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Date : 20210720


Dossier : IMM-187-20

Référence : 2021 CF 763

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2021

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

BRUNO NYENGE MITEYO

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) rendue le 18 décembre 2019. La SAI fait droit à l’appel de M. Bruno Miteyo d’une mesure d’interdiction de séjour prise en novembre 2018 en raison de son défaut de respecter son obligation de résidence prévue à l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2] Ultimement, M. Miteyo ne contestait pas le bien-fondé juridique de la décision à l’égard de son manquement à l’obligation de résidence. M. Miteyo demandait plutôt que la SAI prenne en considération les motifs d’ordre humanitaire présents dans son dossier qui, selon lui, méritent la prise de mesures spéciales. La SAI donne raison aux arguments de M. Miteyo et casse donc la mesure d’interdiction.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I. Contexte

[4] M. Miteyo est citoyen congolais. En 2010, il a déposé une demande de résidence permanente dans une catégorie spécifique, soit celle d’investisseur au Nouveau-Brunswick. M. Miteyo a rempli ses obligations d’investissement conformément aux exigences de cette catégorie.

[5] M. Miteyo est arrivé au Canada, accompagné de son épouse et de ses trois enfants, et devient résident permanent le 30 juillet 2012.

[6] Peu après son arrivée, M. Miteyo quitte le Canada et, entre 2013 et 2018, il a continué à travailler au Congo et s’absente régulièrement du Canada. M. Miteyo soutient que des individus au Nouveau-Brunswick lui ont essentiellement proposé de faire de la consultation et de travailler avec eux à temps partiel en vue d’aider leur entreprise canadienne, TM Solutions (2014) inc. (TM Solutions), à obtenir des mandats en Afrique.

[7] Le 29 octobre 2018, un rapport d’interdiction de territoire est rédigé en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR en raison du défaut de M. Miteyo de respecter son obligation de résidence prévue à l’article 28. La mesure d’interdiction de séjour est émise le 1er novembre 2018.

[8] M. Miteyo porte la mesure d’interdiction de séjour en appel et l’audience devant la SAI a lieu le 15 novembre 2019. Le représentant du ministre n’est pas présent à l’audience, mais il a déposé des soumissions écrites le 8 novembre 2018 et le 19 novembre 2018.

[9] Dans sa décision, la SAI s’intéresse d’abord au défaut de M. Miteyo d’être effectivement présent au Canada pour au moins 730 jours pendant la période quinquennale entre le 25 octobre 2013 et le 25 octobre 2018 (article 28 de la LIPR). La SAI note que M. Miteyo a travaillé pour TM Solutions à différentes périodes lors de son absence et qu’il a voulu se prévaloir d’une des exceptions mentionnées à l’article 28, celle qui vise les résidents permanents qui travaillent à l’étranger à temps plein pour une entreprise canadienne (sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la LIPR). Comme le constate la SAI durant l’audience, M. Miteyo ne pouvait pas se prévaloir de cette exception, ce qui amène M. Miteyo à ne pas contester la validité juridique de la mesure d’interdiction.

[10] La SAI examine donc l’étendue du manquement de M. Miteyo à son obligation de résidence. M. Miteyo invoque à peu près 600 jours et le ministre invoque entre 400 et 500 jours, plus précisément 455 jours. La SAI reconnaît que même un seuil minimum d’environ 455 jours n’est pas une absence totale. Ainsi, cela constitue un manquement moyen et un aspect négatif que M. Miteyo doit remédier proportionnellement avec d’autres facteurs d’ordre humanitaire.

[11] La SAI se penche ensuite sur les motifs d’ordre humanitaire identifiés dans les soumissions d’appel à la lumière de cet aspect négatif et des critères énoncés dans la jurisprudence (Bufete Arce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CanLII 54304 (CA CISR).

