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Date : 20210629


Dossier : IMM-1988-20

Référence : 2021 CF 655

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2021

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

ALEX-AIMÉ MARCEL BOUEKASSA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] M. Alex-Aimé Marcel Bouekassa demande le contrôle judiciaire de la décision rendue le 11 février 2020, par un Agent principal d’immigration [l’Agent], et ayant rejeté sa demande d’examen des risques avant le renvoi [ERAR].

[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[3] M. Bouekassa est citoyen du Burundi et de la République du Congo [le Congo].

[4] Le 13 septembre 2006, M. Bouekassa, alors âgé de 14 ans, arrive au Canada et y demande l’asile. La demande d’asile de la mère de M. Bouekassa et celle de son demi-frère, citoyens du Burundi, mais non du Congo, sont accueillies en 2001 et en 2006 respectivement, mais celle de M. Bouekassa est rejetée. En effet, le 25 février 2008, la Section de la protection des réfugiés [SPR] conclut que M. Bouekassa ne s’est pas déchargé de son fardeau de preuve et rejette sa revendication. En lien avec la crainte de retour au Congo, la SPR souligne que les faits décrits l’amènent à penser qu’il s’agit d’un conflit familial, plutôt que d’un problème de persécution, et conclut que M. Bouekassa n’a aucune crainte de retour au Congo puisqu’il peut retourner librement vivre là-bas chez son père.

[5] Par ailleurs, dans la décision ERAR contestée en l’instance, l’Agent relate l’historique criminel de M. Bouekassa au Canada, faits qui ne sont pas contestés.

[6] Ainsi, à Laval, le 2 septembre 2011, M. Bouekassa plaide coupable à l’infraction de vol qualifié, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 343 b) du Code criminel, crime passible d'un emprisonnement à perpétuité. Dans la même cause, M. Bouekassa plaide coupable à l’infraction de complot, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l'article 465(l)c) du Code criminel, crime passible d'un emprisonnement à perpétuité, et il plaide coupable d'infractions relatives aux agents de la paix, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 129(a) du Code criminel, crime passible d'un emprisonnement maximal de deux ans. Pour ces crimes, M. Bouekassa reçoit une sentence d’un an de prison.

[7] À Montréal, le 14 octobre 2011, M. Bouekassa plaide coupable d'omission de se conformer à une condition d'une promesse ou d'un engagement, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 145(03) du Code criminel, crime passible d'un emprisonnement maximal de deux ans. À la même date, M. Bouekassa plaide coupable à l’infraction de possession non autorisée d'armes prohibées ou à autorisation restreinte, commettant ainsi l'acte criminel prévu à l'article 91(2) du Code criminel, crime passible d'un emprisonnement maximal de cinq ans. Pour ces crimes, il reçoit une sentence de sept (7) jours de prison.

[8] Le 12 janvier 2012, M. Bouekassa est visé par un rapport d'interdiction de territoire pour grande criminalité, sur la base de l'alinéa 36(1)(a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés LC 2001, ch 27 [la Loi], et le 4 avril 2012, une mesure d'expulsion est émise contre lui.

[9] Alors que M. Bouekassa purge sa peine de prison, on lui offre la possibilité de présenter une demande ERAR. Le 10 mai 2012, M. Bouekassa présente donc une demande ERAR et il demande alors une prolongation du délai pour soumettre de la preuve additionnelle. Le 21 septembre 2012, M. Bouekassa transmet des soumissions écrites et des documents additionnels.

[10] Dans ses soumissions, M. Bouekassa soutient d’abord qu’il craint avec raison d’être ostracisé et persécuté tant au Burundi qu’au Congo Brazzaville à cause de son appartenance à un groupe social. En tant que personne mixte, Tutsi-Hutu, né de parents non mariés, et ayant une atteinte psychologique importante suite à des traumatismes graves subits durant son enfance et qui le rend inapte à subvenir à ses besoins vitaux dans ces deux pays. De plus, M. Bouekassa ajoute craindre que sa vie soit mise en péril en devenant une cible facile pour le recrutement par des rebelles, de parts et d’autres, en échange d’une certaine protection. M. Bouekassa souligne qu’il ne pourra réintégrer sa famille, ni au Burundi, ni au Congo Brazzaville.

