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Date : 20210707


Dossier : IMM-2091-20

Référence : 2021 CF 714

Ottawa (Ontario), le 7 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

AB

CD

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 5 mars 2020 par un agent d'immigration principal [l’agent] du ministère d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC], qui a refusé d’accorder aux demandeurs une demande de dispense de l’obligation d’obtenir un visa d’immigration à l’étranger fondée sur des considérations humanitaires [demande CH] en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2] Il importe de souligner dès le départ que les motifs de la décision ont été rédigés uniquement en anglais, bien que la demande CH et la quasi-totalité des documents soumis soient en français. La langue des motifs n’a pas empêché les demandeurs d’en prendre connaissance et d’entreprendre des démarches judiciaires dans les délais prévus. Cependant, vu ma conclusion que l’agent a commis des erreurs importantes en rejetant la demande CH des demandeurs, une question sérieuse se pose quant à savoir si l’agent, qui a choisi d’analyser et de décider ce dossier, avait la capacité linguistique d’en saisir toutes les nuances. Bien qu’il ne soit pas possible de tirer des conclusions fermes sur la source des incompréhensions de l’agent, il est permis de penser que l’insuffisance de sa connaissance du français en est une.

II. Question préliminaire

[3] Avant l’audition de la présente demande, les demandeurs ont déposé une requête pour demander que la Cour rende anonyme sa décision en l’espèce en remplaçant leurs noms par AB et CD dans l’intitulé de la cause où ils sont identifiés par leurs noms. La juge Sylvie Roussel a accordé une ordonnance d’anonymat intérimaire le 8 avril 2021. Elle a laissé au juge saisi de la demande de contrôle judiciaire de déterminer s’il y a lieu de maintenir l’ordonnance de manière permanente.

[4] Je constate que l’agent reconnaît dans sa décision que la demanderesse principale AB est victime de violence conjugale. Je constate également que celle-ci craint de possibles représailles et des répercussions dommageables pour elle et son fils, le demandeur CD, qui est âgé de 14 ans. À mon avis, il s’agit de raisons valables justifiant l’octroi d’une ordonnance d’anonymat permanente.

III. Contexte Factuel

[5] Bien que la demanderesse ait grandi et vécu en France, elle a quitté la France en 2008 à l’âge de 33 ans pour suivre son conjoint et père de CD à Singapour où ils ont vécu jusqu’en 2016. Dans ces motifs, ce dernier sera désigné comme étant le « conjoint ».

[6] Les demandeurs sont arrivés au Canada en septembre 2016. Ils résident à Montréal depuis cette date.

[7] Leur statut au Canada dépendait du permis de travail du conjoint.

[8] La demanderesse est restée dans une relation abusive et violente avec son conjoint pendant 24 ans. Elle a subi de la violence psychologique, physique et financière, dans une relation caractérisée par diverses formes de contrôle et de dévalorisation à son égard.

[9] Le couple est maintenant séparé et présentement en instance de divorce devant la Cour supérieure de Montréal.

[10] Le 7 février 2020, les demandeurs ont déposé des demandes de permis de séjour temporaire [PST] pour victimes de violence familiale.

[11] Quelques jours plus tard, soit le 13 février 2020, les demandeurs ont déposé une demande CH avec plusieurs documents à l’appui, y compris un rapport d’évaluation psychologique qui témoigne de l’état de santé psychologique fragile de la demanderesse, ainsi que de son combat constant pour reconstruire son estime de soi et son indépendance. Parmi les différents critères caractéristiques de la relation abusive ayant un impact à long terme sur la personnalité de la demanderesse, le rapport cite : un climat d’insécurité physique et émotionnelle; un climat de contrainte, de contrôle et d’isolement; un sentiment d’infériorité, de dévalorisation et d’humiliation; un climat de culpabilisation et un sentiment d’incompétence ainsi qu’un sentiment de confusion et de doute.

[12] La demande a été refusée par l’agent le 5 mars 2020. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[13] Les demandes PST ont été acceptées par l’IRCC le 11 mars 2020.

IV. La décision de l’agent

[14] Tel que mentionné précédemment, l’agent reconnaît et prend en compte la violence conjugale subie par la demanderesse. Il conclut toutefois que le fait de retourner en France permettra à la demanderesse d’échapper à l’emprise de son conjoint. L’agent ajoute qu’il a peu de renseignements au dossier pour expliquer pourquoi la famille entière ne peut pas se relocaliser en France.

[15] L’agent conclut que la demanderesse a un faible degré d’établissement au Canada. Il constate qu’elle ne réside au Canada que depuis 2016, elle gagne des revenus très modestes et elle n’a pas de famille au Canada.

[16] Quant au rapport psychologique, l’agent conclut que le psychologue n’a pas diagnostiqué de problème de santé mentale chez la demanderesse et n’indique pas que la demanderesse doit recevoir de suivis psychologiques, des traitements ou des médicaments.

[17] L’agent reconnaît que la demanderesse aura une période d’adaptation pour se réinstaller dans un pays qu’elle a quitté il y a plus de 10 ans. Cependant, l’agent conclut que son retour en France ne sera pas plus difficile que ses précédents déménagements à Singapour et à Montréal.