[12] La SAI traite les raisons du départ et de l’absence prolongée du Canada de M. Miteyo; son âge et profil; ses liens et attachements au Canada, incluant sa famille au Canada et des gens qui sont très près de lui. La SAI souligne qu’en novembre 2019, M. Miteyo avait 65 ans et pouvait « passer beaucoup plus de temps ici avec son épouse et ses trois enfants qui sont tous établis au Canada […] » et qu’il connaitrait des difficultés s’il devait retourner au Congo. Le tribunal note également que M. Miteyo travaillait à l’étranger pour une entreprise canadienne et pour une œuvre de charité qui venait en aide aux gens déplacés. La SAI estime que ces deux facteurs rendent raisonnables ses séjours en Afrique.

[13] La SAI accorde une grande importance à la présence de la famille de M. Miteyo au Canada, son travail au sein de TM Solutions à l’étranger et sa contribution à une profession noble en Afrique, c’est-à-dire l’aide humanitaire. Le tribunal conclut que M. Miteyo s’est déchargé de son fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe suffisamment de motifs humanitaires pour accueillir son appel.

II. Question en litige et norme de contrôle

[14] Le ministre soutient que la SAI a commis plusieurs erreurs susceptibles de révision lors de son évaluation des motifs d’ordre humanitaire. Il prétend que le tribunal a erré dans sa conclusion que les motifs avancés par M. Miteyo justifient qu’il conserve son statut de résident permanent du Canada.

[15] Les parties reconnaissent que l’évaluation des motifs humanitaires par la SAI implique un haut degré de discrétion et que la Cour doit examiner la décision contestée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paras 10, 23 (Vavilov)). Aucun des cas justifiant une dérogation à cette présomption ne s’applique en l’espèce.

[16] Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov au para 100). L’examen du caractère raisonnable doit être axé sur la décision rendue par le décideur, incluant à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu (Vavilov au para 83). Une décision raisonnable est une décision « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » qui est justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles pertinentes (Vavilov au para 85). Une telle décision a droit à une certaine retenue de la part d’une cour de révision.

III. Analyse

[17] Le ministre souligne que M. Miteyo a choisi de s’absenter du Canada pendant de longues périodes afin de poursuivre son travail au Congo. Il ne s’est pas conformé à son obligation de résidence et n’a même pas établi l’étendue de son manquement. Le ministre prétend que l’analyse de la SAI est peu transparente et difficilement intelligible. Le ministre soutient que le tribunal a pris compte des facteurs non pertinents tout en omettant de considérer des facteurs très pertinents.

[18] Quant à lui, M. Miteyo allègue que le ministre n’a pas fidèlement présenté sa situation factuelle dans son mémoire. Il répond aussi à chaque argument du ministre sur le bien-fondé de la décision.

L’effet de l’absence du ministre lors de l’audience

[19] M. Miteyo allègue premièrement que, n’étant pas présent lors de l’audition, le ministre tente maintenant de remédier à l’absence de son représentant. M. Miteyo insiste sur le fait que cette demande de contrôle judiciaire est une procédure capricieuse. À son avis, le ministre tente de remédier à cette absence « afin que cette honorable Cour substitue son analyse à celle de la SAI ».

[20] Je ne peux souscrire à cet argument. Le choix du ministre de s’absenter de l’audience ne lui enlève pas son droit de déposer une demande de contrôle judiciaire à la Cour et de contester la décision rendue par la SAI. Ses représentations écrites fournies à la SAI demandant le rejet de l’appel indiquent clairement son opposition aux arguments de M. Miteyo à savoir qu’il existe des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales. La demande de contrôle judiciaire du ministre n’est pas capricieuse en raison de son absence à l’audience.

[21] Je conclus que le ministre maintient son droit de contester la décision rendue par la SAI.

L’étendue du manquement à l’obligation de résidence

[22] Le ministre soutient que la SAI a erré en spéculant à l’égard du nombre de jours de présence physique de M. Miteyo au Canada. Inversement, M. Miteyo est d’avis que la SAI a été prudente en retenant le nombre de jours le moins élevé (455 jours) mis de l’avant par le ministre.

