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Date : 20210610


Dossier : T‑1788‑19

Référence : 2021 CF 594

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 juin 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

CHRISTOPHER KARAS

défendeur

et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

intervenante

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 25 septembre 2019 [la décision] par la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission]. La Commission a décidé, en vertu de l’article 49 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la Loi], de demander que le président du Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] ouvre une enquête sur une plainte déposée par Christopher Karas [M. Karas] le 15 août 2016 contre Santé Canada [la plainte].

[2] Selon la plainte, Santé Canada avait fait preuve de discrimination à son égard en raison de son orientation sexuelle, par l’application d’une politique interdisant aux hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes [les HARSAH] de faire don de leur sang, sous réserve d’une période d’exclusion. Le procureur général du Canada [le PGC] demande un contrôle judiciaire de la décision parce que les motifs de la Commission ne sont pas suffisamment justifiés, intelligibles et transparents pour satisfaire à la norme de la décision raisonnable.

[3] Comme il est expliqué plus en détail ci‑après, la présente demande est rejetée parce que j’estime, après avoir examiné les arguments des parties, que la décision satisfait au critère du caractère raisonnable.

II. Contexte

A. Le régime législatif

[4] L’article 5 de la Loi stipule que constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public, d’en priver un individu ou de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture. Les motifs de distinction illicite, énoncés au paragraphe 3(1) de la Loi, incluent l’orientation sexuelle. En vertu du paragraphe 40(1) de la Loi, une personne ou un groupe de personnes peut déposer une plainte auprès de la Commission si elle a des motifs raisonnables de croire qu’une personne commet ou a commis un acte discriminatoire.

[5] En vertu du paragraphe 43(1) de la Loi, la Commission peut désigner un enquêteur pour enquêter sur la plainte. Le paragraphe 44(1) exige qu’à l’issue de l’enquête, l’enquêteur soumette un rapport contenant ses conclusions à la Commission. En outre, l’article 47 confère à la Commission le pouvoir discrétionnaire de nommer un conciliateur pour tenter de régler la plainte.

[6] En vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi, à la réception d’un rapport d’enquête, la Commission peut demander au Tribunal d’instruire la plainte si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, que l’examen de celle‑ci est justifié. Subsidiairement, le paragraphe 49(1) de la Loi donne à la Commission le pouvoir discrétionnaire de renvoyer une plainte au Tribunal à n’importe quelle étape pour qu’il instruise la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, que l’instruction est justifiée. L’article 53 de la Loi donne au Tribunal le pouvoir de décider, à l’issue de l’instruction, si la plainte est fondée ou non.

B. La plainte en matière de droits de la personne

[7] Le système de transfusion sanguine du Canada est géré par deux organismes indépendants, aussi appelés établissements de transfusion sanguine, soit Héma Québec, au Québec, et la Société canadienne du sang, dans les autres provinces et territoires. Comme il est expliqué plus en détail plus loin dans les présents motifs, Santé Canada exerce une surveillance réglementaire à l’égard des établissements de transfusion sanguine.

[8] M. Karas a déposé la plainte auprès de la Commission le 15 août 2016, alléguant que Santé Canada avait fait preuve de discrimination à son égard en raison de son orientation sexuelle dans la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens de logement, en contravention à l’article 5 de la Loi, en l’obligeant à respecter ce qu’il a appelé la politique d’exclusion pour les dons imposée aux HARSAH par Santé Canada et la Société canadienne du sang [la SCS]. Il conteste une exigence énoncée dans le Questionnaire d’évaluation de l’état de santé du donneur [le questionnaire] de la SCS qui empêche les HARSAH de donner du sang à moins qu’une période d’exclusion ne se soit écoulée depuis leur dernier contact sexuel avec un autre homme. Au moment où M. Karas a déposé la plainte en août 2016, la période d’exclusion prescrite pour les HARSAH était d’un an. La politique a depuis changé, la période d’exclusion étant maintenant de trois mois.

[9] Dans la plainte, M. Karas explique qu’il s’est senti victime de discrimination lorsqu’il a lu et regardé des publicités de la SCS encourageant les gens à donner du sang. Après avoir appris qu’il était considéré comme un « HARSAH » et qu’il lui était interdit de faire un don de sang en raison de cette catégorisation et de son orientation sexuelle, ces messages publicitaires ont fait qu’il s’est senti très dévalorisé ou qu’il ne pouvait pas apporter une différence importante dans la vie de quelqu’un qui avait besoin de sang.

[10] M. Karas a déposé une plainte identique contre la SCS. Dans le cadre du processus devant la Commission, cette plainte a été traitée séparément de la plainte contre Santé Canada.

C. Processus de traitement de la plainte par la Commission

[11] Dans la présente affaire, la Commission a invoqué le pouvoir que lui confère le paragraphe 43(1) de la Loi de désigner un enquêteur pour enquêter sur la plainte. À la suite de l’enquête, l’enquêteur a préparé un rapport, terminé le 7 février 2018 [le rapport d’évaluation], pour aider la Commission à déterminer si un conciliateur devrait être nommé pour tenter de régler la plainte, si une enquête plus poussée par le Tribunal était justifiée. ou si la plainte devait être rejetée. Le rapport d’évaluation recommandait que la Commission traite la plainte et nomme un conciliateur pour tenter de régler la plainte. Il était en outre recommandé que, si les parties ne parvenaient pas à un règlement, la Commission demande au Tribunal d’instruire la plainte en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi.

[12] La Commission a renvoyé la plainte à un conciliateur en août 2018. Les parties ont convenu d’entamer des négociations et d’explorer des options de règlement. Toutefois, comme les parties n’ont finalement pas pu en arriver à un règlement, le conciliateur a renvoyé l’affaire à la Commission.

[13] Le 25 septembre 2019, la Commission a rendu sa décision, en vertu de l’article 49 de la Loi, de renvoyer l’affaire au Tribunal pour qu’il instruise la plainte. La présente demande de contrôle judiciaire porte sur cette décision.


 

D. Demande de contrôle judiciaire

[14] Dans la présente demande, le PGC demande à la Cour d’annuler la décision et de rendre une ordonnance enjoignant à la Commission de rejeter la plainte contre Santé Canada en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi pour les motifs suivants :

  1. compte tenu de l’ensemble des circonstances, il n’est pas justifié de procéder à une enquête plus approfondie;

  2. la plainte n’est pas de la compétence de la Commission.

[15] À titre subsidiaire, le PGC sollicite une ordonnance renvoyant l’affaire devant la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision.

