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Date : 20210608


Dossier : IMM‑6966‑19

Référence : 2021 CF 566

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

BINIAM TKUE GEBRESLASIE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 27 septembre 2018 [la décision] par un agent d’immigration [l’agent] du Haut‑commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya. Dans sa décision, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas satisfait aux exigences relatives à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières au titre de l’article 145 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement] ou à la catégorie des personnes de pays d’accueil au titre de l’article 147 du Règlement, et qu’il n’avait donc pas les qualités requises pour obtenir un visa de résident permanent afin de se réinstaller au Canada.

[2] Comme je l’expliquerai plus en détail ci‑après, la présente demande est accueillie, car la mise en doute de la crédibilité du demandeur par l’agent, qui s’est appuyé sur une analyse inadmissible de l’invraisemblance pour tirer une telle conclusion, a miné le caractère raisonnable de la décision.

II. Le contexte

[3] Le demandeur est un citoyen de l’Érythrée. Il a franchi illégalement la frontière pour se rendre en Éthiopie en 2016, prétendument pour éviter la conscription dans l’armée érythréenne. Le père du demandeur est décédé en 2010. Le demandeur affirme qu’il a abandonné ses études en 2012 pour subvenir aux besoins de sa famille et qu’il a travaillé comme agriculteur et évité la conscription. Il soutient que les forces militaires sont venues à sa recherche en 2016 et que c’est la raison pour laquelle il a fui l’Érythrée. Il dit craindre d’être détenu et maltraité s’il retourne en Érythrée parce qu’il a évité la conscription.

[4] Le demandeur a été reconnu comme réfugié au sens de la Convention en Éthiopie et a présenté une demande de réinstallation au Canada par l’intermédiaire du Programme de parrainage privé de réfugiés. L’agent a interrogé le demandeur le 23 mai 2018 et a rejeté sa demande le 27 septembre 2018 dans la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[5] La décision est composée d’une lettre envoyée au demandeur le 27 septembre 2018 et des notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], qui font partie des motifs de l’agent. La lettre explique que, suivant l’alinéa 139(1)e) du Règlement, un visa de résident permanent est délivré à l’étranger qui a besoin de protection et aux membres de sa famille qui l’accompagnent si, à l’issue d’un contrôle, il est établi qu’il appartient à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières, à la catégorie de personnes de pays d’accueil ou à la catégorie de personnes de pays source.

[6] La lettre explique ensuite que l’agent n’était pas convaincu que le demandeur appartenait à l’une des catégories établies dans le Règlement, parce que les contradictions et les invraisemblances relevées dans son témoignage le faisaient douter de la crédibilité de sa demande. Plus précisément, l’agent a conclu que la période entre l’abandon des études du demandeur et sa fuite de l’Érythrée n’avait pas été décrite avec clarté. L’agent a également jugé invraisemblable que le demandeur ait pu abandonner ses études et se cacher pendant plusieurs années sans qu’on le trouve et qu’on le contraigne à effectuer son service militaire obligatoire. L’agent a donc rejeté la demande de réinstallation au Canada du demandeur.

[7] Les notes consignées dans le SMGC qui accompagnaient la lettre de l’agent comprenaient des notes relatives à l’entrevue du demandeur. D’après ces notes, l’agent a posé plusieurs questions au demandeur au sujet de la période entourant le décès de son père, l’abandon de ses études, la venue de soldats qui étaient à sa recherche et le moment où il a franchi la frontière éthiopienne. Les notes relatives à l’entrevue révèlent que l’agent a mentionné au demandeur qu’il y avait une contradiction dans son témoignage concernant la période entre le moment où il a abandonné ses études et celui où il a quitté l’Érythrée, et a laissé entendre que ses déclarations répétées selon lesquelles il avait abandonné ses études deux ans après le décès de son père semblaient avoir été préparées. Les notes relatives à l’entrevue révèlent également que l’agent a dit au demandeur qu’il était invraisemblable qu’il ait pu se cacher de l’armée pendant quatre ans et éviter de faire son service militaire national.