[11] En lien avec le risque au Congo, Brazzaville particulièrement, M. Bouekassa soutient qu’il sera vulnérable puisque, suite au rejet de son père, il n’a plus de liens dans ce pays et puisqu’il sera assimilé facilement comme un Tutsi, malgré son nom congolais.

[12] M. Bouekassa sollicite alors une entrevue pour l’évaluation de son risque car « ayant témoigné à la Section de la protection du statut de réfugié alors qu’il n’était âgé que de 16 ans et en état post-traumatique, la crédibilité du demandeur n’a pu être évaluée à sa juste valeur ». Il ajoute que la SPR a commis une erreur de fait importante en concluant à un problème familial, puisque la mère et le demi-frère de M. Bouekassa ont quant à eux obtenu l’asile en invoquant les mêmes faits.

[13] En sus de sa demande ERAR, M. Bouekassa soumet une demande de résidence permanente pour considérations humanitaires sous l’égide de l’article 25 de la Loi et il la met à jour pour signaler le décès de son père au Burundi. Le 18 octobre 2018, cette demande est refusée.

[14] Le 11 février 2020, l’Agent rejette la demande ERAR de M. Bouekassa, décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III. Décision faisant l’objet de la présente demande

[15] Dans sa décision, l’Agent note d’abord que M. Bouekassa est visé par les alinéas 112(3)(b) et 113(e)(i) de la Loi dû à la nature des offenses criminelles en jeu. L’Agent note ensuite l’historique procédural et souligne que M. Bouekassa a, le 23 octobre 2018, été invité à mettre à jour sa demande ERAR, mais ne l’a pas fait.

[16] L’Agent note ensuite que les demandes d’asile de la mère et du demi-frère de M. Bouekassa ont été approuvées, mais que ces derniers ne détiennent pas, comme M. Bouekassa, la citoyenneté congolaise. L’Agent relate ensuite les conclusions de la SPR, notamment, par rapport à la crainte de retour au Congo.

[17] Quant aux soumissions présentées par M. Bouekassa au soutien de sa demande ERAR, l’Agent note l’information contenue dans l’affidavit de M. Bouekassa et reprend les allégations quant au risque que ce dernier allègue encourir advenant un retour au Burundi et un retour au Congo. En lien avec le Congo, l’Agent note que M. Bouekassa souligne que le taux de chômage est élevé et la démocratie fragile, que la corruption est importante et pour cette raison, il ne peut espérer obtenir la protection de l’État. L’Agent note que M. Bouekassa indique que ses risques résultent non pas de ne pas obtenir des soins de santé adéquats, mais plutôt de retourner dans un pays où il a été persécuté en tant qu’enfant.

[18] L’Agent énumère les documents que M. Bouekassa a soumis, et puisque M. Bouekassa est à la fois citoyen du Burundi et du Congo, l’Agent évalue les risques de retour au Congo.

[19] L’Agent relate que M. Bouekassa s’est trouvé un emploi et a fréquenté l’école à son arrivée au Canada, mais que, suite au refus de sa demande d’asile, il est devenu dépressif et a commis un vol qualifié. Il aurait également tenté de se suicider, ce qui a mené à des traitements et un suivi en psychiatrie. L’Agent note que M. Bouekassa explique ne plus avoir de contacts avec son père et qu’il serait ostracisé à cause de ses origines mixtes au Burundi et persécuté en tant que Tutsi au Congo. Il ajoute que les Hutus sont au pouvoir au Burundi et ne pourraient le protéger. Il en est de même au Congo, où il existe également un fort taux de chômage et une corruption omniprésente.

