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Date : 20210708


Dossier : T‑1112‑20

Référence : 2021 CF 725

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

BARRY SEAFOODS NB INC., BARRY GROUP INC.,

PRIDE VENTURES INC., 039761 NB LTÉE

67108 NEWFOUNDLAND & LABRADOR INC.,

et GAUVIN AND NOEL COMPAGNIE LTÉE

demanderesses

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS ET DE LA GARDE CÔTIÈRE CANADIENNE,

et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Pour l’automne de 2020, le ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne [le ministre] a fixé à 12 000 t le total autorisé des captures [TAC] pour la pêche de hareng commerciale de l’automne dans le sud du golfe du Saint-Laurent, tout en attribuant aux détenteurs d’un permis de pêche commerciale des quotas de captures fondés sur un chiffre de 18 000 t [la décision du MPO]. Cette décision a été communiquée aux détenteurs de permis le 20 août 2020, dans un document intitulé « Avis aux pêcheurs » [le premier avis]. Le premier avis indiquait que, pour la pêche du hareng, le TAC définitif serait de 12 000 t et que le quota serait réparti en fonction de la formule de partage existante qui s’appliquait aux différentes flottilles, comme suit :

[2] Le 1er septembre 2020, par la voie d’un second avis, ces chiffres ont été intégrés au Plan de pêche axé sur la conservation pour la pêche du hareng dans le sud du golfe du Saint-Laurent [le second avis].

[3] Les demanderesses, Barry Seafoods NB Inc., Barry Group Inc., Pride Ventures Inc., 039761 NB Ltée, 67108 Newfoundland & Labrador Inc. et Gauvin and Noel Compagnie Ltée, constituent la flottille des grands senneurs du Golfe dont il est question dans le tableau qui précède. Elles sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du MPO au motif que cette dernière est :

  1. une décision administrative, qui est déraisonnable ou qui a été prise au mépris des principes d’équité procédurale;

  2. subsidiairement, une décision législative déraisonnable qui a été prise de mauvaise foi, sans respecter les exigences de la justice naturelle, ou en prenant en compte des facteurs non pertinents ou étrangers à l’objet de la loi.

[4] À titre de réparation, les demanderesses sollicitent une ordonnance annulant la décision du MPO et renvoyant l’affaire au ministre, assortie de directives de réexaminer cette décision du MPO après avoir fait part d’un avis approprié et fait une divulgation suffisante aux demanderesses et avoir accordé à celles-ci une possibilité raisonnable de fournir des conseils et des renseignements pertinents au ministre.

[5] Comme je l’explique plus en détail dans les présents motifs, la présente demande est rejetée parce que suis d’avis que la décision du MPO est une décision de politique générale discrétionnaire et que, après avoir pris en compte les arguments des parties dans le contexte des principes qui régissent le contrôle judiciaire des décisions de cette nature, je conclus que la décision du MPO est raisonnable.

II. Le contexte

[6] À l’appui de la position qu’elles ont adoptée dans le cadre de la présente demande, les demanderesses ont déposé des affidavits qu’ont souscrits des dirigeants de plusieurs d’entre elles. Cependant, elles se fondent principalement sur l’affidavit de William Barry, directeur, président et chef de la direction de Barry Group Inc. et de Barry Seafoods NB Inc. Les défendeurs se fondent sur l’affidavit de Marc Lecouffe, un employé du ministère des Pêches et des Océans [le MPO] qui occupe actuellement le poste de directeur régional adjoint, Gestion des pêches et des ports. La description suivante du contexte dans lequel s’inscrit la présente demande s’inspire de ces preuves par affidavit, ainsi que des pièces qui y sont jointes.

A. La pêche du hareng d’automne dans le sud du golfe du Saint-Laurent

[7] Le territoire de pêche du sud du golfe du Saint-Laurent [le territoire de pêche] est exploité par deux secteurs de flottille commerciale : a) une flottille de pêche côtière qui utilise principalement des engins fixes, et b) une flottille qui utilise comme engin de pêche une senne coulissante mobile, et ce, en eaux plus profondes. On compte environ 3 000 détenteurs de permis de pêche côtière commerciale et sept senneurs détendeurs d’un permis. Les demanderesses détiennent collectivement la totalité des sept permis de senneur. En plus des détenteurs de permis de pêche commerciale, il y a aussi des détenteurs de permis de pêche à l’appât qui pêchent également le hareng dans la région, mais leur rôle n’est pas pertinent à l’égard des questions que soulève la présente demande.

[8] Depuis 1984, le ministre fixe des TAC distincts pour les saisons de pêche du printemps et de l’automne. Le TAC qui s’applique à l’automne, et auquel se rapporte la présente demande de contrôle judiciaire, est exploité à des moments différents par les deux secteurs de flottille. La flottille de pêche côtière mène principalement ses activités du mois d’août au mois de septembre. La flottille des senneurs mène ses activités du mois de septembre ou d’octobre jusqu’au mois de novembre. Il y a peu de chevauchements entre les périodes où les deux flottilles pêchent.

[9] Le TAC qui s’applique à la saison de l’automne est divisé en quotas (ou contingents), et le volet « pêche côtière » de ces derniers est subdivisé entre les détenteurs de permis pour des zones de pêche du hareng [ZPH] différentes, et portant les numéros 16A‑G et 17. Ces ZPH sont illustrées dans la figure 1 qui suit, laquelle est tirée du Plan de gestion intégrée des pêches de 2014 qui s’applique au territoire de pêche. Une fois le TAC atteint, la pêche est fermée pour la saison. Cependant, entre 2010 et 2019, aucun des deux secteurs de flottille n’a capturé la part du TAC qui lui avait été attribuée. Depuis 2015 (mais avant 2020), moins de 70 % du TAC avait été débarqué.

Figure 1 Carte des zones de pêche du hareng dans le sud du golfe du Saint-Laurent

[10] Depuis 1996, 76,83 % du TAC est attribué chaque année à la flottille de pêche côtière et 23,17 % à la flottille des senneurs à senne coulissante. Le quota qui s’applique à la flottille de pêche côtière est pêché sur une base concurrentielle au sein de la flottille, tandis que celui qui s’applique à la flottille des senneurs est attribué à chaque détenteur de permis, en fonction de limites de captures individuelles, appelées « quotas individuels transférables » [QIT]. Sous réserve du pouvoir discrétionnaire du ministre, les QIT peuvent être transférés entre détenteurs de permis et sont considérés par ceux-ci comme des éléments d’actif de valeur qu’ils peuvent acheter et vendre entre eux.

