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Date : 20210723


Dossier : IMM‑1307‑20

Référence : 2021 CF 787

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 23 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ALEXANDER EBIALA OMIRIGBE

PORTIA ISIMEMEN OMIRIGBE

DESTINY OGAR OMIRIGBE

VICTORIA ORJI OMIRIGBE

TREASURE ENEYI OMIRIGBE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente demande de contrôle judiciaire vise une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] datée du 28 janvier 2020, par laquelle elle confirmait, aux termes du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle les demandeurs n’ont pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. Pour les motifs qui suivent, je ne relève aucune erreur susceptible de révision et je rejette donc la demande.

II. Contexte

[2] Les demandeurs sont un homme (le demandeur principal), son épouse et leurs trois enfants mineurs.

[3] Le demandeur principal allègue qu’il serait tué s’il retournait au Nigéria en raison de sa bisexualité et que sa femme et ses enfants subiraient le même sort en raison de leur lien avec lui. Il affirme avoir vécu au moins deux relations homosexuelles au Nigéria, la première avec un homme (H1), qui a été le premier partenaire homosexuel du demandeur principal, et la dernière avec un autre homme (H2), qui pourrait avoir révélé l’orientation sexuelle du demandeur principal aux autorités de l’État lors d’un interrogatoire. La relation du demandeur principal avec H2 a pris fin brusquement à cause de cet incident, ce qui l’a poussé à fuir le Nigéria.

[4] Le demandeur principal offre la version suivante des événements entourant ces deux relations. En ce qui concerne la première, en 1995, alors qu’il était élève à ce que j’appellerai l’école secondaire 1, un autre élève a vu le demandeur principal et H1 se livrer à des actes sexuels dans les toilettes de l’école. En conséquence, l’école l’a expulsé et il s’est inscrit dans une autre école (l’école secondaire 2) la même année. Il soutient avoir fréquenté l’école secondaire 2 de 1995 à 1998.

[5] L’incident avec H2 s’est produit deux décennies plus tard, alors qu’il affirme qu’un groupe de jeunes a torturé un ex‑petit ami (l’ex) de H2 en septembre 2017, pour qu’il divulgue les noms d’autres personnes homosexuelles. Après cet incident, le demandeur principal affirme qu’il a commencé à craindre pour sa vie au Nigéria, ayant potentiellement été inclus parmi ces noms.

[6] La SPR, et plus tard la SAR, ont décelé plusieurs incohérences dans le récit du demandeur principal, et toutes deux ont finalement rejeté la demande d’asile pour des raisons de crédibilité. Bien que ce soit la décision de la SAR qui fasse l’objet du présent contrôle judiciaire, il est important d’examiner aussi la décision de la SPR, parce que les demandeurs allèguent que, comme la SAR a relevé certaines erreurs dans la décision de la SPR, il était déraisonnable de la part de la SAR de conclure que la décision de la SPR était néanmoins correcte. Je commencerai par un résumé de la décision de la SPR, puis je passerai à celle de la SAR.

A. La décision de la SPR

[7] La SPR a souligné certaines incohérences dans le récit du demandeur principal. Tout d’abord, la SPR a demandé des explications au demandeur principal à propos du fait que son certificat d’études de l’école secondaire 2 indique qu’il l’avait fréquentée de 1992 à 1998, c’est‑à‑dire pendant toute la durée de ses études secondaires. Le certificat atteste également que le demandeur principal y a commencé ses études au niveau JS1, qui constitue la première année du secondaire au Nigéria. Ces conclusions contredisent l’affirmation du demandeur principal selon laquelle il a commencé à fréquenter l’école secondaire 2 après l’incident avec H1 en 1995.

[8] Le demandeur principal a répondu à la SPR qu’il [traduction] « avait un certificat de cet établissement parce que c’est à cette école qu’il avait obtenu son diplôme ». Cependant, le tribunal a rejeté cette explication, car elle n’explique pas pourquoi le certificat indique qu’il avait commencé ses études secondaires à cet endroit en 1992, au niveau JS1, alors que selon son récit, il étudiait à ce moment à l’école secondaire 1 avec H1.