E. Intervention de la Commission

[16] Dans une ordonnance datée du 28 septembre 2020, sur requête de la Commission, sur consentement des parties, le juge Furlanetto, le juge chargé de la gestion de l’instance, a accordé à la Commission l’autorisation d’intervenir dans la présente demande. L’ordonnance accordait à la Commission l’autorisation de déposer des éléments de preuve et de présenter des observations sur certaines questions limitées liées au processus de traitement des plaintes de la Commission. Les observations de la Commission ne peuvent viser à compléter ou défendre sa décision.

III. Questions en litige

[17] Compte tenu des arguments avancés par les parties, qui sont examinés plus loin, voici comment je décrirais les questions à trancher par la Cour :

  1. Est‑ce que le rapport d’évaluation fait partie des motifs de la décision?

  2. La décision est‑elle raisonnable?

  3. Si la décision est déraisonnable, quelle réparation la Cour devrait‑elle accorder?

[18] Comme le reflète le libellé des questions présenté ci‑dessus, et comme l’ont reconnu les parties, la norme de contrôle applicable à l’examen de la décision par la Cour est celle de la décision raisonnable. J’apporterai des observations plus détaillées sur la norme de contrôle plus loin dans les présents motifs.

IV. Analyse

A. Est‑ce que le rapport d’évaluation fait partie des motifs de la décision?

[19] La Commission a fait connaître la décision le 25 septembre 2019 dans un document d’une page intitulé [traduction] « Décision de la Commission », dont le texte complet se lit comme suit :

[traduction]

Décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne le 25 septembre 2019.

Après avoir examiné le formulaire de plainte, le rapport d’évaluation, le rapport de conciliation et toutes les observations des parties, la Commission demande au président du Tribunal canadien des droits de la personne d’instruire cette plainte conformément à l’article 49 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

La Commission a renvoyé cette plainte à la conciliation en août 2018. La plainte a été renvoyée devant la Commission pour décision, car la question n’a pas été réglée.

Le défendeur a un rôle de surveillance réglementaire du système d’approvisionnement en sang du Canada. La plainte a trait à la politique d’exclusion du don de sang de la Société canadienne du sang qui s’applique aux hommes gais (politique approuvée par le défendeur). Selon la plainte, cette politique est discriminatoire à son égard et à l’égard d’autres personnes pour un motif lié à l’orientation sexuelle.

Même si la Commission croit que le défendeur a offert de bonne foi de régler cette plainte, elle n’est pas convaincue que le compte rendu de règlement proposé concorde avec les réparations susceptibles d’être ordonnées par un tribunal si le bien‑fondé de la plainte est établi.

La Commission est également d’avis que les questions soulevées dans la plainte devraient être examinées par le Tribunal, qui peut étudier et soupeser les éléments de preuve exhaustifs et très techniques présentés par les parties à l’appui de leurs positions respectives. La Commission fait remarquer, par exemple, que la période d’exclusion a été réduite de cinq ans à trois mois depuis que le bien‑fondé de la plainte a été établi et que les parties sont en profond désaccord quant à la nécessité d’une quelconque période d’exclusion. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, le renvoi au Tribunal pour enquête plus approfondie est justifié.

[20] M. Karas soutient que le rapport d’évaluation devrait être traité comme faisant partie des motifs de la décision de la Commission. Le PGC n’est pas de cet avis. Toutefois, les parties conviennent que, sous réserve de l’effet de la récente décision de la Cour suprême du Canada sur la norme de contrôle dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], l’arrêt faisant autorité sur la question est Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 [Sketchley] aux para 36 et 37 :

36. Le juge des requêtes a dit qu’il considérait que l’analyse faite dans les rapports d’enquête représentait les motifs de la décision de la Commission et il a invoqué, comme facteur justifiant cette conclusion, la brièveté de la décision de la Commission (paragraphe 12). L’appelant prétend qu’il s’agit d’une erreur de droit, puisqu’une telle conclusion ne reconnaîtrait pas les rôles distincts et séparés de l’enquêteur et de la Commission.

37. Selon moi, l’argument de l’appelant à cet égard doit être rejeté. Il est vrai que l’enquêteur et la Commission sont deux entités « à bien des égards distinctes » (Canada (Commission des droits de la personne) c. Pathak, 1995 CanLII 3591 (CAF), [1995] 2 C.F. 455, au paragraphe 21, le juge MacGuigan (avec l’appui du juge Décary)), mais il est également bien établi qu’aux fins d’une décision de la Commission en conformité avec le paragraphe 44(3) [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 64; 1998, ch. 9, art. 24] de la Loi, l’enquêteur n’est pas qu’un simple témoin indépendant devant la Commission (Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1989 CanLII 44 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 879, à la page 898 (SEPQA)). L’enquêteur établit son rapport à l’intention de la Commission et, par conséquent, il mène l’enquête en tant que prolongement de la Commission (SEPQA, précité, au paragraphe 25). Lorsque la Commission adopte les recommandations de l’enquêteur et qu’elle ne présente aucun motif ou qu’elle fournit des motifs très succincts, les cours ont, à juste titre, décidé que le rapport d’enquête constituait les motifs de la Commission aux fins de la prise de décision en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi (SEPQA, précité, au paragraphe 35; Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, (1999) 167 D.L.R. (4th) 432, [1999] 1 C.F. 113, au paragraphe 30 (C.A.) [Bell Canada]; Société Radio‑Canada c. Paul (2001), 247 N.R. 47, 2001 CAF 93, au paragraphe nº 43 (C.A.)).

[21] Selon le PGC, l’arrêt Sketchley exige qu’avant qu’une cour de révision puisse traiter le rapport d’un enquêteur comme faisant partie des motifs de la Commission, il faut que la décision de la Commission : a) adopte expressément les recommandations de l’enquêteur, et b) ne fournisse aucun motif ou seulement des motifs succincts à l’appui de la décision. Le PGC soutient que l’arrêt Sketchley ne s’applique pas à la présente affaire pour les raisons suivantes : a) la Commission n’a pas expressément adopté les recommandations du rapport d’évaluation, et b) l’ensemble de motifs de la Commission, formant plusieurs paragraphes, ne peut être considéré comme « aucun motif » ou des « motifs succincts ».