 

[20] L’Agent note ensuite la preuve documentaire en support aux allégations de M. Bouekassa (notamment quant à sa santé mentale). L’Agent examine ensuite les témoignages et il conclut que le père de M. Bouekassa ne l’a pas mis dehors au Congo. L’Agent ajoute que, même si c’était le cas, les problèmes de M. Bouekassa au Congo sont d’ordre familial et que ce dernier est maintenant un adulte qui n’a plus besoin de résider avec sa belle-mère et d’être maltraité par elle. L’Agent souligne que les autres problèmes soulevés touchent la santé mentale de M. Bouekassa et la situation économique au Congo, problèmes de nature humanitaire qui ne permettent pas d’établir un risque au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

[21] En lien avec le risque que M. Bouekassa soulève dû à ses origines mixtes, l’Agent note que M. Bouekassa n’explique pas comment il serait identifié comme tel au Congo. L’Agent souligne que M. Bouekassa ne mentionne pas avoir des caractéristiques physiques associés aux Tutsis, que son père est congolais, que M. Bouekassa a un passeport congolais et porte un nom congolais de sorte que l’Agent ne croit pas que M. Bouekassa serait identifié comme un Tutsi au Congo ni qu’il serait persécuté pour cette raison. L’Agent cite également un document que M. Bouekassa a soumis en preuve, du Burundi, qui indique qu’un individu hérite généralement de l’identité ethnique de son père et que le métissage ethnique est « techniquement impensable ». Ainsi, l’Agent conclut selon la prépondérance des probabilités que, contrairement aux autres membres de sa famille qui sont burundais, M. Bouekassa serait perçu au Burundi et au Congo comme un Hutu-Bantu. L’Agent note enfin que la documentation que M. Bouekassa a soumise ne contient pas d’informations à l’effet que les personnes mixtes ou perçues comme Tutsies sont persécutées au Congo.

[22] L’Agent note ne pas pouvoir considérer les facteurs de nature humanitaire dans le contexte de la décision ERAR, et note aussi que le sous-alinéa 97(1)(b)(ii) de la Loi exclut les risques de nature généralisée de la définition de réfugié.

[23] Considérant l’ensemble du dossier, l’Agent estime que M. Bouekassa n’a pas démontré qu’il risquait d’être confronté à plus qu’une simple possibilité de persécution au sens de l’article 96 de la Loi. De même, l’Agent estime qu’il n’y a pas de motifs sérieux de croire que M. Bouekassa court des risques de torture, de menaces à sa vie, de traitements ou de peines cruels ou inusités, au sens des alinéas 97(l)(a) et 97(1)(b) de la Loi, s’il retourne au Congo-Brazzaville. Enfin, l’Agent note que, puisque M. Bouekassa peut être retourné au Congo, ses risques de retour au Burundi n’ont pas été analysés.

[24] Enfin, l’Agent conclut que le dossier actuel ne rencontre pas les critères pour la tenue d’une audience selon l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés DORS/2002-227 [le Règlement].

IV. Arguments soulevés par les parties

[25] Devant la Cour, M. Bouekassa soulève trois questions :

· L’Agent a-t-il abusé des droits procéduraux du demandeur le privant ainsi d’équité procédurale à cause du délai déraisonnable voir excessif, en l’occurrence presque huit ans, entre le dépôt de la demande ERAR en mai 2012 et la communication de la décision le 4 mars 2020?

· L’Agent a-t-il violé l’équité procédurale en omettant de tenir une entrevue malgré que la crédibilité du demandeur ait été remise en question?

· La décision de l’Agent est-elle fondée sur une conclusion abusive tirée de façon arbitraire sans tenir compte de toute la preuve dont il dispose ?