B. Le cadre de l’Approche de précaution

[11] L’Accord des Nations Unies sur les stocks de poissons chevauchants et grands migrateurs exige que le Canada applique l’Approche de précaution dans le cadre de la gestion des stocks de poissons. Cette approche oblige à prendre des mesures qui garantissent l’adoption de prévisions prudentes et qui réduisent ou évitent les risques auxquels s’exposent une ressource, l’environnement, et les humains dans la mesure du possible, et ce, en tenant explicitement compte des incertitudes et des conséquences possibles d’une erreur.

[12] Le MPO a adopté un cadre décisionnel en matière de pêche qui intègre l’Approche de précaution. Ce cadre s’applique dans les cas où des décisions sont prises pour fixer le TAC relatif à un stock de poissons ou lorsque d’autres mesures sont prises pour contrôler les récoltes. Il décrit trois zones d’état du stock : la zone saine, la zone de prudence et la zone critique. Conformément à l’Approche de précaution, quand le stock se situe dans la zone de prudence, les mesures de gestion de la pêche devraient favoriser le rétablissement du stock de manière à ce qu’il se trouve dans la zone saine.

C. Le processus décisionnel relatif au TAC applicable à la pêche du hareng commerciale pour l’automne 2020

[13] Avant que le ministre désigne les TAC qui s’appliquaient au territoire de pêche pour le printemps et l’automne de 2020, une réunion d’examen scientifique par les pairs a eu lieu les 12 et 13 mars 2020. D’après une modélisation du taux de mortalité naturelle du hareng dans le sud du golfe du Saint-Laurent au fil des années, le stock de hareng de l’automne se situait dans la zone de prudence du cadre de l’Approche de précaution depuis 2017 et la biomasse du stock de géniteurs diminuait d’année en année depuis 2011. Le TAC qui s’appliquait à l’automne de 2019 était de 22 500 t. Selon l’avis de scientifiques, la biomasse du stock de géniteurs déclinait dans toutes les options qui servaient à fixer les niveaux de prise, mais la fixation d’une prise de 12 000 t à l’automne de 2020 concorderait avec le même taux de mortalité du poisson qu’en 2019, tandis qu’une prise de 8 000 t à l’automne de 2020 amoindrirait la mortalité du poisson.

[14] Le MPO a consulté les membres du Comité consultatif des petites espèces pélagiques du Golfe [CCPEPG], formé notamment de représentants de groupes autochtones, de pêcheurs, de transformateurs, d’organisations non gouvernementales de l’environnement [ONGE], des provinces maritimes et du Québec. La consultation a eu lieu le 28 mai 2020, sous la forme d’une conférence téléphonique en raison de la pandémie de COVID‑19. Les résultats de l’évaluation la plus récente du stock ont été présentés, et il a été demandé aux membres du CCPEPG de fournir des recommandations sur le TAC qui serait appliqué à l’automne de 2020. Une majorité des membres du CCPEPG ont recommandé la reconduction du TAC de 2019, soit 22 500 t. Les ONGE ont recommandé que l’on maintienne les prises à moins de 8 000 t. La Prince Edward Island Fishermen’s Association a demandé que l’on impose un moratoire sur les activités des senneurs pour la saison de pêche de l’automne de 2020.

[15] Les fonctionnaires du MPO ont par la suite rédigé une note de service à l’intention du ministre et ils ont recommandé de quelle manière fixer le TAC de l’automne. La version définitive de la note de service a été envoyée au ministre le 19 août 2020; elle résumait les recommandations scientifiques et les recommandations du CCPEPG et elle était assortie des trois options suivantes concernant la fixation du TAC, de pair avec les avantages et désavantages de chacune [la note de service] :

  1. fixer le TAC de l’automne à 12 000 t, ce qui représentait une nette diminution (47 %) par rapport au TAC de 2019;

  2. fixer le TAC de l’automne à 12 000 t, mais attribuer un quota excédentaire aux diverses ZPH afin que la totalité du TAC puisse être capturée, étant entendu que la pêche serait fermée si le TAC était atteint [option 2];

  3. fixer le TAC de l’automne à 18 000 t, en s’attendant à ce que les captures visées se situent à environ 12 000 t, compte tenu des données de capture antérieures.

[16] La note de service recommandait au ministre d’adopter l’option 2, parce qu’elle représentait une diminution de 47 % et qu’elle serait conforme à l’Approche de précaution. Le 20 août 2020, le ministre a signé la note de service, indiquant ainsi qu’il souscrivait aux recommandations qui y étaient formulées.

[17] Le MPO a envoyé le premier avis et le second avis aux détenteurs de permis, dont les demanderesses, le 20 août 2020 et le 1er septembre 2020, respectivement [les avis]. Ces avis expliquaient qu’il était nécessaire de réduire le TAC relatif à la pêche du hareng de l’automne afin de favoriser le rétablissement du stock, qui, à ce moment‑là, se situait dans la zone de prudence du Cadre de l’approche de précaution. Les avis indiquaient également que le TAC de l’automne 2020 était fixé à 12 000 t, et ils énuméraient ensuite les quotas attribués à la flottille de la pêche côtière et à celle des senneurs.

[18] Les avis n’indiquaient pas expressément que les quotas étaient une surattribution, mais la somme des quotas qui y étaient indiqués totalisait 18 000 t. Le 21 août 2020, M. Barry a communiqué par courriel avec le ministre pour faire part de ses préoccupations au sujet de la décision du MPO. Il a expliqué qu’en raison de la surattribution des quotas, qui passaient de 12 000 t à 18 000 t, la flottille de pêche côtière obtenait la possibilité de capturer la totalité du TAC de 12 000 t, ce qui ne laissait à la flottille des senneurs aucun accès au TAC. M. Barry n’a pas reçu de réponse à sa demande de renseignements avant le 4 novembre 2020, date à laquelle le directeur général régional du MPO pour la région du Golfe lui a écrit pour l’informer que le MPO ne ferait pas de commentaires, car l’affaire se trouvait devant les tribunaux. Il s’agissait là d’une référence au fait que les demanderesses avaient déposé la présente demande de contrôle judiciaire le 18 septembre 2020, en vue de contester la décision du MPO.