[22] M. Karas répond que l’arrêt Sketchley n’exige pas que la Commission adopte expressément le rapport d’un enquêteur pour qu’il fasse partie de ses motifs. De plus, il soutient que la brièveté du document d’une page de la Commission, qui communique la décision, correspond clairement aux circonstances décrites dans l’arrêt Sketchley, dans lesquelles le rapport d’un enquêteur devrait être traité comme faisant partie des motifs de la Commission. Je souscris à la position de M. Karas sur ce point.

[23] Premièrement, je souscris à son argument selon lequel la brièveté des motifs invoqués par la Commission représente précisément le genre de circonstances dans lesquelles s’applique l’analyse contenue dans l’arrêt Sketchley. En fait, le PGC lui‑même indique que ce ne sont que les trois derniers paragraphes du document d’une page de la Commission qui contiennent une analyse. Il s’agit clairement d’un ensemble de motifs très succincts, ce qui milite en faveur d’une conclusion selon laquelle les motifs plus complets se trouvent dans le rapport d’évaluation expliquant les résultats de l’enquête ordonnée par la Commission.

[24] Deuxièmement, je conviens que l’arrêt Sketchley ne fait pas mention de l’adoption expresse du rapport d’un enquêteur. La question est de savoir si, expressément ou implicitement, les motifs de la Commission doivent être considérés comme une adhésion aux recommandations de l’enquêteur. En l’espèce, ces motifs font expressément référence au fait que la Commission a examiné le rapport d’évaluation (ainsi que le formulaire de plainte, le rapport de conciliation et les observations des parties). Chose plus importante encore, la Commission rend une décision conforme à la recommandation du rapport d’évaluation selon laquelle, en cas d’échec de la conciliation, elle demande au président du Tribunal d’instruire la plainte. Cela permet de conclure que la Commission a adopté le rapport d’évaluation. De fait, dans l’arrêt Tutty c Canada (Procureur général), 2011 CF 57, au paragraphe 13, c’est sur la base d’une telle cohérence entre la recommandation de l’enquêteur et la décision de la Commission que le juge Barnes a invoqué le principe tiré de l’arrêt Sketchley.

[25] Je souligne que, pour en arriver à cette conclusion, j’ai tenu compte d’un argument avancé par le PGC selon lequel l’arrêt Vavilov l’a emporté sur l’arrêt Sketchley et exige maintenant que les motifs de l’enquêteur soient adoptés plus expressément, et donc de manière plus transparente, que cela a été le cas en l’espèce. Le PGC s’appuie sur l’explication donnée dans l’arrêt Vavilov selon laquelle la prise de décisions administratives doit être justifiée, intelligible et transparente (aux para 95 et 96).

[26] Bien entendu, j’accepte cette ligne de conduite issue de l’arrêt Vavilov, qui orientera également mon analyse du caractère raisonnable de la décision, plus loin dans les présents motifs. Toutefois, je ne considère pas que l’exigence d’un processus décisionnel administratif transparent permet d’écarter l’argument de M. Karas selon lequel le dossier dont la Cour est saisie en l’espèce appuie la conclusion selon laquelle le rapport d’évaluation fait partie des motifs de la décision. L’arrêt Vavilov explique que la transparence d’une décision administrative peut être favorisée en prenant en compte l’historique et le contexte de l’instance dans laquelle elle a été rendue ainsi que les lignes directrices qui éclairent le travail du décideur (au para 94). J’accepte l’argument de M. Karas selon lequel le principe énoncé dans l’arrêt Sketchley, fondé sur la structure de la Loi et les processus qui en découlent de même que sur les affaires qui ont suivi cet arrêt, contribue à la transparence exigée par l’arrêt Vavilov. Plus précisément, l’adoption du rapport par la Commission est transparente en partie parce qu’elle est conforme aux pratiques antérieures de la Commission, telles qu’elles ont été approuvées dans l’arrêt Sketchley.

[27] Je remarque également que les décisions qui ont appliqué l’arrêt Sketchley, après l’arrêt Vavilov, ne se sont pas écartées de ce principe (voir, p. ex., Desgranges c Canada (Élections), 2020 CF 314 au para 56; Dixon c Groupe Banque TD, 2020 CF 1054 au para 39).

[28] En conclusion sur ce point, je constate que la Commission a adopté le rapport d’évaluation, de sorte que les motifs qu’il contient font partie des motifs de la décision.

B. La décision est‑elle raisonnable?

[29] En ce qui concerne les arguments du PGC contestant le caractère raisonnable de la décision, je note la position du PGC selon laquelle, même si le rapport d’évaluation fait partie des motifs de la décision, la décision reste tout de même déraisonnable. Le PGC fait valoir trois arguments principaux à l’appui de cette position :

  1. Le PGC soutient que la Commission n’a pas tenu compte de l’argument clé de Santé Canada selon lequel elle n’est pas à bon droit une partie à la plainte parce qu’elle n’a pas le pouvoir d’élaborer ou de mettre en œuvre la politique sur les HARSAH, qu’elle n’a eu aucune interaction directe avec M. Karas et qu’elle n’a pas le pouvoir d’obliger la SCS à modifier la politique pour les motifs invoqués par M. Karas;

  2. Le PGC soutient que la décision ne peut être conciliée avec les éléments de preuve dont la Commission est saisie, car aucun fait ne permet à la Commission de décider que Santé Canada a le pouvoir discrétionnaire de modifier la politique relative aux HARSAH. Comme le PGC le reconnaît, cette observation recoupe quelque peu la première observation ci‑dessus, selon laquelle la Commission n’a pas tenu compte de l’argument de Santé Canada voulant qu’elle n’est pas à bon droit une partie à la plainte;

  3. Le PGC soutient que la Commission n’a pas expliqué comment la décision peut être conciliée avec sa décision antérieure dans l’affaire Soullière c Santé Canada (26 mars 2015), plainte no 2012105 [Soullière]. Le PGC soutient que la plainte dans l’affaire Soullière, que la Commission a rejetée, est suffisamment similaire à la plainte en l’espèce pour que la Commission soit tenue d’expliquer comment elle en est arrivée à la décision différente de renvoyer la plainte au Tribunal.

[30] Je vais d’abord examiner les deux arguments connexes entourant le point de vue de Santé Canada selon lequel il n’a pas le pouvoir de modifier la politique relative aux HARSAH.

(1) La Commission a‑t‑elle négligé de tenir compte de l’argument clé de Santé Canada selon lequel elle n’est pas à bon droit une partie à la plainte, et la décision peut‑elle être conciliée avec les éléments de preuve dont la Commission est saisie relativement à cet argument?