[26] En plus de représentations touchant les trois arguments de M. Bouekassa, mentionnés plus bas, le Ministre soumet que les réparations accordées dans un contrôle judiciaire sont de nature discrétionnaire. Un demandeur est donc tenu de présenter à la Cour, en n’ayant rien à se reprocher, devant avoir les « mains propres ». En l’espèce, le Ministre note les multiples crimes graves commis par M. Bouekassa. Il soumet que la préservation de l’intégrité du système judiciaire et administratif ainsi que la sanction du non-respect des lois canadiennes supplantent grandement l’intérêt du demandeur de voir la légalité de la décision contrôlée.

[27] Tel que mentionné plus bas, les arguments soulevés par M. Bouekassa ne m’ont pas convaincue d’accueillir sa demande de contrôle judiciaire. Il n’est donc pas nécessaire d’offrir une conclusion subsidiaire sur ce point.

V. Soumissions des parties et analyse

A. Norme de contrôle

[28] Je suis d’accord avec les parties qu’il convient de contrôler la décision selon la norme de la décision raisonnable Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Effectivement, selon l’arrêt Vavilov, la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable, et rien ne réfute la présomption en l’espèce (voir Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 36; Benko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032 au para 15; Fares c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 797 au para 19).

[29] Lorsque la norme de contrôle de la décision raisonnable est appliquée, il incombe « à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov au para 100). La Cour « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83) pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). Il n’appartient pas à la Cour de substituer l’issue qui serait selon elle préférable à celle qui a été retenue (Vavilov au para 99).

[30] Tel que l’a souligné le juge Gascon dans Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2020 CF 749, avant de suggérer que la norme de la décision raisonnable doit s’appliquer : « En ce qui concerne la décision de tenir une audience dans le contexte d’une demande d’ERAR, la jurisprudence de la Cour concernant la norme de contrôle applicable a été variable et a épousé différentes approches pour caractériser la question en jeu (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 12-16). Certaines décisions appliquent la norme de la décision correcte parce que la question est considérée comme une question relative à l’équité procédurale, tandis que d’autres appliquent la norme de la décision raisonnable parce que la question est considérée comme une question mixte de droit et de faits concernant l’interprétation de la LIPR ». Cependant, tout comme le juge Gascon en l’instance, mes conclusions demeureraient inchangées si j’appliquais la norme plus sévère de la décision correcte.

B. Premier argument : délai excessif entre la demande ERAR présenté en 2012 et la décision rendue en 2020

[31] M. Bouekassa soumet que le délai de 8 ans entre le dépôt de sa demande ERAR et la décision est excessif et déraisonnable, qu’il n’a pas renoncé à obtenir une décision dans les délais raisonnables et que l’Agent n’explique pas la cause du délai.

[32] Il ajoute que sa vulnérabilité découlant de son jeune âge, ses problèmes de santé mentale et les circonstances de son enfance auraient dû inciter l’Agent à rendre sa décision plus rapidement. Contrairement aux deux autres membres de sa famille, il n’a pas pu, à cause de ce délai, refaire sa vie au Canada. Il note par ailleurs qu’il subira un préjudice irréparable s’il retourne au Congo, puisqu’il n’y a plus de famille.

[33] Il soumet donc que le délai est déraisonnable et excessif, et vicie la procédure. Il cite la décision Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe], et note que rien n’a été établi pour le justifier.

[34] Le Ministre répond qu’en vertu de l’arrêt Blencoe, un délai équivalant à un abus de procédure en est un qui « a causé directement un préjudice psychologique important à une personne ou entaché sa réputation au point de déconsidérer le régime de protection des droits de la personne » (au para 115). De tels délais sont rares et la cour doit être convaincue que « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures ». Les procédures doivent être « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (aux para 115 et 120).

[35] Le Ministre ajoute qu’en ce qui concerne plus particulièrement les demandes d’asile, la Cour d’appel fédérale a indiqué dans l’arrêt Hernandez : « qu’un retard déraisonnable ne sera que rarement, voire jamais, accepté en tant que motif de contrôle ». (Hernandez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993), 154 NR 231, au para 4) que le délai n’est pas excessif et n’a, de toute façon, pas causé un préjudice suffisant. La Cour a notamment établi que des délais de plus de 8 ans ne constituaient pas un abus de procédure (voir par exemple l’arrêt Chabanov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73).