D. Les résultats de la pêche du hareng commerciale à l’automne de 2020

[19] Le 20 octobre 2020, ou aux environs de cette date, le MPO a informé M. Barry et d’autres représentants des demanderesses que la flottille de pêche côtière avait capturé environ 11 300 des 12 000 t que prévoyait le TAC. À la date à laquelle M. Barry a signé son affidavit dans la présente affaire, soit le 30 octobre 2020, la flottille de senneurs avait capturé 500 t de hareng dans des zones du sud du Golfe où la flottille de pêche côtière avait déjà fini de pêcher. M. Barry a expliqué que cela représentait 4,2 % du TAC de 2020, par contraste avec les 23,17 % habituellement attribués à la flottille des senneurs.

[20] Le territoire de pêche a fermé le 4 novembre 2020, une fois que la totalité du TAC a été capturée. La flottille de pêche côtière a débarqué en tout 11 287 t, et celle des senneurs 708 t.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[21] Les arguments qu’invoquent les parties soulèvent les questions suivantes, que la Cour doit examiner dans la présente demande :

  1. La décision du MPO est-elle une décision législative ou de politique générale ou une décision de nature administrative?

  2. Si la décision du MPO est une décision législative ou de politique générale, est-elle susceptible de contrôle parce qu’elle a été prise de mauvaise foi, sans respecter les principes de justice naturelle, ou parce qu’elle a été fondée sur la prise en compte de facteurs non pertinents ou étrangers à l’objet de la loi?

  3. Si la décision du MPO est de nature administrative, est-elle susceptible de contrôle parce qu’elle est essentiellement déraisonnable ou qu’elle a été prise au mépris des principes d’équité procédurale?

[22] Pour examiner ces questions, je vais expliquer les normes de contrôle applicables que fait entrer en jeu la formulation susmentionnée des questions en litige.

IV. Analyse

A. La décision du MPO est-elle une décision législative ou de politique générale ou une décision de nature administrative?

[23] Il est important de qualifier la nature de la décision du MPO que vise le présent contrôle parce qu’elle a une incidence sur la norme de contrôle applicable, c’est‑à‑dire les circonstances dans lesquelles il y aurait peut-être lieu que la Cour annule la décision et la renvoie au décideur en vue d’un nouvel examen. Les demanderesses sont d’avis que la décision du MPO est de nature administrative, un résultat qui élargirait les circonstances dans lesquelles la Cour pourrait juger qu’elle est erronée. Les défendeurs soutiennent que les demanderesses contestent une décision de politique générale, plus proche de l’extrémité législative du continuum, qui ne peut être contrôlée que dans des circonstances plus étroites. Les détails des différentes normes de contrôle applicables sont expliqués plus loin dans les présents motifs.

[24] À l’appui de leur position selon laquelle la décision du MPO est de nature administrative, les demanderesses se fondent sur la formulation suivante du critère qui permet de déterminer si une décision est de nature administrative ou législative, un critère énoncé par S. A. de Smith et J. M. Evans dans de Smith’s Judicial Review of Administrative Action, 4e éd., (Londres : Stevens, 1980), à la page 71 :

[traduction]

On distingue souvent les actes législatifs des actes administratifs selon qu’ils sont de portée générale ou particulière. Un acte législatif consiste à créer et à promulguer une règle de conduite générale, sans référence à des cas particuliers; un acte administratif ne peut être défini avec précision, mais il s’agit notamment de l’adoption d’une politique, du fait de formuler et de donner une directive expresse et de l’application d’une règle générale à un cas particulier en conformité avec une politique, l’efficacité ou une pratique administrative. Des conséquences juridiques découlent de cette distinction.

[25] Les demanderesses signalent que cette formulation du critère a été invoquée dans l’arrêt R c Corcoran, [1999] NJ No 311, 181 Nfld & PEIR 341 (NLSCTD) et dans la décision Ecology Action Centre Society c Canada (Procureur général), 2004 CF 1087, quoique dans le contexte de décisions relatives aux périodes de fermeture de la pêche plutôt que de décisions relatives au TAC ou à l’attribution de quotas. Elles n’ont relevé aucun arrêt jurisprudentiel dans lequel une décision fixant un TAC a été qualifiée d’administrative, mais, soutiennent-elles, il ressort de la jurisprudence qu’il est nécessaire de prendre en compte le contexte dans lequel s’inscrit la décision en question pour pouvoir la qualifier comme il faut.

[26] Sur cette toile de fond jurisprudentielle, les demanderesses soumettent à l’examen de la Cour ce qui constitue, selon elles, l’un des principaux désaccords factuels entre les parties. Elles soutiennent que la décision du MPO les a touchées en particulier, tandis que les défendeurs font valoir qu’elle a touché à la fois la flottille de pêche côtière et la flottille des senneurs. Les demanderesses allèguent que si leur position sur ce désaccord factuel est retenue, cela milite en faveur du fait de qualifier la décision du MPO de décision de nature administrative.

[27] Les demanderesses reconnaissent que, à première vue, une décision portant sur la fixation d’un TAC s’applique à tous les détenteurs de permis qui font partie du territoire de pêche applicable. Cependant, elles comparent l’effet que la décision du MPO a eu sur elles à celui qu’elle a eu sur les détenteurs de permis de pêche côtière et font valoir que cela montre qu’elle les a touchées en particulier.

[28] En 2019 et les années antérieures, la pêche était gérée de telle manière que les détenteurs de permis de pêche côtière se faisaient concurrence. Dans la ZPH particulière pour laquelle il détenait un permis, chaque pêcheur côtier pouvait pêcher jusqu’au moment où la flottille avait capturé sa part du TAC. Les demanderesses soutiennent que, dans le cas de la flottille de pêche côtière, cette dynamique n’a pas changé en 2020 par suite de la décision du MPO.