[31] J’accepte l’observation du PGC selon laquelle l’argument de Santé Canada, à savoir que Santé Canada n’est pas à bon droit une partie à la plainte, était l’un des éléments clés de sa position devant la Commission. Pour faire valoir cet argument, tant devant la Commission que dans la présente demande, Santé Canada s’appuie largement sur le Règlement sur le sang, DORS/2013‑178, pris en vertu de la Loi sur les aliments et drogues, LRC 1985, c F‑27 [le Règlement sur le sang] pour étayer sa position selon laquelle son pouvoir de réglementation limité le rend étranger à la discrimination alléguée par M. Karas dans la plainte. Suit une explication plus détaillée de l’argument de Santé Canada.

[32] Comme il a été mentionné précédemment, sauf dans la province de Québec, le système de transfusion sanguine du Canada est géré par la SCS, organisme indépendant connu en tant qu’établissement de transfusion sanguine. Le Règlement sur le sang traite le sang transfusé comme une drogue et charge Santé Canada d’exercer une surveillance réglementaire à l’égard des établissements de transfusion sanguine, uniquement pour s’assurer que le sang est traité en toute sécurité.

[33] Pour fonctionner comme un établissement de transfusion sanguine, une organisation doit demander au ministre de la Santé une homologation en vertu de l’article 6 du Règlement sur le sang. La demande doit décrire tous les processus, y compris les processus de sélection des donneurs, que l’établissement utilisera pour le traitement des dons de sang. L’article 7 du Règlement sur le sang prévoit que le ministre doit accorder l’homologation à un établissement de transfusion sanguine si ce dernier a fourni suffisamment de preuves pour démontrer que la délivrance de l’homologation ne compromettra pas la sécurité humaine ou la sécurité du sang. Santé Canada souligne que la sécurité est le seul critère d’approbation du ministre en vertu de l’article 7.

[34] Un établissement de transfusion sanguine qui cherche à apporter un changement important à ses processus doit présenter au ministre une demande de modification de son homologation. En vertu de l’article 9 du Règlement sur le sang, le ministre doit ensuite évaluer si ce changement pourrait compromettre la sécurité humaine ou la sécurité du sang. Encore une fois, la sécurité est le seul critère d’approbation du ministre.

[35] Lorsqu’elle accepte des dons de sang, la SCS sélectionne les donneurs au moyen du questionnaire. La SCS conçoit et met en œuvre le questionnaire, et Santé Canada l’examine et l’approuve s’il est jugé sécuritaire en vertu des articles 7 et 9 du Règlement sur le sang. La politique à l’égard des HSH en cause dans la plainte et dans la présente demande de contrôle judiciaire fait partie du questionnaire.

[36] Dans ce contexte, le PGC souligne l’observation suivante de Santé Canada à la Commission, dans laquelle est soulevé l’argument actuellement à l’étude par la Cour :

[traduction]

Santé Canada est un organisme de réglementation qui examine les politiques et procédures de la SCS uniquement sous l’aspect de la sécurité. Santé Canada n’a pas le pouvoir légal d’ordonner à la SCS de modifier ses politiques pour une raison non liée à la sécurité. La relation sans lien de dépendance entre la SCS et Santé Canada est elle‑même un pilier de la sécurité du sang et a été expressément recommandée par la Commission Krever à la suite de la tragédie du sang contaminé. L’une des principales recommandations de la Commission était la suivante : « L’exploitant doit être suffisamment indépendant des décideurs pour ne pas être obligé de prendre des décisions qui sont incompatibles avec la sûreté des réserves de sang … »

[Non souligné dans l’original.]

[37] Le PGC soutient que la décision, même si elle est considérée comme incluant le rapport d’évaluation, ne présente aucune analyse de cet argument ou, compte tenu de l’accent mis dans l’arrêt Vavilov sur l’exigence de transparence et d’intelligibilité dans la prise de décision, ne permet pas à Santé Canada ou à la Cour de comprendre comment la Commission en est arrivée à considérer que Santé Canada pourrait être responsable de la discrimination présumée contre M. Karas. Le PGC soutient en outre qu’une telle conclusion ne peut être appuyée par les éléments de preuve présentés à la Commission, qui reposaient principalement sur l’effet du Règlement sur le sang, au sujet du pouvoir limité de réglementation de Santé Canada à l’égard de la politique relative aux HARSAH.

[38] En réponse à ces arguments, M. Karas soutient que la Commission n’a pas rendu de décision quant au bien‑fondé de l’argument de Santé Canada concernant son rôle de réglementation. Il soutient que la décision démontre que la Commission a compris l’argument et la preuve, mais a conclu qu’ils justifiaient une enquête plus approfondie par le Tribunal sur la question de savoir si Santé Canada est à bon droit une partie à la plainte.

[39] La prise en compte des positions respectives des parties sur cette question exige un examen plus approfondi de la norme de contrôle applicable à la prise de décisions par la Commission, particulièrement dans le contexte d’une décision de renvoyer une plainte au Tribunal pour une enquête plus approfondie. Comme M. Karas le fait remarquer, lorsqu’ils ont examiné le caractère raisonnable de telles décisions, les tribunaux ont constamment appliqué les lignes directrices énoncées dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 [Halifax] et Canada (Commission des droits de la personne) c Nation crie de Saddle Lake, 2018 CAF 228 [Saddle Lake].

[40] L’arrêt Halifax établit plusieurs principes généraux régissant le contrôle judiciaire des décisions de la Commission des droits de la personne portant renvoi des plaintes à un tribunal. Une telle décision est assimilable à une fonction d’examen préalable, dans laquelle la Commission dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire. La Commission n’a pas à établir que la plainte a un minimum de fondement avant de la renvoyer au Tribunal. Il lui suffit d’être convaincue, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, que l’examen de celle‑ci est justifié (aux para 19 et 21). Étant donné que la Commission exerce une fonction d’examen préalable et d’administration, et qu’elle ne statue pas au fond, la décision de renvoyer une plainte au Tribunal n’est pas une décision quant au bien‑fondé de la plainte (au para 23). Les tribunaux ont évidemment la compétence et le pouvoir discrétionnaire d’intervenir dans de telles décisions. Toutefois, ils sont encouragés à faire preuve de retenue à cet égard (au para 36). Une cour de révision doit se demander si la loi ou la preuve offrait un fondement raisonnable à la décision de la Commission de renvoyer une plainte au Tribunal (au para 45).

