverture de la cale, où, à titre de chef d’équipe, il mettait en place des planches pour faire tourner les rouleaux ou pour les stocker (la deuxième opération). Cela est indiqué en détail dans l’enregistrement de son refus de travailler, dans l’enquête et le rapport de l’ASS, ainsi que dans le document d’appel qu’il a soumis au coordonnateur des audiences et de la gestion des cas du bureau d’appel; l’agent d’appel avait en main ces trois documents. Jamais durant son témoignage n’a-t-il dit qu’il y avait un risque quelconque que les sangles causent une blessure à la tête dans le contexte particulier de la deuxième opération.

 

[18]           Le demandeur n’a pas déclaré qu’un employé court le risque de se blesser à la tête s’il travaille sous l’aile de l’ouverture de la cale, dont le plafond se trouve à une hauteur de huit à dix pieds et où il n’y a aucune chute d’objets. Qui plus est, l’agent d’appel a noté ce qui suit, plus tôt dans sa décision : [traduction] « [m]ais rien ne pouvait lui tomber dessus parce qu’il se trouve sous l’aile de la cale, qui est en majeure partie couverte ».

 

[19]           Manifestement, l’agent d’appel a omis de différencier les opérations de travail différentes qu’effectuent des personnes différentes se trouvant dans la cale du navire. L’aire de travail en question (c’est-à-dire, là où le demandeur avait refusé de travailler) se trouvait sous l’aile de l’ouverture de la cale du navire, où il mettait en place des planches pour faire tourner les rouleaux de papier. L’aire de travail qui fait l’objet de sa décision est l’aire de chargement où les rouleaux de papier sont amenés par la grue en passant par l’ouverture de la cale du navire. De ce fait, la décision tout entière est entachée, car le fait que l’agent d’appel ait examiné la mauvaise aire de travail signifie qu’il n’a pas traité de la question qui lui était soumise.

 

[20]           Cette erreur est peut-être liée au fait que l’ASS, en premier lieu, n’a pas pris en considération l’endroit qui, selon moi, est crucial pour trancher la question d’un risque « existant » ou d’une activité « courante », de même que la question d’un risque « potentiel » ou d’une activité « future », comme l’indique la définition présentement en vigueur du mot « danger ». L’agent d’appel, s’il avait entendu à nouveau l’affaire, aurait pu remédier à la situation en examinant le lieu de travail lui-même, ainsi qu’il était habilité à le faire en vertu du paragraphe 145.1(2) du Code.

 

[21]           En outre, l’évaluation de risque qu’a effectuée le comité mixte (patronal-syndical) de santé et de sécurité conclut, au sujet des caliers en général, que [Traduction] « il y a un risque de blessure à la tête, mais, pour des questions de visibilité, le port du casque de sécurité présente un risque plus grave ».

 

[22]           Toutefois, sur ce point, l’agent d’appel conclut ceci :

[traduction] Quant à l’évaluation de risques effectuée par le comité mixte de santé et de sécurité au travail, il a été déterminé que, lorsqu’ils travaillent dans la cale d’un navire, les caliers s’exposent à un risque de blessure à la tête. Dans le cas présent, lorsqu’un employeur reçoit un rapport indiquant que pour certains emplois il y a un risque de blessure à la tête, cet employeur est tenu de se conformer au Code.

 

[23]           Encore là, il est évident que l’agent d’appel n’a tenu aucun compte de la preuve qui lui avait été soumise à juste titre.

 

[24]           En résumé, jamais l’agent d’appel ne traite de la question de savoir si un casque de sécurité représentait un « danger » pour le demandeur pendant que ce dernier effectuait son travail particulier, lequel consiste à utiliser des planches pour mettre en place les rouleaux de papier dans la cale du navire. C’est là la seule raison pour laquelle le demandeur avait refusé de travailler. Comme je l’ai indiqué plus tôt, je me dois de conclure que la décision de l’agent d’appel est manifestement déraisonnable.

 

JUGEMENT

 

La décision de l’agent d’appel est annulée. L’affaire est renvoyée pour qu’un agent d’appel différent rende une nouvelle décision.

 

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-90-06

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            Brian Duplessis

 

                                                            et

 

                                                            Le Procureur général du Canada et

                                                            Forest Products Terminal Corporation Limited

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Fredericton (Nouveau-Brunswick)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 10 avril 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 12 avril 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Robert D. Breen, c.r.

 

POUR LE DEMANDEUR

Aucune comparution

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Pink Breen Larkin

Fredericton (Nouveau-Brunswick)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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