[29] Par contraste, toujours en 2019 et les années antérieures, les détenteurs d’un permis de pêche à la senne ne se trouvaient pas en situation de concurrence, soit avec la flottille de pêche côtière, soit les uns avec les autres. Chaque détenteur d’un permis de pêche à la senne était sûr d’avoir le droit de capturer la part du TAC que représentait son propre QIT. Toutefois, en 2020, par suite du volet « surattribution de quotas » de la décision du MPO, ces détenteurs de permis se sont retrouvés à rivaliser avec la flottille de pêche côtière ainsi qu’entre eux. Autrement dit, l’attribution de 6 000 t de plus que le TAC de 12 000 t a permis à la flottille de pêche côtière ou, en fait, à un autre détenteur de permis de pêche à la senne de capturer suffisamment de poisson pour qu’il soit possible d’atteindre le TAC sans que chacun des détenteurs d’un permis de pêche à la senne capture son QIT.

[30] Les demanderesses soutiennent qu’étant donné que la décision du MPO a eu cet effet sur elles, sans effet comparable sur la flottille de pêche côtière, il faudrait la qualifier de décision de nature administrative.

[31] Les défendeurs font valoir que la décision du MPO a touché tous les détenteurs de permis qui prenaient part à la pêche, pas juste les demanderesses, et le fait que le TAC et la surattribution de quotas ont eu une incidence négative sur les demanderesses ne transforme pas la qualification de ces mesures en une décision de politique générale discrétionnaire.

[32] Du point de vue factuel, je conviens avec les demanderesses que la décision du MPO était susceptible de les toucher et que, en fin de compte, elle les a effectivement touchées, négativement et d’une manière différente de l’effet qu’elle a eu sur la flottille de pêche côtière. Cependant, je ne considère pas que cette incidence amène à conclure que la décision du MPO est de nature administrative. Le fait qu’une mesure de gestion de la pêche d’application générale a un effet particulier sur un ou plusieurs participants particuliers, ou qu’elle touche certains participants plus que d’autres, ne change pas en soi la nature de cette décision au point où elle peut être qualifiée de mesure administrative (voir la décision Barry Group Inc. c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2017 CF 1144 au para 28).

[33] À mon avis, l’effet qu’a eu la décision du MPO sur les demanderesses n’est pas une raison pour s’écarter des nombreuses décisions jurisprudentielles qui concluent que les décisions relatives à l’attribution de quotas de pêche sont des décisions discrétionnaires de la nature d’une mesure législative ou de politique générale, et non des décisions administratives (voir, par exemple : Carpenter Fishing Corp. c Canada, [1998] 2 CF 548, [1997] ACF no 1811 (CAF) [Carpenter], au para 28; Malcolm c Canada (Pêches et Océans), 2014 CAF 130 [Malcolm], au para 34; Canada (Procureur général) c Arsenault, 2009 CAF 300 [Arsenault], aux para 41 et 42; Association des crevettiers acadiens du Golfe Inc. c Canada (Procureur général), 2011 CF 305 [Association des crevettiers], au para 58).

B. Si la décision du MPO est une décision législative ou de politique générale, est-elle susceptible de contrôle parce qu’elle a été prise de mauvaise foi, sans respecter les principes de justice naturelle, ou parce qu’elle a été fondée sur la prise en compte de facteurs non pertinents ou étrangers à l’objet de la loi?

[34] Ayant conclu que la décision du MPO est une décision législative ou de politique générale, il me faut appliquer la norme de contrôle qui s’applique à une décision de cette nature. Il y a peu de désaccord entre les parties à propos de la norme de contrôle applicable. Celles-ci conviennent que cette norme est la décision raisonnable et elles, pour arriver à cette conclusion, se fondent sur les mêmes décisions jurisprudentielles (voir, par exemple : Malcolm, au para 34) ainsi que sur les principes qui régissent l’application de la norme de la décision raisonnable à une décision de politique générale discrétionnaire. Invoquant l’arrêt Maple Lodge Farms Ltd c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2 [Maple Lodge Farms], aux p 7 et 8, les demanderesses soutiennent qu’il y a trois circonstances dans lesquelles les décisions de cette nature sont considérées comme déraisonnables au stade du contrôle judiciaire : la mauvaise foi, le non-respect de la justice naturelle prescrite par la loi, ou la prise en compte de facteurs non pertinents ou étrangers à l’objet de la Loi. Ils signalent également ce qui est indiqué dans l’arrêt Malcolm (au para 35), à savoir qu’une décision de politique générale discrétionnaire peut aussi être déraisonnable si elle est jugée irrationnelle ou incompréhensible ou si elle découle de l’exercice abusif d’un pouvoir discrétionnaire.

[35] Bien que ces précédents, ainsi que d’autres qu’ont cités les parties pour la formulation de la norme de contrôle applicable, datent d’avant l’arrêt récent et faisant autorité que la Cour suprême du Canada a rendu au sujet de la norme de contrôle applicable dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], ni l’une ni l’autre d’entre elles ne laisse entendre que l’arrêt Vavilov a changé l’analyse qui doit être faite en l’espèce. Dans l’arrêt Vavilov la Cour suprême signale que les décisions auxquelles s’applique la norme de la décision raisonnable visent les questions « hautement politiques » à une extrémité du continuum, et, à l’autre extrémité, les questions de « droit pur ». La norme de la décision raisonnable demeure unique, en ce sens qu’elle comporte le même degré d’examen dans tous les contextes, même si ce qui est raisonnable dans une situation particulière sera une décision contextuelle qui tient compte des contraintes qu’impose le contexte juridique et factuel de la décision particulière qui est soumise à un contrôle (aux para 88 à 90).

[36] Dans la présente affaire, le contexte juridique dans lequel s’inscrit la décision du MPO est le pouvoir qu’a le ministre de gérer les pêches d’une manière conforme à la Loi sur les pêches, LRC (1985), c F‑14 [la Loi]. Plus particulièrement, aux termes de l’article 7 de la Loi, le ministre jouit du pouvoir discrétionnaire absolu de délivrer des permis de pêche. C’est dans ce contexte que la formulation des principes entourant la norme de contrôle applicable aux décisions de politique générale discrétionnaires qui sont prises dans le cadre de la gestion de la pêche a été mise au point dans les précédents datant d’avant l’arrêt Vavilov, et il n’y a, selon moi, aucune raison de s’en écarter en l’espèce.