[41] S’appuyant sur l’arrêt Halifax, la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Saddle Lake, a fait observer qu’on ne saurait, par le truchement du contrôle judiciaire, soustraire à la compétence du Tribunal les questions juridiques qu’il doit trancher en première instance pour les porter devant les tribunaux (au para 30). En l’absence de circonstances véritablement exceptionnelles, les questions que la Commission a renvoyées au Tribunal ne devraient pas être examinées par une cour avant que le Tribunal n’ait rendu une décision (au para 34).

[42] Je suis également conscient de la distinction établie par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Keith c Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117, entre la décision de renvoyer une plainte au Tribunal et la décision de la Commission de rejeter une plainte. Dans ce dernier cas, un examen plus approfondi par la Cour s’impose (au para 45), mais il n’est pas nécessaire dans une affaire comme celle‑ci, où une plainte a été renvoyée au Tribunal.

[43] En tenant compte de ces principes, ainsi que des directives données dans l’arrêt Vavilov (aux para 24 et 84) selon lesquelles une cour de révision doit se concentrer sur les motifs invoqués par un décideur à l’appui de sa décision, je me pencherai maintenant sur l’argument du PGC. Dans cette analyse, j’appliquerai la norme consistant à déterminer si la décision révèle, sur le plan du droit ou de la preuve, un fondement raisonnable au renvoi de la plainte de M. Karas par la Commission au Tribunal.

[44] Premièrement, je constate que le dossier démontre que la Commission a été réceptive à l’argument de Santé Canada selon lequel elle n’est pas à bon droit une partie à la plainte parce qu’elle a un pouvoir de réglementation limité à l’égard de la politique sur les HARSAH. Le rapport d’évaluation souligne la position de Santé Canada selon laquelle Santé Canada n’est pas le défendeur approprié dans la plainte, puisque son rôle de réglementation en ce qui concerne les politiques de la SCS, y compris la politique sur les HARSAH, a trait à l’évaluation de la sécurité humaine ou de la sécurité du sang. Malgré cet argument, il a été conclu dans le rapport d’évaluation que les éléments de preuve recueillis justifiaient une enquête du Tribunal sur le rôle de Santé Canada par rapport à la politique de la SCS sur les HARSAH. Comme je l’ai expliqué précédemment, je considère que la Commission a adopté ce raisonnement, de sorte que cette conclusion fait partie des motifs de sa décision.

[45] Pour être clair, ce raisonnement ne comprend pas une conclusion selon laquelle l’argument de Santé Canada est sans fondement, comme le laisse entendre le PGC. La Commission a plutôt conclu que le Tribunal devait mener une enquête plus approfondie. Ce raisonnement est intelligible et n’appuie pas une conclusion de la Cour selon laquelle la Commission n’aurait pas pris en compte l’argument de Santé Canada.

[46] Quant à savoir si la décision peut être conciliée avec la preuve dont la Commission est saisie, je prends acte de l’observation de M. Karas selon laquelle la preuve ne se limitait pas à la portée prescrite dans le Règlement sur le sang. Comme il est indiqué dans le rapport d’évaluation, les données probantes entourant le rôle de Santé Canada relativement à la politique sur les HARSAH comprenaient les éléments suivants :

  1. La SCS a besoin de l’approbation de Santé Canada pour le questionnaire qui incorpore la politique à l’égard des HARSAH;

  2. Santé Canada doit approuver tout changement aux critères d’exclusion applicables aux HARSAH qui pourrait avoir une incidence sur la sécurité du système d’approvisionnement en sang du Canada;

  3. Santé Canada finance la recherche effectuée par la SCS sur les changements possibles aux critères de dépistage auprès des donneurs faisant partie des HARSAH;

  4. Santé Canada tient des « réunions préalables à la présentation » avec la SCS, au cours desquelles Santé Canada fournit à la SCS des observations sur les changements possibles aux critères de sélection des donneurs et aux exigences réglementaires;

  5. Santé Canada peut demander à la SCS de modifier ses critères de sélection des donneurs, mais seulement s’il y a un nouveau problème de santé touchant la sécurité de l’approvisionnement en sang qui justifie une telle modification.

[47] De la manière dont M. Karas décrit l’argument de Santé Canada, il est d’avis que les limites imposées à son pouvoir de réglementation en vertu du Règlement sur le sang constituent une réponse complète à ses allégations selon lesquelles Santé Canada est impliqué dans la discrimination alléguée dans la plainte. Toutefois, M. Karas fait remarquer que les éléments de preuve présentés à la Commission comprennent les points résumés ci‑dessus, ce qui s’étend à la façon dont Santé Canada interagit avec la SCS [TRADUCTION] « sur le terrain ». M. Karas soutient que, indépendamment des arguments de Santé Canada relatifs à la portée de son pouvoir en vertu du Règlement sur le sang, cette preuve appuie la conclusion qu’il y avait un fondement raisonnable sur le plan du droit et de la preuve pour la décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal.

[48] Je trouve ces arguments convaincants. Comme il a été observé précédemment, le rapport d’évaluation (et par conséquent la décision) concluait que les éléments de preuve recueillis justifiaient une enquête du Tribunal sur le rôle de Santé Canada par rapport à la politique de la SCS sur les HARSAH. Résumant les conclusions de l’enquêteur, le rapport d’évaluation indique qu’il semble y avoir une [traduction] « controverse en cours » quant à la nature exacte de la relation entre Santé Canada et la SCS, ce qui justifie une enquête plus approfondie. Cette conclusion est intelligible dans le contexte de la preuve décrite ci‑dessus, qui va au‑delà des limites du pouvoir réglementaire énoncées dans le Règlement sur le sang. Cette preuve permet également de comprendre le dernier paragraphe du document d’une page par lequel la Commission a rendu sa décision :

[traduction]

La Commission est également d’avis que la meilleure instance pour examiner les questions soulevées dans la plainte serait le Tribunal, qui peut étudier et soupeser les éléments de preuve détaillés et très techniques présentés par les parties à l’appui de leurs positions respectives. La Commission fait remarquer, par exemple, que la période d’exclusion a été réduite de cinq ans à trois mois depuis que le bien‑fondé de la plainte a été établi et que les parties sont en profond désaccord quant à la nécessité d’une quelconque période d’exclusion. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, le renvoi au Tribunal pour enquête plus approfondie est justifié.