[8] L’agent a interrogé le demandeur le 23 mai 2018, mais l’entrée du SMGC contenant les notes relatives à l’entrevue a été créée le 27 septembre 2018, ce qui correspond à la date de la décision.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[9] Le demandeur soumet les questions suivantes à l’examen de la Cour :

  1. La conclusion de l’agent quant à la crédibilité était‑elle raisonnable?

  2. L’agent a‑t‑il commis une erreur en n’examinant pas tous les motifs de persécution?

  3. Le fait que l’agent n’a pas rédigé de notes durant l’entrevue du demandeur constituait‑il un manquement à l’équité procédurale?

[10] Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique aux deux premières questions énoncées ci‑dessus, qui ont trait au fond même de la décision, et que la norme de la décision correcte s’applique à la question d’équité procédurale.

IV. Analyse

[11] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire tient compte de la première question soulevée par le demandeur et repose plus précisément sur son argument selon lequel l’agent s’est appuyé sur une analyse inadmissible de l’invraisemblance pour mettre en doute sa crédibilité. Dans la lettre envoyée au demandeur pour l’informer de la décision, il est précisé que l’agent a tiré une conclusion défavorable quant à sa crédibilité en s’appuyant en partie sur la conclusion selon laquelle il est invraisemblable que le demandeur ait pu abandonner ses études et se cacher du gouvernement pendant plusieurs années sans qu’on le trouve et qu’on le contraigne à effectuer son service militaire obligatoire ou à travailler pour l’État. De même, les notes consignées dans le SMGC révèlent que l’agent a jugé invraisemblable que le demandeur ait pu abandonner ses études et se cacher du gouvernement pendant quatre ans sans qu’on le trouve et qu’il ait pu subvenir aux besoins de sa famille pendant ce temps.

[12] Pour contester cette conclusion, le demandeur s’appuie sur le principe suivant lequel il ne faut tirer des conclusions d’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le demandeur le prétend (voir Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2001] ACF no 1131, 2001 CFPI 776 (CF 1re inst) [Valtchev] au para 9). Comme l’a déclaré le juge Norris au paragraphe 9 de la décision Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908 :

9. Il importe de se rappeler qu’il ne s’agit pas pour le décideur de trancher la question de savoir si les événements en question se sont produits, mais bien s’il faut croire le demandeur lorsqu’il affirme que les événements se sont produits. Il ne faudrait pas tirer de conclusions défavorables quant à la crédibilité fondées sur la vraisemblance tout simplement parce qu’il est peu probable que les événements se soient produits selon la description qu’en a faite le demandeur. Les situations ne se conforment pas toujours à la norme. Il arrive que l’improbable se produise. Il en faut plus pour juger qu’un demandeur d’asile n’est pas crédible uniquement pour des raisons d’invraisemblance. En fait, le fait de restreindre ainsi l’établissement des faits contribue à atténuer le risque d’erreur si le récit d’un demandeur est rejeté.

[13] À la lumière de ce contexte jurisprudentiel, le demandeur soutient que les circonstances de l’espèce ne peuvent pas être qualifiées de « cas les plus évidents ». Plus particulièrement, le demandeur s’appuie sur les éléments de preuve sur la situation dans le pays contenus dans le cartable national de documentation [le CND] sur l’Érythrée concernant les rafles effectuées par l’État pour forcer les gens à s’enrôler dans l’armée. Selon le rapport du CND sur lequel s’appuie le demandeur, bien que les renseignements disponibles au sujet de la fréquence de ces rafles varient, il a été démontré que bon nombre des insoumis ont mené une vie normale et n’ont jamais été appréhendés pendant plusieurs années. Les faits montrent également que ces rafles sont nettement plus rares dans les régions isolées et qu’elles sont moins fréquentes qu’elles ne l’étaient avant 2010.

[14] Compte tenu des éléments de preuve contenus dans le CND, il est impossible d’affirmer que la présente affaire constitue l’un des cas décrits dans la décision Valtchev où il est possible de conclure à l’invraisemblance parce que la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le demandeur le prétend.