[9] Cette contradiction a conduit la SPR à conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur principal n’avait pas changé d’école en 1995 après avoir été surpris dans les toilettes avec H1. Cette conclusion a ensuite amené la SPR à conclure de manière plus générale que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur principal n’avait pas eu de relation amoureuse avec H1.

[10] Le tribunal a décelé d’autres problèmes dans le récit du demandeur principal en ce qui concerne sa relation avec H2. Plus précisément, le demandeur principal a déclaré qu’au moment où l’ex avait été agressé en 2017, il était supposément dans une chambre d’hôtel de Lagos avec H2, où ils ont reçu l’appel téléphonique concernant l’agression. Cependant, la SPR a souligné que, selon les tampons du passeport du demandeur principal, ce dernier avait quitté le Nigéria le 28 juillet 2017 et il y était revenu le 8 novembre 2017. Lorsqu’on lui a demandé d’expliquer la contradiction entre son récit et les tampons de son passeport, le demandeur principal a affirmé [traduction] « qu’il avait peut‑être mélangé les dates, qu’il était découragé et ne se sentait pas bien pendant cette période et qu’il était peut‑être allé en Égypte ».

[11] La SPR a jugé que cette absence du Nigéria contredisait également le récit du demandeur principal à propos de ce qu’il avait fait au cours des deux mois entre les événements de septembre 2017 et sa fuite du Nigéria en novembre 2017. Le demandeur principal avait expliqué qu’il avait consacré ces deux mois à réunir les fonds nécessaires pour fuir le Nigéria, tout en continuant à travailler et à organiser son voyage pour quitter le Nigéria.

[12] Enfin, le demandeur principal a également écrit dans son formulaire Fondement de la demande d’asile qu’il était allé au Caire de janvier 2017 à juillet 2017, mais qu’il était resté à Lagos pendant les quatre mois précédant son départ du Nigéria en novembre 2017. La SPR a jugé que cette déclaration, qui était contredite par les éléments de preuve, sapait davantage la crédibilité globale du demandeur principal.

[13] Compte tenu de ces incohérences, la SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur principal n’avait pas eu de relation amoureuse avec H2 et n’était pas bisexuel. Le tribunal a également soulevé plusieurs questions concernant les éléments de preuve présentés par le demandeur principal. Il n’a accordé aucun poids aux différents documents présentés, et ce, pour les raisons suivantes.

[14] Premièrement, dans un courriel de H1 daté de novembre 2018 (le courriel), ce dernier a affirmé qu’il avait essayé en vain de joindre le demandeur d’asile après l’agression et qu’il avait appris que le demandeur principal était parti aux États‑Unis un an plus tôt. Cependant, au cours de l’audience, le demandeur principal a affirmé dans son témoignage qu’il avait communiqué avec H1 alors qu’il se trouvait encore aux États‑Unis, où il n’a séjourné que brièvement entre son arrivée du Nigéria en novembre 2018 et son départ pour le Canada pour y demander l’asile. Bien que la SPR n’ait pas soulevé cette apparente contradiction, elle a expliqué dans ses motifs qu’elle avait déjà rejeté l’existence d’une relation avec H1, et qu’elle n’avait donc accordé aucun poids au courriel comme élément de preuve de la bisexualité du demandeur.

[15] Deuxièmement, un avis de décès présenté par le demandeur principal indiquait que l’ex était décédé le 20 septembre 2018. Toutefois, le demandeur principal a affirmé lors de l’audience que H2 l’avait informé du décès de l’ex au moment de son départ pour les États‑Unis en 2017. Interrogé sur l’écart dans les dates, le demandeur principal a affirmé que H1 lui avait fait parvenir l’avis de décès et qu’il était possible que la date ait été modifiée par erreur par les personnes chargées de rédiger les avis de décès. Le conseil des demandeurs a également affirmé que H1 avait peut‑être fabriqué l’avis de décès pour aider la demande d’asile du demandeur principal. La SPR a rejeté ces explications.

[16] Troisièmement, une lettre du conseil des jeunes du gouvernement local dénonçait les activités homosexuelles du demandeur principal. Cependant, la SPR a souligné que la lettre faisait référence au demandeur principal en l’appelant « Alexandra » et non pas « Alexander ». Lorsqu’on lui a demandé pourquoi cette lettre contenait une erreur dans son nom, le demandeur principal a déclaré qu’il ne le savait pas. D’autres documents présentés contenaient également des erreurs similaires d’orthographe dans le nom du demandeur principal.