[49] En ce qui concerne ce paragraphe en particulier, Santé Canada conteste le renvoi aux « éléments de preuve détaillés et très techniques présentés par les parties à l’appui de leurs positions respectives ». Santé Canada soutient que cette partie de l’analyse de la Commission est inintelligible, car aucune preuve (comme des preuves scientifiques à l’appui de la politique sur les HARSAH) présentée à la Commission relativement à cette plainte ne correspond à cette description. Santé Canada soulève la possibilité que ce renvoi est le fait d’une confusion entre ses preuves et celles de la SCS dans l’autre plainte.

[50] En lisant le paragraphe ci‑dessus dans son ensemble, y compris la mention concernant les réductions de la période d’exclusion, je conviens qu’il semble faire référence à des éléments de preuve, y compris peut‑être des preuves scientifiques, pertinents pour l’historique de la politique à l’égard des HARSAH. Toutefois, j’accepte l’observation de M. Karas voulant que cette interprétation n’appuie pas une conclusion selon laquelle la Commission était confuse quant à la source de la preuve dont elle disposait. Le paragraphe est, du moins en partie, de nature prospective, puisqu’il traite du rôle que le Tribunal peut jouer dans l’analyse d’un grand volume de preuves techniques, et il apporte donc une reconnaissance de la nature du dossier devant être analysé dans l’évaluation des positions respectives des parties relativement à la plainte.

[51] En résumé, à la lecture de la décision (y compris les motifs énoncés dans le rapport d’évaluation), la Commission a conclu qu’une enquête menée par le Tribunal, qui a la capacité d’évaluer un dossier de preuve complet, était justifiée afin d’acquérir une compréhension plus complète du rôle de Santé Canada (au‑delà de la portée de son pouvoir de réglementation tel que défini par le Règlement sur le sang) dans les processus à l’origine de la politique à l’égard des HARSAH, y compris des modifications qui y ont été apportées antérieurement. Après avoir examiné les arguments énoncés ci‑dessus par le PGC, j’estime que cette analyse est intelligible et je conclus que la décision avait un fondement raisonnable en droit et en preuve.

[52] Avant d’aborder le dernier argument du PGC, selon lequel la Commission n’a pas expliqué comment la décision peut être conciliée avec sa décision dans l’affaire Soullière, je soulignerai que j’ai réfléchi aux efforts déployés par M. Karas pour s’appuyer sur les faits nouveaux dans le cadre de l’examen de la plainte par le Tribunal, ce qui, selon lui, appuie davantage la conclusion selon laquelle Santé Canada a joué un rôle dans l’élaboration de la politique de la SCS à l’égard des HARSAH. Il s’appuie en particulier sur des parties des motifs de la décision du Tribunal afin de regrouper ses plaintes contre Santé Canada et la SCS dans une seule enquête.

[53] M. Karas reconnaît que les procédures devant le Tribunal ne font pas partie du dossier dont la Cour doit tenir compte dans le contrôle du caractère raisonnable de la décision. Toutefois, il soutient qu’une compréhension de l’état d’avancement de la procédure devant le Tribunal peut être pertinente eu égard à la décision de la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder une réparation dans la présente demande de contrôle judiciaire. Bien entendu, j’accepte l’existence de ce pouvoir discrétionnaire (voir, p. ex., Halifax, au para 52), ainsi que la possibilité que l’état d’avancement de la procédure devant le Tribunal puisse être pertinent à la décision discrétionnaire d’intervenir si, par exemple, je trouvais que la décision était déraisonnable. Toutefois, sous réserve de mon examen de l’argument du PGC fondé sur la décision Soullière, j’ai conclu que la décision était raisonnable et, par conséquent, je n’ai pas à examiner les arguments de M. Karas en me fondant sur les faits nouveaux survenus après la décision dans le cadre de la procédure devant le Tribunal.

(2) La Commission a‑t‑elle commis une erreur en omettant d’expliquer comment la décision peut être conciliée avec sa décision antérieure dans l’affaire Soullière?

[54] La décision Soullière est une décision de la Commission, rendue le 26 mars 2015, rejetant une plainte selon laquelle Santé Canada a fait preuve de discrimination à l’égard d’une femme ayant une déficience intellectuelle, en omettant de prendre des mesures d’adaptation à son endroit alors qu’elle ne pouvait pas terminer le processus de sélection requis pour pouvoir donner du sang. La décision rendue dans l’affaire Soullière n’est pas accessible au public et la Cour n’en a pas été saisie dans la présente demande. Toutefois, elle a fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, qui a été rejetée par le juge Diner dans la décision Soullière c Canada (Santé), 2017 CF 686 [Soullière CF], et les faits de la plainte ainsi que le raisonnement de la Commission peuvent être déduits à partir de la décision judiciaire.

[55] Comme dans l’affaire qui nous occupe, Mme Soullière a déposé des plaintes contre la SCS et Santé Canada, alléguant que cette dernière était responsable de discrimination contre sa fille (Mme Dewan) pour avoir approuvé la politique de la SCS qui l’a exclue lorsqu’elle a été incapable de remplir le questionnaire de la SCS en raison de sa déficience intellectuelle. La Commission a rejeté les deux plaintes, concluant qu’un examen par le Tribunal n’était pas justifié. La décision Soullière CF résume ainsi les conclusions de la Commission, sur la base desquelles la Commission a conclu que Santé Canada ne semblait pas être partie au refus de service (au para 10) :

  • Santé Canada n’a aucun rôle direct dans le processus de sélection des donneurs en général, et n’en avait aucun dans le cas particulier de Mme Dewan;

  • la SCS élabore ses politiques et procédures en toute indépendance par rapport à Santé Canada;

  • Santé Canada ne joue aucun rôle dans la rédaction ou l’administration du formulaire QEESD ni n’exige des exploitants du système d’approvisionnement en sang qu’ils disposent d’un QEESD;

  • Santé Canada avait affirmé qu’il ne demanderait pas à la SCS de modifier pour quelque raison ses critères de sélection des donneurs de sang, sauf en cas de survenance d’un problème de santé émergent (comme cela est arrivé, par exemple, pour le SRAS et pour le virus du Nil occidental), et le cas de Mme Dewan ne correspondait pas à un problème de santé émergent.