[37] Voyons donc maintenant les arguments des demanderesses quant à la manière dont la décision du MPO enfreint ces principes. Premièrement, soutiennent-elles, il n’existe aucune liste limitée ou définitive de comportements qui constitueront un acte de mauvaise foi, un non-respect de la justice naturelle ou la prise en compte de facteurs non pertinents, étrangers ou arbitraires. Elles allèguent aussi que la mauvaise foi ne requiert pas nécessairement de la malveillance de la part du MPO. Au contraire, une absence de bonne foi dans les décisions du ministre peut suffire pour justifier la tenue d’un contrôle judiciaire. Les demanderesses se fondent en particulier sur l’explication donnée dans l’arrêt Malcolm, à savoir qu’une décision de politique générale discrétionnaire (appelée « décision discrétionnaire stratégique » dans cet arrêt) est déraisonnable si elle est incompréhensible (au para 35).

[38] S’appuyant sur ces arguments, les demanderesses exhortent la Cour à conclure que la décision du MPO est déraisonnable, parce qu’elle est opaque, déroutante, conçue d’une manière propre à obscurcir ses objets, ses buts et ses effets escomptés plutôt qu’à les révéler, ou qu’elle est par ailleurs incompréhensible. En avançant cet argument, elles se fondent sur les différences dans la manière dont les avis, d’une part, et la note de service, d’autre part, décrivent les mesures de gestion de la pêche que représente la décision du MPO. Cet argument met également en jeu un désaccord entre les parties quant au fait de savoir si ce sont les avis (comme le soutiennent les demanderesses) ou la note de service (comme le soutient le ministre) qui représentent la décision du MPO.

[39] La note de service commence par un sommaire, qui explique au ministre que l’objet de ce document est de solliciter son accord au sujet du TAC qui s’applique à la pêche du hareng. Après avoir fait référence au fondement de la recommandation du MPO (dont il sera question plus en détail plus loin dans les présents motifs), cette recommandation est résumée comme suit (l’option 2 étant l’option recommandée) :

[traduction]

Nous recommandons que le TAC pour 2020 soit fixé à 12 000 t et que le Ministère attribue un quota excédentaire aux diverses ZPH afin de permettre de capturer la totalité des 12 000 t, étant entendu que l’on fermera la pêche du hareng si le TAC est atteint (option 2, onglet 5). Cela représente une diminution de 47 % et cela se solderait par une mortalité par pêche annuelle inférieure au niveau d’exploitation de référence et serait conforme à [l’Approche de précaution].

[40] Les demanderesses signalent que la note de service indique expressément que la décision du MPO repose sur une surattribution de quotas, c’est‑à‑dire une attribution faite aux pêcheurs de hareng qui correspond à des niveaux totalisant une quantité de hareng supérieure au TAC. Par contraste, le contenu opérationnel de chacun des avis est libellé en ces termes :

Le [quota] sera réparti selon la formule de partage existante pour les différentes flottilles [participantes] et les allocations suivantes sont établies afin d’atteindre le TAC de 12 000 t.

Flottille

2020

Flottille côtière – ZPH 16A à 16G

13 692 t

Flottille côtière – ZPH 17

180 t

Grands senneurs du Golfe

4 128 t

 

 

Flottille

2020

Flottille côtière – ZPH 16A à 16G

13 692 t

Flottille côtière – ZPH 17

180 t

Grands senneurs du Golfe

4 128 t

 

Flottille

2020

Flottille côtière – ZPH 16A à 16G

13 692 t

Flottille côtière – ZPH 17

180 t

Grands senneurs du Golfe

4 128 t

Allocations établies selon la formule de partage historique des flottilles (tonnes métriques) afin d’atteindre des captures de 12 000 t

 

 

[41] Bien que les chiffres apparaissant dans le tableau qui précède totalisent une quantité de 18 000 t (un chiffre manifestement supérieur au TAC de 12 000 t), les avis n’emploient pas l’expression « allocation excédentaire » ou, selon l’argument des demanderesses, n’indiquent pas clairement comment les « allocations historiques » qui y sont indiquées sont censées fonctionner dans le contexte du TAC réduit. Dans leur plaidoyer, les demanderesses ont également fait remarquer que, les années antérieures, l’Avis aux pêcheurs incluait l’allocation générale totale au bas du tableau qui indiquait l’allocation du TAC. Selon les demanderesses, les avis ne communiquent pas de manière transparente ou intelligible la nature de la décision du MPO. Elles affirment également que, quand elles ont demandé des éclaircissements à des représentants du MPO, dont le ministre, ils n’y ont pas répondu rapidement.

[42] À ce stade de l’analyse, il est nécessaire d’examiner un autre point de désaccord factuel entre les parties, relativement aux communications qui se sont déroulées entre le MPO et les demanderesses à propos de la nature de la décision du MPO. Après avoir reçu le premier avis le 20 août 2020, M. Barry a envoyé un courriel à Mario Gaudet, agent régional principal, Gestion des pêches et de l’aquaculture au MPO, et il a demandé si la mention d’un TAC de 12 000 t était une erreur typographique. Le 20 août 2021, M. Gaudet a répondu par courriel, disant qu’il ne s’agissait pas d’une erreur, et il a demandé à M. Barry de lui téléphoner. La seule preuve dont dispose la Cour au sujet de la conversation qui en a résulté est le témoignage qu’a fait M. Barry en contre-interrogatoire, au cours duquel il a dit que M. Gaudet avait qualifié la décision du MPO de [traduction] « loufoque ».

[43] Le 21 août 2020, Joseph Barry, un autre représentant de Barry Group Inc. et de Barry Seafoods NB Inc., a transmis par courriel à M. Gaudet la demande de renseignements suivante :

[traduction]

L’annonce dit 12 000 tm et les parts des flottilles totalisent 18 000 tm? Je présume que le chiffre exact est 18 000 tm?

[44] M. Gaudet a répondu par courriel le même jour :

[traduction]

Plafond de 12 000 t pour les captures… mais prévoit une attribution de 18 000 t… Je sais que c’est déroutant.