[17] Quatrièmement, les transcriptions des messages textes faisaient référence à des menaces concernant son identité sexuelle. La SPR n’a pu vérifier la provenance de ceux‑ci, faute de date ou d’expéditeur.

[18] Cinquièmement, une lettre du Centre communautaire LGBTQ+ de Montréal confirmait l’adhésion du demandeur principal. La SPR a souligné que n’importe qui pouvait obtenir ces documents, et qu’il n’était pas nécessaire d’appartenir à une minorité sexuelle pour devenir membre du Centre.

B. La décision de la SAR

[19] Les demandeurs ont interjeté appel auprès de la SAR. Comme devant notre Cour, ils ont fait valoir que la SPR avait commis deux entorses au principe de justice naturelle en ne leur donnant pas l’occasion d’aborder les problèmes de crédibilité décelés dans la transcription des messages textes et le courriel de H1. Ils ont également fait valoir que la SPR avait commis une erreur en (i) omettant de tenir compte d’éléments de preuve importants et (ii) en procédant à une analyse microscopique dans ses conclusions, lesquelles, comme celles de la SPR, portaient sur des incohérences et des contradictions entre les éléments de preuve et le témoignage du demandeur principal.

[20] En ce qui concerne les éléments de preuve présentés devant la SAR, cette dernière a refusé d’admettre deux documents que les demandeurs avaient présentés, à savoir (i) un certificat d’identification de l’école secondaire 1, et (ii) une lettre de l’école secondaire 2. La SAR a refusé de les accepter, en application du paragraphe 110(4) de la LIPR, car ces deux documents étaient précédemment accessibles et qu’ils étaient présentés uniquement dans le but de répondre aux conclusions défavorables en matière de crédibilité mentionnées ci‑dessus.

[21] Bien que la SAR ait en fin de compte conclu que la décision de la SPR contenait certaines erreurs, laissant notamment transpirer le défaut de la SPR de traiter de tous les éléments de preuve documentaires avant de tirer des conclusions en matière de crédibilité, elle a rectifié ces erreurs en évaluant tous ces éléments de preuve de façon indépendante. Après avoir effectué son propre examen des éléments de preuve et écouté l’audience, elle a conclu que l’issue de l’instance devant la SPR était correcte, en ce sens que la crédibilité était la question déterminante, et que les demandeurs n’avaient pas réussi à établir le bien‑fondé de leur demande d’asile à l’aide d’éléments de preuve adéquats.

[22] En ce qui concerne l’allégation relative à l’iniquité procédurale, la SAR a conclu que l’omission par la SPR d’expliquer les doutes qu’elle entretenait quant aux faiblesses des messages textes et du courriel fournis ne constituait pas une entorse au principe de justice naturelle. La SAR a convenu qu’en général, les incohérences dans le témoignage de demandeurs devraient être signalées aux demandeurs avant que le décideur n’utilise ces incohérences pour mettre en doute leur crédibilité. Toutefois, la SAR a souligné que la décision de la SPR était fondée sur de nombreuses contradictions, et non sur les messages textes ou le courriel, éléments auxquels elle a accordé peu de poids.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[23] Les demandeurs affirment que la décision de la SAR était à la fois déraisonnable et injuste.

[24] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, car aucune des situations dans lesquelles la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable peut être réfutée n’est présente en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[25] En ce qui concerne l’argument relatif à l’équité procédurale, il n’y a en l’espèce aucune allégation de violation de l’équité procédurale par SAR. Les demandeurs allèguent plutôt que c’est la SPR qui a manqué aux principes d’équité procédurale. Notre Cour a jugé que la norme de la décision raisonnable s’applique également à l’examen des conclusions de la SAR concernant la question du caractère équitable du processus de la SPR sur le plan procédural. Dans l’affaire Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 214 au para 13, le juge Walker a confirmé que les conclusions tirées par la SAR concernant des allégations de manquement à l’équité procédurale par le tribunal d’instance inférieure (c.‑à‑d. la SPR) doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable, et a mentionné ce qui suit :

