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Date : 20210510


Dossier : IMM‑4238‑20

Référence : 2021 CF 423

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 10 mai 2021

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

OMOEFE ANDREW OMATE

ET LIZZY EMUESIRI OMATE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 20 août 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté la demande d’asile des demandeurs pour cause de crédibilité. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la SAR n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle et je rejette donc la présente demande.

II. Le contexte

[2] Les demandeurs, un homme (le demandeur principal) et son épouse, craignent de mourir aux mains du culte des Ogbonis (les Ogbonis) s’ils retournent au Nigéria. Leur crainte est fondée sur les allégations de fait qui suivent.

[3] Le père du demandeur principal était, dans son village, le grand‑prêtre des Ogbonis. Selon les traditions des Ogbonis, à la mort du grand‑prêtre, c’est l’homme le plus âgé de la famille qui reprend cette fonction. Le père du demandeur principal étant décédé en mars 2010, les Ogbonis ont demandé au frère aîné de ce dernier de devenir le grand‑prêtre. Il a décliné cette demande et, pour cette raison, les Ogbonis l’ont tué par balle dans son appartement, en octobre 2011.

[4] Les Ogbonis se sont ensuite tournés vers le cousin du demandeur principal, plus âgé que lui, pour devenir le grand‑prêtre. Le cousin a accepté. Les demandeurs allèguent que, en novembre 2017, il est toutefois mort dans son sommeil après avoir enfreint les règles des Ogbonis. Ils prétendent que des pouvoirs surnaturels l’ont tué. Aux funérailles, un homme a abordé le demandeur principal et lui a dit que c’était son tour, en tant qu’homme plus âgé de la famille, de devenir le grand‑prêtre. Il lui aurait donné deux semaines pour se décider et il lui aurait dit de ne pas oublier ce qui était arrivé à son frère après que celui‑ci avait refusé.

[5] Plutôt que de répondre aux Ogbonis, les demandeurs se sont organisés pour quitter le Nigéria. Un ami a dissuadé le demandeur principal de s’adresser à la police. Les demandeurs ont réuni les fonds dont ils avaient besoin pour prendre l’avion, ils ont pris les dispositions nécessaires pour obtenir des visas américains et pour que l’on prenne soin de leurs enfants, et ils ont fui le pays.

III. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[6] La SAR a décidé que la Section de la protection des réfugiés (la SPR) avait conclu avec raison que les demandeurs manquaient de crédibilité et que, s’ils retournaient au Nigéria, ils ne s’exposeraient à aucun risque sérieux de persécution.

[7] Premièrement, la SAR a conclu que le demandeur principal avait fait une omission importante dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) et dans la version modifiée de celui‑ci. Ce n’est qu’au moment où la SPR l’a interrogé que le demandeur principal a déclaré que c’était son grand‑père qui l’avait proposé comme candidat aux Ogbonis. La SAR a jugé qu’il s’agissait d’une omission des plus pertinentes parce qu’elle touchait au cœur même de la demande d’asile. Le demandeur principal avait eu amplement l’occasion de fournir des informations sur ce mode de mise en candidature, tant avant l’audience qu’au début de celle‑ci, et il avait rectifié d’autres passages de son formulaire FDA qui étaient d’une importance relativement moindre.

[8] La SAR a également conclu que la menace faite aux demandeurs était insuffisamment étayée. Elle n’a trouvé aucune preuve crédible que les Ogbonis avaient causé la mort du cousin. Les demandeurs ont cité un passage de la preuve documentaire portant sur le recrutement de membres au sein du culte des Ogbonis qui indiquait ceci : [traduction] « une personne doit accepter de se joindre au culte, et elle ne peut généralement pas être forcée à le faire, tout en signalant cependant qu’il est possible de recourir à des “pouvoirs surnaturels” pour “contraindre” une personne à s’y joindre ». La SAR a affirmé que les demandeurs établissaient un lien entre ces pouvoirs surnaturels et la capacité qu’avaient les Ogbonis de causer la mort du cousin.

[9] La SAR a jugé que cette allégation était une simple conjecture et a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la mort du cousin ne pouvait pas être objectivement liée aux Ogbonis. Elle n’a donc accordé aucun poids au certificat de décès du cousin, pas plus qu’à un affidavit qu’avait fourni la sœur du cousin et qui confirmait son décès. La SAR a conclu que seule la mort avait été établie, mais pas qu’elle était survenue aux mains des Ogbonis.

[10] Dans le même ordre d’idées, la SAR n’a accordé aucun poids aux documents suivants : 1) l’affidavit du demandeur principal, dont la date dépassait d’une semaine à peine celle de la mort de son frère et qui confirmait la perte du premier rapport de police sur les coups de feu dont le frère avait été victime et la manière dont il avait été tué et 2) un rapport de police indiquant la même chose. La SAR a conclu que ces documents établissaient seulement que le frère du demandeur principal avait été victime de coups de feu et qu’il était mort de ses blessures, mais pas qu’il avait été tué aux mains des Ogbonis.