[18] Après avoir pris en considération tous les facteurs que les demandeurs ont mentionnés dans leur demande CH, l’agent conclut que les facteurs n’étaient pas suffisants pour justifier une dispense pour circonstances d’ordre humanitaire. Par conséquent, la demande été refusée.

V. La question en litige

[19] La seule question en litige est celle à savoir s’il était déraisonnable pour l’agent d’immigration de conclure à l’insuffisance de facteurs humanitaires pour exempter les demandeurs de l’obligation de déposer leur demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

VI. Norme de contrôle

[20] La Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44, a confirmé que la norme de contrôle applicable à une décision CH est celle de la décision raisonnable.

[21] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov, paras 15, 99).

VII. Analyse

[22] Les demandeurs soulèvent trois questions : (1) l’agent a-t-il erré en concluant que l’intérêt des demandeurs à rester au Canada est temporaire par nature, (2) l'agent a-t-il erré dans son analyse de la preuve relative à la violence subie et des difficultés inhabituelles qui en découlent pour la demanderesse, et (3) l’agent a-t-il erré dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant mineur. J’examinerai ces questions une à une.

A. L’agent a-t-il erré en concluant que l’intérêt des demandeurs à rester au Canada est temporaire par nature

[23] L’agent mentionne que les demandeurs ont des demandes de PST en cours de traitement pour demeurer au Canada temporairement afin de finaliser les procédures en matière familiale. Or, rien dans la demande CH ne permet à l’agent de tirer une telle conclusion.

[24] Premièrement, il est simplement indiqué dans la demande soumise par les demandeurs qu’ils ont déposé une demande de PST pour victimes de violence familiale. Comme l’explique la demanderesse, elle et son fils avaient effectivement appliqué pour des PST pour victimes de violence familiale, un programme démontrant l’intention particulière du gouvernement de donner aux victimes une occasion de sortir de situations violentes sans avoir à craindre de perdre leur statut au Canada.

[25] Les lignes directrices d’IRCC applicables en la matière relatives à l’admissibilité à ce PST précisent:

Au moment d’évaluer l’admissibilité au PST, l’agent évaluera si l’étranger :

est effectivement présent au Canada et est victime de violence, y compris la violence physique, sexuelle ou psychologique, l’exploitation financière ou la négligence, de la part de son époux ou conjoint de fait durant son séjour;

souhaite obtenir le statut de résident permanent, ce qui l’oblige à demeurer dans une véritable relation où la violence est présente, et si cette relation avec l’époux ou le conjoint de fait violent est essentielle au maintien du statut de l’étranger au Canada.

In assessing eligibility for a TRP, the officer considers if the foreign national is

physically located in Canada and experiencing abuse, including physical, sexual, psychological or financial abuse or neglect, from their spouse or common-law partner while in Canada

seeking permanent residence that is contingent on remaining in a genuine relationship in which there is abuse and if the relationship with the abusive spouse or common-law partner is critical for the continuation of the individual’s status in Canada

[26] L’ensemble de la structure du PST pour victimes de violence familiale en est une d’urgence (par nature temporaire), qui vise ensuite à permettre aux victimes d’avoir le temps et la stabilité nécessaire pour déposer des demandes de résidence permanente, le cas échéant. Dans les circonstances, il était déraisonnable pour l’agent de conclure que l’intérêt des demandeurs était de nature temporaire, au simple prétexte que des demandes de PST étaient en cours. Il était encore plus déraisonnable de spéculer sur la raison qui sous-tendait lesdites demandes de PST.

[27] Deuxièmement, la preuve au dossier démontre que le conjoint avait bel et bien l’intention de s’installer au Canada de manière permanente. Dans son affidavit déposé à l’appui de la demande CH, la demanderesse déclare que quelques mois après leur arrivée à Montréal, le cabinet d’avocats de la compagnie de son conjoint « se charge du dossier de demande de la résidence permanente pour nous trois. » Son conjoint a décidé de retirer la demande de résidence en 2018 afin que leur fils puisse poursuivre son éducation à l’école anglophone. La demanderesse apprend qu’elle ne peut faire partie de la demande de résidence permanente après la séparation avec son conjoint. Elle déclare que son conjoint l’a harcelée et lui a fait du chantage pour qu’elle signe un document d’immigration qui aurait permis à son conjoint d’immigrer au Canada avec son fils et sans elle.

[28] Cette erreur d’appréciation de la preuve est en soi suffisamment grave pour justifier l’annulation de sa décision. Il y a plus encore.

B. L'agent a-t-il erré dans son analyse de la preuve relative à la violence subie et des difficultés inhabituelles qui en découlent pour la demanderesse

[29] Les demandeurs soumettent qu’alors que l’agent reconnaît que la demanderesse est une victime de violence conjugale, il échoue à en comprendre les impacts et arrive à une conclusion déraisonnable en ce qui concerne les difficultés inhabituelles auxquelles la demanderesse serait confrontée en cas de retour en France. J’abonde dans le même sens.