La conclusion tirée par la SAR quant à l’existence d’un manquement à l’équité procédurale pendant l’audience devant la SPR est un aspect du fond de sa décision et la norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée s’appliquer, conformément à l’arrêt Vavilov. Aucune des exceptions notées par la Cour suprême qui permettent de s’écarter de la norme de contrôle présumée ne s’applique en l’espèce. Un certain nombre de décisions récentes de la Cour ont confirmé que l’examen par la SAR de l’équité du processus adopté par la SPR est assujetti à la norme de la décision raisonnable (Chaudhry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 520 au para 24; Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1148 au para 11). En revanche, si un demandeur conteste l’équité du processus de la SAR, aucune norme de contrôle ne s’applique, et la Cour examine le processus de la SAR pour établir si celui‑ci était équitable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

[26] Des affaires plus récentes ont confirmé cette démarche, notamment Muamba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 388 aux para 8 à 10, ainsi que Guerrero Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 175 au para 10. J’examinerai donc la décision de la SAR selon la norme de la décision raisonnable.

[27] Plus précisément, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une démarche visant à faire en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif. Il tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers les décideurs administratifs : Vavilov au para 13. Pour trancher la question de savoir si une décision est raisonnable, la Cour doit donc se demander si la décision possède les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision (Vavilov aux para 99 et 101).

IV. Analyse

A. La décision était raisonnable

[28] Les demandeurs ne m’ont pas convaincu que la SAR a commis une erreur susceptible de révision. Tout d’abord, à la lumière de l’audience devant la SPR, la SAR a choisi la norme de contrôle appropriée – la norme de la décision correcte – pour examiner la décision de la SPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145 [Rozas del Solar]). Elle a notamment évalué les allégations concernant la crédibilité et l’équité procédurale.

[29] En ce qui concerne les conclusions de fond formulées par la SAR dans sa décision, elles étaient fondées sur de nombreuses incohérences et contradictions, dont les cinq décrites ci‑dessus, ainsi que sur le rejet des « nouveaux » éléments de preuve qui étaient normalement accessibles avant l’audience devant la SPR. Un appel interjeté devant la SAR n’offre pas une deuxième chance de présenter des éléments de preuve pour corriger les faiblesses relevées par la SPR : Abdullahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 260 au para 15.

[30] Lors de l’audience devant notre Cour, les demandeurs ont fait valoir que la SAR avait commis une erreur en accordant un poids déraisonnable au courriel et aux messages textes. Plus précisément, l’avocat a cité divers précédents à l’appui du principe selon lequel les décideurs ne peuvent pas invoquer des doutes relatifs à l’authenticité de documents, tels que des courriels et des messages textes, pour justifier de leur accorder peu de poids, ce qu’a brièvement expliqué la juge Mactavish dans la décision Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082 au para 20 :

[20] La Cour a, en outre, observé antérieurement sur la pratique des décisionnaires à accorder « peu de poids » aux documents sans tirer de conclusions explicites sur leur authenticité; voir par exemple, Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 622, aux paragraphes 1 à 3, [2009] ACF no 799 et Warsame c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1202, au paragraphe 10. Si un décideur n’est pas convaincu de l’authenticité d’un document, il doit le dire et n’accorder absolument aucun poids au document. Les décideurs ne devraient pas jeter des doutes sur l’authenticité d’un document pour ensuite s’efforcer de se couvrir en accordant « peu de poids » au document. Comme l’a observé le juge Nadon dans Warsame, [traduction] « [c]’est tout ou rien » : au paragraphe 10.

L’avocat des demandeurs a également mentionné d’autres décisions, notamment Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390 au para 27, qui appuient le même principe.

[31] Je prends acte de l’argument des demandeurs selon lequel la SAR ne peut se soustraire à une évaluation de la crédibilité pour se cacher derrière une conclusion de faible valeur probante, et j’y souscris. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire que le principe s’applique en l’espèce, car le tribunal n’a pas attribué peu de poids aux documents en raison de doutes sur leur authenticité ou leur provenance. Il a plutôt jugé que le courriel et les messages textes ne permettaient pas de remédier aux diverses incohérences et contradictions dans le témoignage du demandeur principal, par rapport à son récit et à d’autres documents, et qui avaient conduit les deux tribunaux à conclure qu’il n’était pas bisexuel.