[11] La SAR n’a accordé aucun poids non plus à l’affidavit de la voisine des demandeurs, lequel indiquait simplement que deux hommes [traduction] « étranges », qui s’étaient identifiés par leur nom ainsi que par les villes dont ils venaient, étaient venus à la recherche du demandeur principal en juillet 2019. La SAR a conclu qu’en raison de la nature clandestine des Ogbonis il était déraisonnable de s’attendre à ce que ces hommes dévoilent ces informations aussi librement.

[12] Enfin, la SAR a fondé d’autres conclusions défavorables quant à la crédibilité sur des incohérences relevées entre le témoignage du demandeur principal et la preuve documentaire, dont des preuves sur la manière dont on avait forcé le demandeur principal à devenir grand‑prêtre et à quel âge, étant donné surtout qu’il n’avait pas été associé au groupe avant d’avoir dépassé l’âge de 40 ans, affirmant que ce n’était qu’après la mort de son grand‑père qu’il avait appris les liens que celui‑ci entretenait avec les Ogbonis.

[13] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les questions déterminantes sont celles de savoir si la SAR a commis une erreur déraisonnable dans son évaluation défavorable de la crédibilité, ou s’il y a des éléments de preuve qu’elle a négligés.

IV. Analyse

[14] La norme présumée qui s’applique au contrôle des deux questions en litige soulevées est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [arrêt Vavilov]. Aucune des circonstances qui réfutent cette norme n’est présente en l’espèce. Selon l’arrêt Vavilov, la cour de révision ne devrait intervenir dans une décision que dans les cas où celle‑ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (arrêt Vavilov, au para 100).

A. La SAR a tiré des conclusions raisonnables quant à la crédibilité

[15] Premièrement, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en faisant abstraction de l’affidavit du demandeur principal sur la mort de son frère, ainsi que du rapport de police connexe. Ils signalent que la SAR n’a pas contesté que l’on avait tiré sur son frère et que celui‑ci était mort de ses blessures. Cependant, soutiennent‑ils, elle a conclu erronément qu’il ne ressortait pas de la preuve, selon la prépondérance des probabilités, que le frère avait été tué par les Ogbonis.

[16] Les demandeurs allèguent également que la preuve ne pouvait pas établir un lien entre la mort du frère et les Ogbonis, parce qu’ils n’avaient appris que celui‑ci avait été tué par les Ogbonis qu’aux funérailles du cousin, en décembre 2017, quand un étranger avait abordé le demandeur principal et lui avait dit qu’il était le prochain en ligne et de se souvenir de ce qui était arrivé à son frère. Ils allèguent que la SAR a omis d’apprécier ce contexte et, de ce fait, la preuve connexe. Par ailleurs, ils soutiennent que la SAR a commis une erreur en faisant abstraction du certificat de décès du cousin et de l’affidavit de sa sœur, qui confirmait le décès.

[17] Les demandeurs font valoir que les conclusions de la SAR sont contraires à la jurisprudence établie de longue date, laquelle reconnaît que lorsqu’un demandeur s’exprime sur la véracité de certaines allégations, cela crée une présomption que ces dernières sont véridiques sauf s’il y a lieu d’en douter (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302, au para 5 (CAF) [arrêt Maldonado]). Ils allèguent également que, dans l’arrêt Hilo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 26 ACWS (3d) 104, [1991] (CAF) [arrêt Hilo], la Cour d’appel fédérale a statué que les décideurs sont tenus de motiver les raisons pour lesquelles ils ont des doutes sur la crédibilité d’une partie et ce, en des termes clairs et explicites, mais que cela n’a pas été le cas en l’espèce.

[18] Malgré les meilleurs efforts des demandeurs pour me convaincre du contraire, les conclusions sous‑jacentes quant à la crédibilité ne sont allées à l’encontre ni de l’arrêt Maldonado ni de l’arrêt Hilo. La SAR a expliqué de manière raisonnable pourquoi elle n’accordait que peu d’importance, sinon aucune, aux documents justificatifs du demandeur principal. Par ailleurs, hormis le témoignage des demandeurs, rien ne lie l’un ou l’autre des décès aux Ogbonis. Il était donc raisonnable de la part de la SAR de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité en se fondant sur les incohérences et les contradictions relevées dans la preuve documentaire.

[19] À part l’omission centrale susmentionnée à propos du grand‑père, la SAR a conclu de manière raisonnable, en se fondant sur la preuve, que les fonctions ne sont pas transmises par décès et que les enfants qui ont des antécédents avec les Ogbonis par l’entremise de leur famille et qui sont exposés à ce culte sont forcés de s’y joindre. Cela contredisait le témoignage du demandeur principal selon lequel il n’avait appris qu’après la mort de son grand‑père que celui‑ci avait des liens avec les Ogbonis.