[36] Dans l’affaire Yamani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CAF 482, l’appelant alléguait un abus de procédure de la part du ministre du fait qu’il avait engagé de nouvelles procédures de renvoi contre lui, un résident permanent, et ce, pour un motif dont il aurait pu se prévaloir pendant huit ans. L’appelant a allégué comme préjudice qu’il était nerveux et tendu, qu’il était toujours malheureux, qu’il avait de la difficulté à se concentrer, qu’il avait mauvais appétit et qu’il faisait de l'insomnie. Sa conjointe éprouvait des troubles d'estomac; elle était nerveuse, tendue et inquiète. La Cour d’appel fédérale a conclu à l’absence d’un abus de procédure. Le juge Rothstein a écrit au nom de la Cour :

« [36] La situation de l'appelant est malencontreuse, mais comme la Cour suprême l'a reconnu « [u]n procès criminel, une allégation en matière de droits de la personne ou même une action au civil peut être une cause de stress, d'angoisse et de stigmatisation même lorsque le procès ou les procédures se déroulent dans un délai raisonnable (Blencoe, page 345). »

[37] Le Ministre ajoute que rien ne démontre que le retard en l’espèce est « excessif », c’estàdire, qu’il choque le sens de l’équité de la collectivité (Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 839, au para 78), et que la Cour a estimé que des retards beaucoup plus importants, notamment un retard de onze ans, n’atteignaient pas le seuil de l’abus de procédure parce que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il avait subi un préjudice important découlant directement du retard (Chabanov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73, au para 65; Bernataviciute c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 953, para 34).

[38] Compte tenu de ce qui précède, même si le délai en l’espèce peut susciter l’incertitude et l’anxiété, il n’est pas long au point d’être un de ces « cas les plus manifestes » et extrêmement rares d’abus de procédure selon les enseignements de la Cour suprême et de la Cour d’appel fédérale.

[39] Tel que le note le Ministre, une déclaration d’abus de procédure est un remède exceptionnel qui ne sait trouver application en l’espèce en vertu des courant jurisprudentiels pertinents. M. Bouekassa n’a pas réussi à satisfaire au seuil élevé d’établir un abus de procédure en raison du retard et à convaincre la Cour que ledit délai lui cause un préjudicie de manière à vicier la procédure.

[40] Je ne peux donc conclure que l’Agent a abusé des droits procéduraux de M. Bouekassa.

C. Deuxième argument: omission de tenir une entrevue

[41] M. Bouekassa soumet également que l’Agent a violé l’équité procédurale en omettant de tenir une entrevue. Il note que sa demande d’audience était pertinente eu égard aux critères énumérés à l’article 167 du Règlement. M. Bouekassa ajoute que sa crédibilité était pertinente, puisqu’il n’a pas pu être évalué en fonction de son trouble psychologique et n’a pas pu expliquer ses contradictions, lesquelles avaient également mené au rejet de sa demande d’asile. M. Bouekassa ajoute que l’Agent remet en cause sa crédibilité en acceptant les conclusions de la SPR et qu’il devait tenir une audience pour évaluer sa crédibilité en corrélation avec sa problématique psychologique. M. Bouekassa soumet que l’Agent attaque sa crédibilité et que le seul endroit où M. Bouekassa pouvait faire valoir sa crédibilité étaient devant l’Agent. M. Bouekassa cite l’arrêt Zokai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1103 (au para 17), à l’effet que l’omission de considérer la pertinence de tenir une audience peut constituer un manquement à l’équité procédurale, et que l’Agent n’a en aucun temps examiner la pertinence de tenir une audience.

[42] Le Ministre répond que le droit à l’audience est l’exception à la norme fixée par l’article 161 du Règlement et que tous les critères de l’article 167 du Règlement doivent être rencontrés. Le Ministre ajoute n’y a pas d’obligation de tenir une audience dans le cadre de l’étude d’un ERAR, sauf dans le cas où la crédibilité est l’élément clé de la décision (voir par exemple l’arrêt Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 (au para 64)).