[45] Toujours le 21 août 2020, M. William Barry a envoyé au ministre et à M. Gaudet un courriel contenant le texte suivant :

[traduction]

HAUTE PRIORITÉ

Ministre Jordan/Mario Gaudet : cette surattribution d’un quota n’a absolument AUCUN SENS pour notre flottille de >65 pi :

Les senneurs de >65 pi détiennent des permis et des attributions de quota pour une période de 40 ans dans le sud du Golfe. Nous avons 23,6 % du TAC. Si le TAC est de 12 000 tm, cela signifie que notre attribution/quota est de 2 832 tm.

En rehaussant l’attribution de 12 000 tm à 18 000 tm, vous accordez aux premiers pêcheurs à accéder au territoire de pêche (c.‑à‑d. la flottille de pêche côtière à filets maillants, au cours des six prochaines semaines), la possibilité de surpêcher leur part de quota légitime de 12 000 tm. Il est donc possible que le TAC soit capturé et que notre flottille n’ait AUCUN accès.

Le Ministère a potentiellement surattribué ou confisqué nos parts de quota et fait perdre toute valeur à nos permis. Nous avons des dizaines de millions de dollars d’investis dans cet accès et des clients qui comptent sur nos captures.

Ai‑je raison de m’inquiéter??? Y a‑t‑il quelque chose qui m’échappe???

Ministre; je demande que vous répondiez rapidement à ma NOTE URGENTE et que le Ministère dissipe nos inquiétudes.

Bill Barry

[46] Les demanderesses soutiennent que la réponse qu’elles ont reçue après leurs demandes de renseignements sur la décision du MPO est une lettre du 4 novembre 2020 du directeur général régional, qui répondait à la demande de renseignements que M. Barry avait envoyée au ministre et qui indiquait qu’il serait malvenu de faire des commentaires parce que l’affaire se trouvait devant les tribunaux. Comme il a été noté plus tôt, cela fait référence à la présente demande de contrôle judiciaire contestant les décisions du MPO, demande que les demanderesses ont déposée le 18 septembre 2020.

[47] Les défendeurs contestent l’affirmation des demanderesses selon laquelle elles n’ont pas reçu d’autres informations de la part de représentants du MPO sur la nature de la décision du Ministère. Ils soutiennent que les représentants des demanderesses s’entretiennent tout le temps avec des représentants du MPO, qu’ils ne se gênent pas pour poser des questions et qu’il est fallacieux de laisser entendre qu’ils n’ont pas compris la décision du MPO. Ils signalent également qu’après le dépôt de la présente demande de contrôle judiciaire le dossier certifié du tribunal [DCT] contenant la note de service en question a été transmis à l’avocat des demanderesses le 7 octobre 2020.

[48] Je reviendrai sous peu à l’importance du DCT, ainsi qu’à d’autres documents déposés dans le cadre de la présente demande, pour ce qui est de la question de la manière dont les demanderesses ont compris la décision du MPO. Cependant, en ce qui concerne le désaccord factuel plus restreint quant aux communications qui ont eu lieu entre le MPO et les demanderesses à propos de la nature de la décision du MPO, je conclus que la preuve milite en faveur de la position de ces dernières. La Cour ne peut exclure la possibilité qu’il y a eu des discussions autres que celles que révèle le dossier, mais je souscris à l’argument de l’avocat des demanderesses selon lequel il était loisible à l’une ou l’autre des parties de produire une preuve de ces communications. En l’absence d’une telle preuve, la Cour doit se servir du dossier, qui révèle qu’il n’y a pas eu de communication pertinente sur la question après la conversation qu’ont eue M. Barry et M. Gaudet le 20 août 2021, ou aux environs de cette date. Il n’existe non plus aucune preuve concernant la teneur de cette conversation, hormis le témoignage que M. Barry a fait en contre-interrogatoire, comme il a été indiqué plus tôt.

[49] Cependant, je souscris au point souligné par les défendeurs, à savoir que les demanderesses, ou leur avocat du moins, ont eu en main la note de service une fois que le DCT a été transmis le 7 octobre 2020. De plus, je signale que l’avis de demande par lequel elles ont introduit la présente demande de contrôle judiciaire est daté du 16 septembre 2020. Selon moi, cet avis décrit la décision du MPO d’une manière qui montre que, à la mi-septembre 2020 au moins, les demanderesses comprenaient la décision du MPO.

[50] Plus important encore, je ne suis pas convaincu que les communications entre le MPO et les demanderesses, ou le moment où celles-ci ont compris la décision du MPO, sont d’une importance particulière pour ce qui est de régler la contestation des demanderesses quant au caractère raisonnable de cette décision. Leur argument selon lequel la décision n’est pas transparente ou intelligible, et qu’elle est de ce fait déraisonnable, est fondé sur leur position selon laquelle ce sont les deux avis qui représentent la décision du MPO, et pas la note de service. Comme il a été signalé plus tôt, les défendeurs ne sont pas d’accord et soutiennent que la note de service est la décision du MPO. Ils ajoutent que ce document, signé par le ministre le 20 août 2020, représente l’accord de celui-ci avec les recommandations du MPO quant au niveau auquel le TAC devrait être fixé ainsi qu’avec les mesures de gestion connexes, dont la surattribution du TAC au niveau de 18 000 t. Ce document énonce le fondement des recommandations et il constitue donc les motifs de la décision du MPO.

[51] Les demanderesses font valoir que ce doit être les avis qui représentent la décision du MPO, parce que seuls ces avis leur ont été communiqués au moment où la décision du MPO a été prise. Ils n’ont reçu la note de service qu’après avoir déposé leur demande de contrôle judiciaire. Elles soutiennent qu’étant donné que l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7 [LCF] n’accorde à une partie visée par une décision fédérale qu’un délai de 30 jours seulement pour solliciter le contrôle judiciaire de cette décision, il ne serait pas logique de considérer en l’espèce que la décision du MPO est la note de service qu’elles n’ont pas reçue avant le 7 octobre 2020.