[23] À mon avis, la SAI ne commet pas une erreur révisable en adoptant l’estimation du ministre d’approximativement 455 jours comme seuil minimum. La conclusion du tribunal selon laquelle ce chiffre ne représente pas une absence totale du Canada de la part de M. Miteyo et qu’ « essentiellement, ce fut un manquement moyen » n’est pas déraisonnable à la lumière de la preuve. Même s’il est difficile de comprendre pourquoi M. Miteyo est dans l’impossibilité de calculer le nombre de jours qu’il a passé au Canada nonobstant ses nombreux voyages pendant la période quinquennale, la conclusion qui importe est celle du manquement moyen et non le nombre exact de jours du manquement.

Les erreurs révisables

[24] Je me penche maintenant sur les arguments additionnels du ministre.

[25] Ayant attentivement examiné les arguments des deux parties, la preuve au dossier et les motifs de la SAI, j’estime que le tribunal a commis les erreurs révisables suivantes :

  1. La SAI ne considère pas intelligiblement la raison pour laquelle M. Miteyo a quitté le Canada si peu de temps après être arrivé et être devenu résident permanent. Entre le 30 juillet 2012, la date de son arrivée au Canada, et le 24 décembre 2012, la preuve démontre que M. Miteyo est entré au Canada deux fois (le 19 octobre 2012 et le 24 décembre 2012). Cependant, dans la décision, la SAI n’examine pas la raison pour laquelle il a quitté le Canada les premières fois. Le tribunal se réfère aux emplois de M. Miteyo en Afrique pendant la période quinquennale. Or, son analyse n’indique pas si les deux voyages initiaux étaient des voyages d’affaires pour ses employeurs.

  2. La SAI accepte que M. Miteyo pensait respecter son obligation de résidence en étant associé à TM Solutions à temps partiel. La SAI constate que M. Miteyo a plusieurs projets au Canada, non identifiés par le tribunal, et que :

10 […] certaines des raisons de son départ et de son séjour prolongé à l’étranger, selon une prépondérance des probabilités, sont raisonnables vu qu’il pensait respecter son obligation de résidence en étant associé à une entreprise canadienne […].

L’ignorance de la loi ne peut constituer une excuse (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tefera, 2017 CF 204 au para 28). Je suis d’accord avec le ministre que la conclusion de la SAI selon laquelle les raisons du départ et du séjour prolongé de M. Miteyo à l’étranger « sont raisonnables vu qu’il pensait respecter son obligation de résidence en étant associé à une entreprise canadienne » est en soi une erreur révisable. La jurisprudence confirme que garder un emploi à l’extérieur du Canada est contraire aux objectifs de la LIPR (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Abderrazak, 2018 CF 602 au para 24). Le fait que la SAI semble excuser ou minimiser le défaut de M. Miteyo de respecter son obligation de résidence sans se fier à de telles circonstances est problématique.

  1. La SAI poursuit son analyse à cet égard. Elle observe que, « d’une manière plus importante », le travail de M. Miteyo a aidé TM Solutions à obtenir des revenus à l’étranger et M. Miteyo a contribué à œuvrer au sein de différents organismes caritatifs en Afrique. Je suis d’accord avec l’argument de M. Miteyo que l’analyse de la SAI est nuancée. Malgré les nuances, les explications du tribunal quant à la pertinence des revenus de TM Solutions à l’étranger ne sont pas justifiées. La SAI note ensuite que ces revenus ont été bénéfiques pour l’économie canadienne. Le tribunal se fie au fait que le travail de M. Miteyo à l’extérieur du Canada lui permettait de générer des revenus à l’étranger qui ont été rapatriés au Canada par son employeur canadien. Le tribunal caractérise son travail à l’extérieur du Canada comme un facteur positif vu que « cela fut bénéfique aussi pour l’économie canadienne ». Malheureusement, il n’y a aucune preuve au dossier des revenus de TM Solutions rapatriés au Canada.