[56] Mme Soullière a demandé un contrôle judiciaire, mais la Cour fédérale a confirmé que la décision de la Commission était raisonnable. Le juge Diner a examiné les éléments de preuve présentés à la Commission, qui l’ont amené à conclure que Santé Canada exerçait un contrôle limité sur la politique qui a entraîné le refus du don de sang de Mme Dewar, et a conclu ce qui suit (au para 25) :

25. La preuve n’étaye tout simplement pas l’argument de Mme Soullière selon lequel Santé Canada intervient directement dans la conception et la mise en œuvre du processus et des politiques touchant la sélection des donneurs de sang. La preuve a plutôt montré que, quand Santé Canada a approuvé les politiques contestées de la SCS, il ne l’a fait que pour assurer la sécurité du système canadien d’approvisionnement en sang, en accord avec son mandat législatif. Le « contrôle » que Santé Canada exerce sur la SCS était et demeure limité à cette fonction particulière de surveillance.

[57] Mme Soullière a également fait valoir que Santé Canada devrait être partie à sa contestation de la politique de la SCS, parce que Santé Canada pourrait éventuellement faire obstacle à tout changement de politique futur apporté par la SCS, en refusant son approbation réglementaire. La Commission a rejeté cet argument comme étant hypothétique, et la Cour a conclu que cette décision était raisonnable (aux para 37 et 38).

[58] Santé Canada soutient que les faits dans l’affaire Soullière sont très semblables à ceux de la présente affaire. Les deux affaires portent sur des plaintes contre la SCS et Santé Canada, dans lesquelles le plaignant alléguait qu’une politique de la SCS sous‑tendant le questionnaire était discriminatoire à l’égard de certains donneurs de sang. Dans les deux cas, le plaignant a allégué que Santé Canada portait la responsabilité parce qu’il réglemente la SCS. Dans les deux cas, Santé Canada a donné son approbation réglementaire. Enfin, dans les deux cas, le plaignant a soutenu que Santé Canada devrait participer à la procédure relative aux droits de la personne, au cas où il déciderait de ne pas approuver un changement futur au questionnaire que le Tribunal pourrait exiger.

[59] En se fondant sur ce qu’il soutient être les parallèles entre l’affaire Soullière et la plainte de M. Karas, Santé Canada soutient que la Commission a commis une erreur en l’espèce en tirant au sujet de la relation entre Santé Canada et la SCS des conclusions qui sont incompatibles avec ses conclusions dans l’affaire Soullière, sans distinguer ses motifs par rapport à l’affaire Soullière. Pour faire valoir cet argument, Santé Canada s’appuie sur l’explication suivante contenue dans l’arrêt Vavilov concernant l’importance de la cohérence dans la prise de décisions administratives (aux para 129 à 131) :

129. Les décideurs administratifs ne sont pas liés par leurs décisions antérieures au même titre que le sont les cours de justice suivant la règle du stare decisis. Comme l’a fait remarquer la Cour dans l’arrêt Domtar, « l’absence d’unanimité est le prix à payer pour la liberté et l’indépendance décisionnelle » accordées aux décideurs administratifs, et la simple existence d’un certain conflit dans la jurisprudence d’un organisme administratif ne menace pas la primauté du droit : p. 800. Les décideurs administratifs et les cours de révision doivent toutefois se soucier de l’uniformité générale des décisions administratives. Les personnes visées par les décisions administratives sont en droit de s’attendre à ce que les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon et que les résultats ne dépendent pas seulement de l’identité du décideur — des attentes qui ne s’évaporent pas du simple fait que les parties ne comparaissent pas devant un juge.

130. Heureusement, les organismes administratifs disposent généralement d’un éventail de ressources pour répondre à ce genre de préoccupations. La consultation des motifs antérieurs et de leurs résumés permet aux multiples décideurs au sein d’une même organisation (tels les membres d’un tribunal administratif) d’apprendre les uns des autres et de contribuer à l’édification d’une culture décisionnelle harmonisée. Les institutions se fient elles aussi régulièrement à des normes, à des directives stratégiques, ainsi qu’à des avis juridiques internes pour favoriser une plus grande uniformité et pour orienter le travail des décideurs de première ligne. La Cour a également conclu que les réunions plénières des membres d’un tribunal peuvent constituer un moyen efficace de « favoriser la cohérence » et d’« éviter [les] solutions incompatibles » : SITBA c. Consolidated‑Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, p. 324‑328. Lorsque des désaccords surviennent au sein d’un organisme administratif sur la façon de trancher convenablement une question donnée, cette institution peut également prendre l’initiative de mettre au point des stratégies pour régler ses divergences à l’interne. Évidemment, l’uniformité peut être aussi encouragée par l’utilisation de méthodes moins formelles comme des outils de formation, des listes de vérification et des modèles, lesquels peuvent être élaborés afin de simplifier et de renforcer les pratiques exemplaires au sein de l’institution — pourvu que ces méthodes n’entravent pas le processus décisionnel.

131. La question de savoir si une décision en particulier est conforme à la jurisprudence de l’organisme administratif est elle aussi une contrainte dont devrait tenir compte la cour de révision au moment de décider si cette décision est raisonnable. Lorsqu’un décideur s’écarte d’une pratique de longue date ou d’une jurisprudence interne constante, c’est sur ses épaules que repose le fardeau d’expliquer cet écart dans ses motifs. Si le décideur ne s’acquitte pas de ce fardeau, la décision est déraisonnable. En ce sens, les attentes légitimes des parties servent à déterminer à la fois la nécessité de motiver la décision et le contenu des motifs : Baker, par. 26. Nous le répétons, il ne s’ensuit pas pour autant que les décideurs administratifs sont liés par les décisions antérieures au même titre que les cours de justice. Cela veut plutôt dire qu’une décision dérogeant à une pratique de longue date ou à une jurisprudence interne établie sera raisonnable si cette dérogation est justifiée, ce qui réduit le risque d’arbitraire, lequel a un effet préjudiciable sur la confiance du public envers les décideurs administratifs et le système de justice dans son ensemble.

[Non souligné dans l’original.]

[60] M. Karas soutient qu’il n’y a pas de conflit entre la décision de la Commission dans l’affaire Soullière et sa décision relativement à sa plainte. Il distinguerait l’affaire Soullière sur la base de faits particuliers. Il souligne que l’affaire Soullière faisait intervenir une décision de première ligne de refuser à une personne handicapée la possibilité de donner du sang, parce qu’elle était incapable de remplir le questionnaire par elle‑même. M. Karas soutient que, bien que cette décision ait fait intervenir la politique de sélection des donneurs de la SCS, elle n’a pas comporté le même genre de prise de décision stratégique générale que ce que représente la politique de la SCS à l’égard des HARSAH.