[43] Le Ministre plaide que, en l’occurrence, l’Agent n’a pas conclu à l’absence de crédibilité du demandeur, mais a conclu que les éléments de preuves soumis étaient insuffisants pour établir ses allégations de risques. L’Agent a évalué la valeur probante de la preuve soumise et non la crédibilité de celle-ci. L’Agent a notamment mentionné que les problèmes de M. Bouekassa au Congo sont d’ordre familial et ont eu lieu alors qu’il résidait comme enfant chez son père. Puisque son père est décédé et qu’il est maintenant un adulte, il n’a pas l’obligation de demeurer avec sa belle-mère. Le Ministre cite l’affaire Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305 (aux para 17-18), à l’effet qu’une déclaration sous serment n’est pas nécessairement une preuve suffisante, et que cette conclusion n’est pas une de crédibilité. Dans de telles situations, une audience n’est pas requise (Samuel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 967 (au para 12)).

[44] Tel que le souligne le Ministre, le tenue d’une audience est une exception à l’article 161 du Règlement. L’article 167 du Règlement prévoit les facteurs cumulatifs pour la tenue d’une audience soit :

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

[45] Or en l’instance, l’Agent n’a pas mis en jeu la crédibilité de M. Bouekassa dans sa décision ERAR; les conclusions de l’Agent sont plutôt en lien avec la valeur probante et la suffisance de la preuve présentée pour établir le risque et avec la nature du risque invoqué. L’Agent a certes référé à la conclusion de crédibilité tirée par la SPR dans sa décision à elle, mais n’a pas lui, tiré de conclusions de crédibilité, et il pouvait le faire (Titkova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 691).

[46] Au surplus, la procédure ERAR n’est pas l’occasion d’un appel de la décision de la SPR pour revoir les conclusions de crédibilité que cette dernière a tirées. Or c’est précisément ce qu’a invoqué M. Bouekassa pour justifier la tenue une entrevue.

[47] Ainsi, la conclusion de l’Agent selon laquelle les critères de l’article 167 ne sont pas rencontrés, est raisonnable compte tenu que ce dernier n’a pas soulevé de questions en lien avec la crédibilité de M. Bouekassa. Ses conclusions font état de l’insuffisance de la preuve. En outre, M. Bouekassa ne m’a pas convaincue que l’Agent a violé l’équité procédurale en décidant de ne pas tenir une entrevue.

D. Troisième argument : conclusion abusive et arbitraire sans tenir compte de toute la preuve dont il dispose

[48] M. Bouekassa soumet que l’Agent a usé de discrimination et de stéréotypes en prétendant que le demandeur devait démontrer avoir des traits physiques de Tutsie et le que fait de porter un nom congolais le protégerait de ses origines au Congo (Ponniah c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration), 2003 CF 1016).

[49] M. Bouekassa soumet aussi que l’Agent a disséqué la preuve documentaire et n’a utilisé que des parties particulières isolément pour confirmer son point de vue. Il note que le fait d’ignorer ou exclure un élément de preuve pertinent peut constituer une erreur, et que les conclusions ne doivent être tirées de la preuve de façon arbitraire ou abusive.

[50] M. Bouekassa soumet que l’Agent a choisi sélectivement des paragraphes de l’affidavit de M. Bouekassa, en ignorant les autres, et qu’il a agi de manière déraisonnable en mettant de côté son témoignage en raison de l’absence d’autres éléments de preuve corroboratifs sans analyser la preuve disponible sur le fond. Il a également mis de côté son témoignage et les autres éléments corroboratifs. Il cite notamment l’arrêt Pantas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 64 au para 102. L’Agent ne mentionne pas les documents relatifs aux risques au Congo, sauf pour dire qu’il les a consultés. Il a caractérisé les craintes de M. Bouekassa comme d’ordre familial seulement. Il ne traite pas de l’absence de famille de M. Bouekassa au Congo, ni de ses craintes quant à sa sécurité.