[32] En effet, les messages textes et le courriel ont été présentés pour corroborer le récit du demandeur principal. La SAR a en effet conclu qu’ils étaient insuffisants pour surmonter les problèmes fondamentaux du récit lui‑même, y compris les problèmes relatifs à la scolarité, les tampons de son passeport montrant qu’il était à l’extérieur du pays lors de la prétendue agression contre l’ex, les différences dans les dates du certificat de décès de l’ex et les erreurs d’orthographe dans le nom sur deux documents clés (entre autres conclusions défavorables en matière de crédibilité de la SAR). Lorsqu’il a été questionné à ce sujet, le demandeur principal a été incapable de dissiper les doutes quant à ces problèmes déterminants en l’espèce.

[33] Il n’y avait rien d’inapproprié dans le fait que la SAR accorde peu de poids aux versions imprimées du courriel et des messages textes. La SAR a jugé que les problèmes étaient liés au récit lui‑même, et que les éléments de preuve étaient tout simplement insuffisants pour permettre toute autre conclusion, et qu’ils ne lui permettaient pas, compte tenu de la qualité des textes et du courriel, de glaner suffisamment de renseignements pour leur accorder un poids autre que faible. La SAR ne s’est pas prononcée sur la crédibilité du courriel ou des messages textes.

[34] La SAR peut évaluer la valeur probante d’un document sans en évaluer la crédibilité. Voir, par exemple, la décision du juge McHaffie dans l’affaire Arsu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 617 au para 41, s’appuyant sur les paragraphes 26 et 27 souvent cités de l’affaire Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, dans laquelle le juge Zinn a écrit :

Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité.

[35] La commissaire de la SAR s’est dite d’accord, et a tiré la conclusion suivante : « J’ai examiné les messages textes et je conviens que, compte tenu du manque d’information concernant la date et l’expéditeur de ces messages textes, ils ne constituent pas des éléments de preuve fiables et peu de poids leur est accordé » (Décision, à la p. 6). Les mêmes faiblesses étaient apparentes dans le courriel.

[36] En bref, la preuve était insuffisante pour pallier les nombreuses incohérences dans le témoignage du demandeur principal, lequel évoluait constamment, en réaction aux demandes d’éclaircissements (décision de la SAR, p. 10), ce qui, après un examen du dossier, constituait une conclusion raisonnable de la part de la SAR.

[37] Les arguments soulevés concernant l’équité procédurale portent aussi principalement sur le courriel et les messages textes. Plus précisément, le demandeur affirme que la SAR a commis une erreur quand elle a conclu que la SPR n’avait pas enfreint les règles de l’équité procédurale, parce qu’il n’a jamais été adéquatement informé des doutes de la SPR quant à l’authenticité et à la fiabilité de la preuve.

[38] Encore une fois, aucune erreur susceptible de révision n’a été commise : je ne suis tout simplement pas convaincu que la SAR a commis une erreur en concluant que la SPR n’avait pas commis une entorse aux principes d’équité procédurale ou de justice naturelle.

[39] Premièrement, comme je l’ai expliqué ci‑dessus, le courriel et les messages textes n’ont pas été déterminants pour leur demande d’asile, même si les demandeurs auraient aimé qu’ils le soient. Au contraire, la SAR avait de nombreux autres doutes concernant le témoignage et le récit, que le courriel et les messages textes ne pouvaient régler.

[40] Deuxièmement, et fait important, les demandeurs ont présenté eux‑mêmes les deux éléments de preuve. Il ne s’agissait pas ici d’un cas où un élément de preuve extrinsèque est utilisé pour miner la crédibilité des demandeurs, une situation qui déclencherait leur droit à ce que cet élément soit porté à leur attention (Moïse c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 93 [Moïse] aux para 9 à 10; Akanniolu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 311 [Akanniolu] aux para 45 à 47).