L’hypothèse de la SAI à savoir qu’un emploi au sein d’une entreprise canadienne à temps partiel fut bénéfique pour l’économie canadienne sans aucune preuve est une erreur révisable. En outre, cette hypothèse est une dérogation aux exigences du sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la LIPR. Ce sous-alinéa exige que seul un emploi à temps plein pour une entreprise canadienne constitue une exception à l’obligation d’un résident permanent d’être présent au Canada pour au moins 730 jours pendant une période quinquennale. Si, en tentant de transformer un facteur négatif en un facteur positif, un tel emploi à temps partiel est présumé avoir été bénéfique pour l’économie canadienne, les exigences du sous-alinéa n’ont pas d’application réelle.

  1. Un élément important de l’analyse de la SAI de l’établissement de M. Miteyo au Canada est le fait qu’à l’âge de 65 ans, M. Miteyo « peut passer beaucoup plus de temps » avec sa famille au Canada au cours des prochaines années. La jurisprudence indique que le tribunal a erré en considérant le potentiel prospectif de l’établissement de M. Miteyo (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Hassan, 2017 CF 413 au para 24) :

[24] […] Il serait effectivement « absurde, compte tenu du régime législatif », de considérer expressément le potentiel d’établissement comme un facteur pertinent, car pareille démarche « pourrait en fait enlever toute pertinence à la conclusion d’interdiction de territoire » […].

Une intention ne démontre pas un établissement actuel.

Par ailleurs, la SAI n’examine pas de façon intelligible et en tenant compte d’autres facteurs de nature fiscale et financière l’établissement de M. Miteyo au Canada et son intégration à la société canadienne. Par exemple, le tribunal mentionne comme facteurs positifs à l’appui de son intégration les contacts réguliers de M. Miteyo lors de ses absences avec ses interlocuteurs canadiens; le fait qu’il est propriétaire d’un terrain sur lequel il paie annuellement des impôts fonciers et des frais d’entretien; et son respect des obligations initiales liées au programme entrepreneurial au Nouveau-Brunswick. Ces facteurs ne nécessitent pas que M. Miteyo soit présent au Canada et la SAI ne fournit aucune explication de la pertinence de ces facteurs quant à un établissement réel au Canada.

IV. Résumé et conclusion

[26] Je suis consciente que la SAI conclut que le témoignage de M. Miteyo était « très spontané, direct, détaillé et sans hésitation ». Il s’ensuit qu’il n’y a aucune question de crédibilité en l’espèce et que les faits sont bien établis. Également, le travail caritatif de M. Miteyo en Afrique était sans doute de nature louable. De plus, l’évaluation de l’importance de la famille de M. Miteyo au Canada est détaillée et la SAI ne commet aucune erreur à cet égard.

[27] Pourtant, le ministre ne fait pas de soumissions quant aux faits ou au témoignage de M. Miteyo. Ses arguments se concentrent sur les conclusions de la SAI qui ne comportent aucune explication et sur sa considération des facteurs non pertinents lors de son évaluation des motifs d’ordre humanitaire, notamment le potentiel prospectif d’établissement et les bénéfices présumés de l’emploi de M. Miteyo au sein d’une compagnie canadienne.

[28] J’estime que les arguments du ministre sont bien fondés. La décision ne possède pas les caractéristiques d’une évaluation raisonnable de plusieurs critères pertinents pour la considération des motifs d’ordre humanitaire dans le cadre d’un appel à la SAI en vertu du paragraphe 63(4) et l’alinéa 67(1)(c) de la LIPR. Même si l’exercice par la SAI de ses pouvoirs est hautement discrétionnaire, le tribunal doit considérer les facteurs pertinents de façon transparente et intelligible. Pour les motifs énoncés précédemment, la demande de contrôle judiciaire du ministre est accueillie.

[29] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens qu’il n’y en a aucune.

 


JUGEMENT DU DOSSIER DE LA COUR IMM-187-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel de l’immigration datée du 18 décembre 2019 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée devant la Section d’appel de l’immigration pour un nouvel examen par un tribunal constitué différemment.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-187-20

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION c BRUNO NYENGE MITEYO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 mars 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 juillet 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Suzanne Trudel

 

Pour le demandeur

 

Me Saïd Le Ber-Assiani

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Hasa Avocats

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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