[15] Selon le défendeur, bien que l’agent ait indiqué qu’il avait tiré une conclusion d’invraisemblance, l’analyse qu’il a effectuée pour en arriver à cette conclusion ne constituait pas une analyse de l’invraisemblance comme celle à laquelle le principe établi dans la décision Valtchev s’applique. Dans cette décision (au para 8), le juge mentionne que dans le jugement Leung c M.E.I., [1994] ACF no 774, 81 FTR 303 (CF 1re inst), le juge en chef Jerome a déclaré que les conclusions d’invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l’idée que les décideurs se font de ce qui constitue un comportement humain sensé (au para 15). Je conviens que ces évaluations constituent un type d’analyse de l’invraisemblance. Toutefois, les analyses de la question de savoir si les événements dans le pays d’origine auraient pu se produire de la manière alléguée par le demandeur (en s’appuyant peut‑être sur des éléments de preuve objectifs) sont également visées par le principe établi dans la décision Valtchev, où ces analyses sont expressément mentionnées dans l’explication des préoccupations qui existent quant aux conclusions d’invraisemblance (au para 9).

[16] Le défendeur fait également valoir que l’analyse de l’agent est raisonnable, car elle est fondée sur un raisonnement rationnel qui n’est pas altéré par les éléments de preuve sur la situation dans le pays sur lesquels le demandeur s’appuie. À cet égard, le défendeur soutient que l’analyse des éléments de preuve objectifs relève de l’expertise de l’agent et souligne que les éléments de preuve ne font état que de la réduction de la fréquence des rafles et non pas de leur élimination. Bien que je sois d’accord avec ces observations, elles ne minent pas le bien‑fondé de l’argument du demandeur selon lequel l’agent a tiré la conclusion d’invraisemblance sans mentionner expressément, ou avoir analysé, les éléments de preuve pertinents sur la situation dans le pays.

[17] Le défendeur fait en outre valoir que les éléments de preuve contenus dans le CND au sujet des rafles peu fréquentes invoqués par le demandeur sont incompatibles avec les déclarations qu’il a faites à l’agent selon lesquelles il a évité d’être capturé en se cachant. Je suis d’accord avec l’argument avancé par le demandeur en réponse à cette observation et je conviens que la décision ne contient aucune analyse à cet effet. Qui plus est, je suis d’avis qu’il n’y a rien d’incompatible dans l’affirmation selon laquelle le demandeur a été en mesure d’éviter d’être capturé pendant quatre ans en raison des rafles peu fréquentes qui ont été effectuées pendant cette période et des efforts qu’il a déployés pour se cacher lorsqu’il y avait un risque qu’il soit capturé.

[18] Enfin, le défendeur affirme que la décision est raisonnable, car l’agent s’est non seulement appuyé sur l’analyse de l’invraisemblance pour mettre en doute la crédibilité du demandeur, mais aussi sur les incohérences relevées dans son témoignage. J’estime que cet argument du défendeur est le plus convaincant étant donné que la décision Valtchev précise ce qui suit (au para 9) : « Il en faut plus pour juger qu’un demandeur d’asile n’est pas crédible uniquement pour des raisons d’invraisemblance » [non souligné dans l’original].

[19] Je conviens que, dans certains cas, une conclusion défavorable quant à la crédibilité fondée sur une analyse inadmissible de l’invraisemblance ne mine pas le caractère raisonnable de la décision, car il semble que le résultat aurait été le même si une telle analyse n’avait pas été effectuée. Cependant, je ne puis tirer une telle conclusion en l’espèce. Il est certes vrai que l’agent a relevé des incohérences dans le témoignage du demandeur concernant la période entre le moment où il a abandonné ses études et celui où il a fui l’Érythrée, mais l’analyse de l’invraisemblance était tout aussi déterminante que cette conclusion en ce qui a trait au résultat. De plus, la conclusion quant à la crédibilité ne reposait pas sur les incohérences relevées par l’agent dans la description que le demandeur a faite de la période en question. Je ne puis conclure que le résultat aurait été le même si l’agent s’était uniquement appuyé sur ces incohérences.

[20] Je suis d’avis que l’analyse de l’invraisemblance constitue une erreur susceptible de contrôle qui mine le caractère raisonnable de la décision. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Puisque je suis parvenu à cette conclusion, il n’est pas nécessaire que la Cour examine les autres questions soulevées par le demandeur dans le cadre de la présente demande.

[21] Aucune partie n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6966‑19

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6966‑19

INTITULÉ :

BINIAM TKUE GEBRESLASIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

le 12 mai 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 8 Juin 2021

COMPARUTIONS :

Teklemichael Ab Sahlemariam

pour le demandeur

Lorne McClenaghan

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Teklemichael Ab Sahlemariam

Toronto (Ontario)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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