[61] M. Karas insiste également sur le fait que la décision dans l’affaire Soullière était fondée sur le dossier de preuve particulier dont la Commission était saisie dans cette affaire, qui peut évidemment avoir été différent de la preuve en l’espèce. De même, la conclusion de la Cour dans l’affaire Soullière CF, selon laquelle la décision de la Commission était raisonnable, était fondée sur ce dossier particulier. M. Karas s’appuie sur la décision Service d’administration P.C.R. ltée c Reyes, 2020 CF 659 [Reyes], dans laquelle le juge Grammond a expliqué qu’une décision judiciaire établissant qu’une décision administrative est raisonnable est d’une autorité limitée, puisqu’une autre décision aurait fort bien pu être tout aussi raisonnable (au para 20).

[62] Bien que j’apprécie le possible bien‑fondé de ces observations, la décision ne contient aucune analyse de ce genre de la part de la Commission. Je garde à l’esprit l’avertissement donné dans l’arrêt Vavilov selon lequel une cour de révision ne devrait pas chercher à substituer des motifs sur lesquels le décideur administratif aurait pu s’appuyer pour en arriver à sa décision, si ces motifs ne peuvent être tirés de la décision et du dossier dont le décideur est saisi (au para 96). Par conséquent, ces observations ne constituent pas un motif approprié pour rejeter l’argument du PGC selon lequel il était déraisonnable pour la Commission de ne pas aborder la décision Soullière.

[63] Toutefois, M. Karas présente d’autres observations en réponse aux arguments de Santé Canada fondés sur les principes régissant l’uniformité dans la prise de décisions administratives. M. Karas s’appuie encore une fois sur l’arrêt Reyes, dans lequel le juge Grammond s’est reporté aux directives de l’arrêt Vavilov et a fourni l’explication supplémentaire suivante concernant ces principes (au para 21) :

21. La question du précédent administratif soulève des enjeux différents. En principe, les décideurs administratifs ne sont pas tenus de suivre leur propre jurisprudence : Vavilov, au paragraphe 129; Daly, « Stare Decisis », à la page 768. Depuis l’arrêt Domtar Inc c Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 RCS 756, il est bien établi que le « conflit jurisprudentiel » ne constitue pas un motif indépendant de contrôle judiciaire. Néanmoins, il peut arriver qu’une collectivité de décideurs – comme les membres d’un tribunal administratif ou la communauté des arbitres de grief – parvienne à un consensus interprétatif sur une question donnée. La Cour suprême mentionne la « pratique de longue date » ou la « jurisprudence interne constante » comme exemples de tels consensus qui constituent une contrainte juridique pesant sur le décideur : Vavilov, au paragraphe 131. Ce n’est que dans de telles situations, qui s’approchent de l’unanimité, que le décideur devra offrir une justification convaincante avant de rendre une décision contraire : voir, par exemple, Wilson c Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29 aux paragraphes 59 à 62, [2016] 1 RCS 770 [Wilson]; Gatineau (Ville de) c Syndicat des cols blancs de Gatineau inc, 2016 QCCA 1596 au paragraphe 41 [Gatineau].

[64] M. Karas soutient que la décision de la Commission dans l’affaire Soullière ne représente pas le genre de pratique de longue date ou d’autorité interne établie qui équivaudrait à un consensus interprétatif ou à une quasi‑unanimité entre décideurs et donnerait lieu à l’obligation de justifier une dérogation à celle‑ci. Je souscris à cette observation. Il n’est pas possible de caractériser la décision unique rendue dans l’affaire Soullière comme un type d’autorité interne auquel s’appliquent les principes identifiés ci‑dessus dans l’arrêt Vavilov. Par conséquent, ces principes n’appuient pas une conclusion selon laquelle la décision est déraisonnable du fait qu’il n’a pas été établi de distinction d’avec l’affaire Soullière.

V. Conclusion

[65] Après avoir examiné les arguments du demandeur et déterminé que la décision était raisonnable, la Cour conclut que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Il n’est donc pas nécessaire que la Cour se penche sur la question finale de savoir quelle réparation elle devrait accorder.

VI. Dépens

[66] Le PGC a confirmé lors de l’audition de la présente demande qu’il ne sollicite pas les dépens contre M. Karas dans l’éventualité où il aurait gain de cause dans la présente demande. L’avocat de M. Karas a fait savoir qu’il demande des dépens dans l’éventualité où la demande du PGC serait rejetée. Il est d’avis que, compte tenu du déséquilibre entre les ressources des parties, cette approche asymétrique des dépens est appropriée.

[67] À la suite d’une discussion tenue au cours de l’audience entre les avocats et la Cour au sujet d’un processus pour traiter la demande de dépens de M. Karas au cas où il obtiendrait gain de cause dans la présente demande, les avocats ont convenu de ce qui suit :

  1. Les parties disposeraient de 14 jours à compter de la date de mon jugement pour que les avocats se concertent en vue de s’entendre sur l’issue de la demande de dépens de M. Karas et pour indiquer conjointement à la Cour si une telle entente a été conclue;

  2. Si une telle entente n’est pas conclue, les parties disposeraient alors de 14 jours supplémentaires pour présenter des observations écrites à l’appui de leurs positions respectives sur le règlement de la demande de dépens de M. Karas.

[68] Je reconnais qu’il s’agit là d’un processus approprié, et mon jugement sera rendu en conséquence. Dans l’éventualité où des observations écrites seraient nécessaires, les observations de chaque partie devraient être limitées à trois pages, plus tout document à l’appui.

 


JUGEMENT dans le dossier T‑1788‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. La demande de dépens associés à la présente demande soumise par l’intimée doit être traitée comme suit :

    1. Les parties disposent de 14 jours à compter de la date du présent jugement pour s’entendre sur le règlement de la demande de dépens et pour informer conjointement la Cour de la conclusion d’une telle entente;

    2. Si une telle entente n’est pas conclue, les parties disposent alors de 14 jours de plus pour présenter des observations écrites à l’appui de leurs positions respectives sur le règlement de la demande de dépens, les observations de chacune des parties devant être limitées à trois pages, plus tout document à l’appui.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1788‑19

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c CHRISTOPHER KARAS

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À PARTIR DE TORONTO

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 MAI 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMEN :

LE 10 JUIN 2021

COMPARUTIONS :

Gail Sinclair

Samantha Pillon

POUR LE DEMANDEUR

Gregory Ko

Shakir Rahim

POUR LE DÉFENDEUR

Sasha Hart

Sheila Osborne‑Brown

POUR L’INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Kastner Lam LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

Division des services du contentieux

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTERVENANTE

 

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