[41] En l’espèce, à mon avis, la SAR a de façon raisonnable conclu que le tribunal d’instance inférieure n’avait pas manqué aux principes de justice naturelle. La SAR, ayant relevé que la décision de la SPR n’était pas liée à une quelconque contradiction dans les messages textes ou le courriel, a suivi de manière appropriée le précédent Ngongo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 1627, 1999 CanLII 8885 (CF), une décision de la Cour, dans laquelle y sont établis les facteurs à considérer pour confronter les demandeurs à propos des éléments de preuve et demeure toujours valable en droit (voir plus récemment, par exemple, Abiodun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 642 au para 7).

[42] Troisièmement, au‑delà du courriel et des messages textes, la SAR a bien trouvé un point où la SPR n’avait pas respecté la procédure, en ce sens qu’elle n’avait pas correctement examiné le rapport médical présenté par le demandeur principal à la lumière de la Directive no 9 du président : Procédures devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre (la directive sur l’OSIGEG). Cependant, comme pour son évaluation de la documentation, la SAR a entrepris l’évaluation de la directive sur l’OSIGEG de manière indépendante. En jugeant qu’il n’y avait pas eu manquement, la SAR est parvenue à une conclusion raisonnable à propos des allégations du rapport médical concernant la santé mentale du demandeur principal, allégations non confirmées par son comportement durant l’audience.

[43] Enfin, les demandeurs ont souligné que, lorsqu’au cours d’une audience, l’interrogatoire a lieu dans l’ordre inverse (c’est‑à‑dire que le demandeur est d’abord interrogé par le décideur, puis par son conseil), la personne ayant le fardeau de la preuve n’a plus le contrôle de l’instance et la Commission a un fardeau accru de veiller à ce que les questions qui sont déterminantes quant à la demande d’asile soient soulevées à l’audience (Sarker au para 19).

[44] Les demandeurs étaient bien conscients de ce qu’ils devaient établir; ils ont eu amplement l’occasion de présenter des observations sur les questions importantes et ont bénéficié d’une audience et d’un appel équitables – même compte tenu de l’interrogatoire « dans l’ordre inverse » qui, selon le conseil des demandeurs, est utilisé lors de l’audition de réfugiés devant la SPR (Sarker c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1168 [Sarker] aux para 15 et 19). Malgré la procédure habituelle devant le tribunal, les demandeurs ont fourni eux‑mêmes les documents en question, et je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le tribunal n’avait pas la charge de signaler des faiblesses qui étaient, ou auraient dû être, évidentes (Akanniolu aux para 45 à 47). Comme l’a souligné le juge Leblanc dans la décision Moïse au paragraphe 9, les règles de l’équité procédurale n’exigent pas qu’on porte à l’attention des demandeurs les renseignements qu’ils connaissaient et qu’ils ont, par surcroît, eux‑mêmes fournis.

[45] Dans l’ensemble, la SAR était justifiée de conclure que les demandeurs ont bénéficié d’une audience équitable devant la SPR, y compris en ce qui concerne la façon dont l’audience s’est déroulée, la participation des demandeurs à cette audience, et le fait qu’ils ont eu toutes les occasions d’être entendus. Sa décision relative à l’équité procédurale était raisonnable.

V. Conclusion

[46] Après avoir effectué son propre examen de l’affaire, puis relevé et corrigé certaines erreurs commises par la SPR, la SAR est arrivée à la même conclusion que la SPR : la demande d’asile du demandeur n’était pas crédible. À mon avis, compte tenu du dossier dans son ensemble, la SAR a conclu de manière raisonnable que le demandeur principal n’avait pas réussi à établir les éléments clés de sa demande. En outre, il n’y a eu aucun manquement aux règles de l’équité procédurale. Les conclusions de la SAR, lorsqu’examinées dans leur ensemble, étaient justifiables, transparentes et intelligibles. La SAR n’a ainsi commis aucune erreur susceptible de révision. Je n’interviendrai donc pas. Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé de question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1307‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question à certifier n’a été proposée et l’affaire n’en soulève aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1307‑20

INTITULÉ :

ALEXANDER EBIALA OMIRIGBE, PORTIA ISIMEMEN OMIRIGBE, DESTINY OGAR OMIRIGBE, VICTORIA ORJI OMIRIGBE, TREASURE ENEYI OMIRIGBE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 juillet 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 23 JUILLET 2021

COMPARUTIONS :

Jeffrey Goldman

Pour les demandeurs

Alison Engel‑Yan

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jeffrey Goldman

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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