[51] Le Ministre répond que la décision n’est pas fondée sur des stéréotypes. En sus du passeport et du nom de M. Bouekassa, la preuve notait que le métissage ethnique est techniquement impensable et qu’un homme hérite de l’identité ethnique de son père. Le Ministre ajoute que le demandeur n’a pas soumis de preuve documentaire selon laquelle que les personnes perçues comme étant Tutsies sont persécutées au Congo pour ce motif.

[52] M. Bouekassa ne m’a pas convaincue que l’Agent a tiré des conclusions arbitraires sans tenir compte de toute la preuve.

[53] En effet, une lecture attentive des soumissions déposées au soutien de la demande ERAR confirme d’abord que M. Bouekassa n’y explique pas comment il serait identifié comme étant Tutsi ou mixte au Congo, alors qu’il est par ailleurs établi que son père est congolais, que M. Bouekassa a un passeport congolais et qu’il porte un nom congolais. Au surplus, une lecture du dossier confirme aussi que M. Bouekassa n’a soumis en preuve qu’un document du Burundi sur le sujet, document qui indique qu’un individu hérite généralement de l’identité ethnique de son père et que le métissage ethnique est « techniquement impensable ». Ainsi, l’Agent n’a pas exigé du demandeur qu’il démontre avoir des traits physiques de Tutsie, mais il a simplement, répétons-le, souligné que M. Bouekassa n’a pas indiqué comment il pourrait être identifié comme un Tutsi ou une personne mixte au Congo. La preuve soumise à cet égard soutient la conclusion de l’Agent et ce dernier pouvait raisonnablement conclure qu’il est plus probable que moins que M. Bouekassa serait perçu comme un Hutu-Bantu au Burundi et au Congo.

[54] Il appert aussi du dossier que M. Bouekassa n’a pas soumis d’informations à l’effet que les personnes mixtes ou perçues comme Tutsies sont persécutées au Congo. La conclusion de l’Agent est conséquemment raisonnable compte tenu de la preuve au dossier.

[55] L’Agent constate en fait l’insuffisance de la preuve appuyant la proposition de M. Bouekassa pour tirer sa conclusion. En outre, contrairement aux prétentions de M. Bouekassa, l’Agent traite de tous ses arguments. Il est de la nature même du raisonnement juridique d’accorder une valeur probante plus forte à certains éléments, qui permettent ensuite de tirer une conclusion. Enfin, mis à part la référence à son affidavit, M. Bouekassa ne mentionne pas les documents ou éléments qui auraient été ignorés.

[56] Je conclus que M. Bouekassa attaque essentiellement l’appréciation de la preuve faite par l’Agent. Or, le rôle de la Cour en contrôle judiciaire consiste plutôt à déterminer le caractère raisonnable de la conclusion de l’Agent. À cet égard, la Cour d’appel fédérale a mentionné ce qui suit dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Solmaz, 2020 CAF 126, aux para 124-125: […] c’est à la SAI [ou l’agent d’ÉRAR] de décider du poids à accorder à la preuve, et non à la Cour […] La Cour suprême du Canada a rappelé, dans Vavilov, « qu’à moins de circonstances exceptionnelles », il n’appartient pas aux cours de révision de modifier les conclusions de fait du décideur administratif, pas plus qu’il ne leur revient pas « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur ».

VI. Conclusion

[57] Pour les motifs exposés ci-haut, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans IMM-1988-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1988-20

INTITULÉ :

ALEX-AIMÉ MARCEL BOUEKASSA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC) – tenue par vidéoconference

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 juin 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 29 juin 2021

COMPARUTIONS :

Me Lydie-Magalie Stiverne

Pour le demandeuR

Me Michel Pépin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Lydie-Magalie Stiverne

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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