[52] À mon avis, pour les raisons exposées dans les arguments des défendeurs, il est évident que c’est la note de service qui documente la décision du MPO ou, à tout le moins, les raisons qui la sous-tendent. Les avis sont le moyen par lequel la décision du MPO a été communiquée aux demanderesses, et celles-ci ont raison de dire que le délai de 30 jours que prévoit l’article 18.1 de la LCF commence à courir à partir du moment où la décision a été communiquée pour la première fois à la partie visée. Dans le cas présent, il s’agissait du 20 août 2020, date de l’envoi du premier avis. Je suis conscient que les demanderesses, à ce moment-là, n’ont pas pu bénéficier de l’explication complète de la décision du MPO, dont les raisons du ministre, qui sont exposées dans la note de service. Cependant, il s’agit là parfois d’une caractéristique du processus de contrôle judiciaire : la justification complète d’une décision se trouve dans des éléments du dossier et non dans la décision communiquée à la partie visée (voir, par exemple, la décision Conseil tribal des réserves de la région des lacs c Canada (Environnement et Changement climatique), 2019 CF 1067 au para 24) et cette justification n’est peut-être pas mise à la disposition de la partie visée avant que des mesures soient prises pour soumettre la décision à un contrôle (voir, par exemple, l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CSC 699 au para 44).

[53] Ma conclusion sur ce point est également fonction de l’objet du processus de contrôle judiciaire, en tenant compte de la nature de la norme de contrôle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a souligné que l’examen du caractère raisonnable consiste principalement à examiner le raisonnement qui sous-tend une décision (aux para 84 à 87). Il serait contraire à cette directive de se concentrer sur les avis, et d’évaluer s’ils énoncent de manière suffisante la décision du MPO et le raisonnement sous-jacent du ministre, alors que ces détails sont disponibles dans la note de service.

[54] Il ressort d’un examen de la note de service que les motifs qui sous-tendent la décision sont parfaitement intelligibles. Si l’on se fonde sur le paragraphe de la note de service qui résume la recommandation du MPO, laquelle a été citée plus tôt dans les présents motifs, il est clair que la décision du MPO fixait le TAC à 12 000 t parce que ce niveau était considéré comme valable du point de vue « conservation » et que le volet « surattribution » de la décision du MPO visait à permettre de capturer le TAC tout entier. Comme il est expliqué plus loin dans la note de service, où sont étudiés les avantages et les désavantages associés à l’option recommandée (l’option no 2), le raisonnement était que la surattribution servirait à rehausser l’attribution destinée aux flottilles pêchant dans les ZPH les plus productives et à augmenter ainsi leur avantage économique. Autrement dit, le raisonnement qui sous-tend la décision était de fixer un TAC valable sur le plan biologique tout en réalisant les avantages économiques que procurerait la capture du TAC tout entier.

[55] Pour contester le caractère raisonnable de la décision du MPO, les demanderesses sont également d’avis que cette dernière les touche négativement et d’une manière différente de celle avec laquelle elle touche la flottille de pêche côtière, car elle a pour effet de les priver de leurs QIT. Dans ses observations orales, leur avocat a mis beaucoup l’accent sur ce qu’il a décrit comme un sérieux point de désaccord factuel entre les parties, relativement à cet argument. Les défendeurs soutiennent que les flottilles peuvent toutes pêcher en même temps, sous réserve des conditions dont leurs permis sont assortis et des règlements en matière de pêche, de sorte que le moment où les demanderesses ont décidé de pêcher au cours de la saison était une décision personnelle, et non une décision que le MPO leur imposait. Les demanderesses contestent cette affirmation, soutenant que, en raison de leur type d’engin, du type particulier de hareng dont elles ont besoin pour leur marché, de certaines restrictions réglementaires et de l’historique de conflits entre les flottilles de pêche côtière et les flottilles à engins mobiles, elles sont forcément obligées de pêcher après que la flottille de pêche côtière a mis fin à ses activités de pêche.

[56] Sur ce point factuel, je souscris à la position des demanderesses. Il ressort de la preuve que leurs engins requièrent des eaux plus profondes que celles que requiert l’engin fixe qu’emploie la flottille de pêche côtière. En outre, leur marché est celui des filets de poisson plutôt que la rogue que vend la flottille de pêche côtière. Au début de la saison de l’automne, le hareng fraie, en eaux peu profondes. À ce premier stade, l’incapacité physique qu’ont les senneurs d’utiliser leur engin dans les eaux où se trouve le poisson, et le fait que la chair du poisson est touchée par le processus de frai et est impropre à la production de filets, signifie qu’ils ne peuvent pas rivaliser avec la flottille de pêche côtière. Si l’on ajoute à cela les exigences réglementaires géographiques qui limitent l’accès des senneurs à certains lieux de pêche, les interdictions concernant l’utilisation d’engins mobiles à une certaine distance d’engins fixes déjà mis en place, et un historique de conflits entre les flottilles, dont des incidents de violence, il s’ensuit que la flottille des senneurs commence forcément à pêcher après que la flottille de pêche côtière a terminé, ou terminé en grande partie, ses activités de pêche.

[57] Toutefois, cette conclusion factuelle n’a aucune incidence particulière sur l’issue de la présente demande. Il faut se souvenir que, pour avoir gain de cause, les demanderesses doivent établir que la décision du MPO a pris en compte des aspects peu pertinents ou étrangers, ou qu’elle était par ailleurs contraire aux principes énoncés dans les arrêts Maple Lodge Farms ou Malcolm. La partie « avantages » de l’analyse relative à l’option no 2 qui est énoncée dans la note de service montre que le ministre était au courant que la décision du MPO aurait une incidence négative sur certaines flottilles présentes dans le territoire de pêche. Il est expressément indiqué que l’option no 2 provoquerait un changement marqué dans les modalités de partage entre les huit ZPH, une mention qui, comme semblent en convenir les parties, fait référence aux flottilles secondaires faisant partie de la flottille de pêche côtière. Il est également fait référence de manière plus générale à la probabilité que l’option no 2 aura pour effet que le MPO ne respectera pas les parts de certaines flottilles, c’est‑à‑dire si certaines flottilles ne peuvent pas avoir accès au territoire de pêche. Cette préoccupation semble capable d’englober à la fois les flottilles de pêche côtière secondaires et la flottille des senneurs. Bien que l’on n’ait pas empêché tout à fait les senneurs d’avoir accès au territoire de pêche, la préoccupation qui est exprimée dans cette partie de la note de service concorde avec l’effet négatif que cette flottille a subi en fin de compte, c’est‑à‑dire qu’elle n’a pu capturer que 708 t, ou 5,9 % du TAC, par opposition à sa part historique de 23,17 %, avant la fermeture du territoire de pêche.