[30] L’agent ne semble pas avoir traité de la demande CH avec l’attention et la compassion requises à l’égard de la demanderesse, une victime de violence conjugale qui s’est vue privée de la possibilité de devenir résidente permanente en conséquence de la fin d’une relation violente.

[31] À titre d’exemple, le rapport psychologique indique clairement que la demanderesse présente un trouble de l’adaptation avec humeur anxieuse selon la classification du DSM-5 (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux). Le rapport précise même qu’elle présente un score assez élevé dans les symptômes anxieux et que le score, « cliniquement significatif, mérite que l’on y prête une attention particulière ».

[32] L’agent conclut pourtant que le psychologue n’a pas diagnostiqué de problème de santé mentale chez la demanderesse. On comprend mal comment l’agent pourrait arriver à une telle conclusion malgré la preuve à l’effet contraire.

[33] L’ensemble de l’analyse de l’agent relative aux difficultés que la demanderesse aurait à surmonter en quittant le Canada et à l’impact qu’aurait un tel déracinement sur l’enfant mineur est donc entaché par une erreur factuelle déterminante.

C. L’agent a-t-il erré dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant mineur

[34] Dans la décision, l’agent observe que la demanderesse et son conjoint, des résidents temporaires au Canada, se sont séparés au Canada. L’agent constate qu’il y a peu de preuves qui indiquent qu’il ne serait pas dans l'intérêt de CD de vivre dans une famille monoparentale avec sa mère en France. L’agent constate de plus qu’il semble que la séparation d’avec le conjoint est bénéfique au bien-être de CD. Même si la demanderesse et son conjoint vivent dans des maisons séparées, CD continue d'être témoin de l'agressivité de son père envers sa mère. L’agent conclut que le comportement du conjoint envers la demanderesse est préjudiciable à la santé et à la sécurité de CD.

[35] Pourtant, rien dans le dossier ne permettait à l’agent de conclure que CD repartirait nécessairement en France avec sa mère en cas de rejet de la demande CH. En fait, plusieurs éléments démontrent qu’il existe une possibilité qu’il soit amené à rester au Canada avec son père, dépendamment de l’issue des procédures familiales engagées par ses parents. Conclure autrement relève de pure spéculation de la part de l’agent.

[36] De plus, eut égard à l’analyse des conséquences pour CD en cas de retour en France avec sa mère, la décision de l’agent manque d’intelligibilité en ce qu’il n’explique pas en quoi il ne considère pas le désir de CD de rester au Québec avec ses deux parents, ni le fait que l’enfant lui-même verbalise dans sa lettre que s’il était séparé de l’un de ses deux parents, il deviendrait déprimé et pourrait développer des problèmes de colère. L’agent n’adresse pas non plus les commentaires détaillés faits par la demanderesse dans son affidavit, relativement à la relation particulière qu’elle entretient avec son fils et aux difficultés que ce dernier a déjà eues à traverser dans le passé en raison de la situation familiale, notamment le fait qu’il considérait Singapour comme son pays et qu’il a initialement très mal vécu le déménagement à Montréal.

VIII. Conclusion

[37] Je suis parfaitement conscient qu’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire. De plus, je reconnais que le fardeau d’établir qu’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est justifiée incombe au demandeur et que la décision de l’agent appelle une certaine retenue de la part de la cour de révision.

[38] Je conclus toutefois que les demandeurs ont réussi à démontrer que les motifs de la décision comportent des erreurs importantes de compréhension de la preuve soumise au dossier, qui ont fondamentalement vicié le raisonnement de l’agent. À mon avis, les motifs ne reflètent pas les qualités de transparence et de cohérence qui font partie intégrante d’une décision raisonnable.

[39] La demande de contrôle judiciaire est donc accordée.

[40] Les parties n’ont soumis aucune question d’importance générale pour fins de certification.

[41] En terminant, je voudrais ajouter que je ne trouve pas convaincant l’argument du défendeur qu’en l’absence d’une demande de traduction des motifs de l’agent et de preuve d’un préjudice quelconque subi par les demandeurs, aucun manquement à l’obligation d’équité procédurale n’a été démontré dans les circonstances.

[42] En l’espèce, les demandeurs n’ont pas souhaité soulever cette question eu égard à leur capacité de se prévaloir adéquatement de leur recours juridique devant cette Cour. Je ne peux cependant passer sous silence mon profond désaccord avec une pratique qui permettait à des agents d’IRCC de rédiger leurs motifs de décision dans une langue officielle autre que la langue de préférence pour la correspondance d’un demandeur, telle que reflétée dans leur formulaire de demande.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2091-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée.

2. L’affaire est renvoyée à IRCC pour qu’un autre agent reconsidère la demande des demandeurs de dispense de l’obligation d’obtenir un visa d’immigration à l’étranger fondée sur des considérations humanitaires.

3. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Roger R. Lafrenière »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2091-20

 

INTITULÉ :

AB ET CD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (ONTARIO) ET MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 juin 2021

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 juillet 2021

 

COMPARUTIONS :

Coline Bellefleur

 

Pour les demandeurs

 

Michel Pépin

 

Pour le dÉfendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le dÉfendeur

 

 

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