[58] La note de service montre donc que le ministre a envisagé l’effet probable de la décision du MPO au moment où celle-ci a été prise. Il va sans dire qu’il est compréhensible que les demanderesses se soient senties lésées par cet effet de la décision. Cependant, le fait qu’une décision concernant l’attribution de quotas favorise les intérêts de certains détenteurs de licence ou certaines flottilles plutôt que d’autres n’est pas une raison pour que la Cour intervienne dans la décision (voir, par exemple, Carpenter, au para 28; Arsenault, aux para 41 et 42). Le partage de la ressource entre des groupes différents fait partie du rôle et du pouvoir discrétionnaires du ministre (voir, par exemple, Association des crevettiers, au para 63).

[59] Le fait que la participation des demanderesses dans le territoire de pêche soit gérée au moyen d’un système de QIT ne change pas cette analyse. J’admets qu’il existe un marché pour les QIT, sous réserve bien sûr du pouvoir discrétionnaire du ministre. Cependant, comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Anglehart c Canada, 2018 CAF 115, un quota ne confère pas un droit de propriété. Bien qu’un quota puisse être considéré comme un élément d’actif de valeur, capable de faire l’objet d’opérations commerciales, sa valeur dépend en fin de compte de décisions ministérielles discrétionnaires (aux para 35 et 36).

[60] Enfin, j’ai pris en considération l’argument des demanderesses selon lequel le processus ayant mené à la décision du MPO contrevient aux principes de justice naturelle. Je signale que leurs observations sur la justice naturelle ou l’équité procédurale ont été avancées principalement dans le contexte de la décision du MPO étant reconnue comme une décision administrative, par opposition à une décision législative ou de politique générale. Néanmoins, je traiterai brièvement de cette question.

[61] Selon l’arrêt Maple Lodge Farms, les décisions de politique générale discrétionnaires sont susceptibles de contrôle pour non-respect d’exigences en matière de justice naturelle prescrites par la loi (aux p 7‑8). Les demanderesses n’ont fait état d’aucune exigence de cette nature qui s’applique en l’espèce.

[62] Dans leurs observations écrites, les demanderesses évoquent la question de la doctrine des attentes légitimes. Même si j’avais conclu que la décision du MPO était de nature administrative, ce qui aurait permis aux demanderesses d’invoquer des exigences en matière d’équité procédurale plus larges que celles que prescrit la loi, je ne conclurais pas que la doctrine des attentes légitimes s’applique en l’espèce. L’argument qu’invoquent les demanderesses en vertu de cette doctrine repose sur l’historique des consultations menées par le MPO avec les entités participant aux activités de pêche, ce qui inclut celle qui a été menée en mai 2020 avec le CCPEPG. Cependant, la doctrine des attentes légitimes exige qu’un représentant de l’État ait affirmé de manière claire, nette et explicite qu’il suivrait un processus administratif particulier (voir l’arrêt Mavi c Canada (Procureur général), 2011 CSC 30 au para 68). Les faits de l’espèce n’étayent pas l’invocation de ce principe.

[63] Je suis conscient de ce que le MPO a déclaré dans la note de service, à savoir qu’un changement important dans les modalités de partage du TAC exigerait habituellement que l’on consulte l’industrie, et que le manque de consultation serait susceptible de mettre en péril l’intégrité du processus. Cependant, ces déclarations ne sont pas le genre d’affirmation – que l’on accordera une possibilité future de consultation – à laquelle répond la doctrine des attentes légitimes. Je ne suis pas convaincu que ces déclarations ont un effet juridique particulier sur le caractère raisonnable de la décision du MPO ou sur l’équité du processus qui la sous-tend.

[64] Comme je n’ai pas conclu que la décision du MPO est de nature administrative, il est inutile que la Cour traite des arguments des demanderesses qui reposaient sur une telle conclusion. Quoi qu’il en soit, ces arguments étaient axés presque entièrement sur l’équité procédurale, ce dont j’ai traité plus tôt.

[65] Après avoir pris en compte les arguments des demanderesses et conclu qu’il n’y a pas eu d’erreur susceptible de contrôle dans la décision du MPO, je me dois de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Il est donc inutile que j’examine l’argument subsidiaire des défendeurs, à savoir que même si la décision du MPO contenait une erreur susceptible de contrôle, il n’y aurait aucun avantage à renvoyer l’affaire au ministre en vue d’un nouvel examen parce que la pêche est terminée et que l’affaire est donc sans objet.

V. Les dépens

[66] Chacune des parties sollicite les dépens, advenant qu’elle ait gain de cause dans le cadre de la présente demande. À la conclusion de l’audience, les parties ont demandé la possibilité de se consulter pour s’entendre sur une somme globale à payer à la partie ayant eu gain de cause. Je leur ai accordé du temps pour aviser la Cour par écrit si cette entente avait été conclue ou, subsidiairement, pour présenter de brèves observations écrites sur la question.

[67] Les avocats ont fait savoir par la suite que les parties avaient convenu que la partie déboutée paierait à la partie ayant obtenu gain de cause des dépens d’un montant de 6 668,48 $. Je suis d’avis qu’il s’agit là d’une somme raisonnable. Mon jugement accordera donc aux défendeurs des dépens équivalant à cette somme globale.


JUGEMENT dans le dossier T‑1112‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Des dépens d’une somme globale de 6 668,48 $ sont adjugés aux défendeurs.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1112‑20

INTITULÉ :

BARRY SEAFOODS NB INC., BARRY GROUP INC., PRIDE VENTURES INC., 039761 NB LTÉE 67108 NEWFOUNDLAND & LABRADOR INC., et GAUVIN AND NOEL COMPAGNIE LTÉE c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DE PÊCHES, DES OCÉANS ET DE LA GARDE CÔTIÈRE CANADIENNE, ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE VIA HALIFAX

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 MAI 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 8 JUILLET 2021

COMPARUTIONS :

Jamie Merrigan

POUR LES DEMANDERESSES

Jessica Thomspon

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poole Althouse

Corner Brook, (Terre-Neuve)

POUR LES DEMANDERESSES

Le procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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