[20] Dans le même ordre d’idées, je ne puis souscrire à l’argument des demandeurs selon lequel, contrairement à la jurisprudence, la SAR n’a pas statué sur eux en se fondant sur ce qu’ils avaient dit mais plutôt sur ce qu’ils n’avaient pas dit (citant la décision Yahia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 84, au para 41 et la décision Mahmud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8019 (CF), au para 11).

[21] En l’espèce, la SAR a conclu de manière raisonnable qu’il y avait un manque évident de preuves à l’appui des allégations des demandeurs au sujet des menaces des Ogbonis. Il s’agissait là d’une évaluation tout à fait raisonnable de la preuve que les demandeurs avaient présentée à l’appui de leurs allégations. Les documents justificatifs manquaient de détails et ne confirmaient pas objectivement que les Ogbonis étaient responsables des décès et des menaces de mort.

B. La SAR n’a pas fait abstraction d’éléments de preuve

[22] Les demandeurs prétendent également que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve par affidavit de l’ami d’enfance du demandeur principal, qui déclarait que le demandeur principal lui avait raconté avec crainte que les Ogbonis lui avaient dit aux funérailles de son cousin qu’il était le prochain sur la liste pour devenir grand‑prêtre et qu’ils étaient responsables de la mort de son frère. Les demandeurs citent la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53, 1998 CanLII 8667 (CF) à l’appui de la thèse que la Cour peut inférer du défaut d’un décideur de mentionner une preuve importante un défaut de tenir compte de cette preuve.

[23] Cet argument présente deux problèmes. Premièrement, la représentante du demandeur, qui l’avait également représenté devant la SPR (mais qui n’était pas son avocate dans le cadre du présent contrôle judiciaire), a omis de soulever un doute quelconque au sujet de l’évaluation de ce document dans le cadre de l’appel devant la SAR, même si elle avait contesté les conclusions que la SPR avait tirées sur de nombreux autres documents. La SAR n’est pas tenue de prendre en compte d’éventuelles erreurs commises dans une décision de la SPR si le demandeur ne les a pas soulevées : Ilias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 661, au para 39; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Chamanpreet Kaur Kaler, 2019 CF 883, aux para 11 à 13. Comme l’a déclaré le juge Gleeson dans la décision Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 384, au para 37 :

La jurisprudence n’impose pas une obligation à la Section d’appel des réfugiés de relever et d’aborder les questions de façon indépendante. Ce serait incompatible avec le rôle d’une cour de révision que d’intervenir lorsque la question n’a pas été soulevée devant la Section d’appel des réfugiés. En fait, il existe une jurisprudence laissant croire que si la Section d’appel des réfugiés devait trancher une question qui n’a été ni examinée par la Section de la protection des réfugiés ni soulevée en appel par l’une ou l’autre des parties, elle porterait atteinte aux droits procéduraux garantis aux demandeurs par la loi (Ojarikre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896, au paragraphe 21).

[24] Deuxièmement, l’affidavit lui‑même ne soulève pas assez d’éléments de preuve au sujet du préjudice censément causé par les Ogbonis, tout comme le faisaient les autres documents personnels contestés, tels que l’affidavit de la voisine. Celle‑ci a déclaré que deux hommes [traduction] « étranges » lui avaient posé des questions sur l’endroit où les demandeurs se trouvaient et qu’ils s’étaient nommés. Il n’y avait aucune preuve, de la part de l’auteure de l’affidavit ou de quelqu’un d’autre, que ces hommes étaient liés aux Ogbonis ou de la raison pour laquelle ils étaient à la recherche des demandeurs. Là encore, la conclusion que la SAR a tirée au sujet de l’insuffisance de la preuve était raisonnable.

[25] Enfin, les demandeurs soutiennent que la SAR a confondu à la fois certains documents relatifs à la situation dans le pays et négligé d’autres éléments de preuve objectifs concernant les agents de persécution. Plus précisément, soutiennent‑ils, la SAR a confondu la section non violente et volontaire des Ogbonis (la [traduction] « Fraternité » ou la [traduction] « Société ») et le culte de sinistre réputation. Ils allèguent également que la SAR a omis de traiter d’éléments de preuve dans le dossier qui portaient sur les dangers du culte.

[26] Il ressort toutefois d’une lecture attentive de la décision que la SAR a reconnu à la fois la distinction entre les organisations des Ogbonis et la preuve objective clé qui a été présentée, laquelle figure dans des réponses à des demandes d’information (RDI) de 2019 et de 2002. De plus, la SAR mentionne très clairement qu’elle faisait référence au culte, et non aux associations plus anodines des Ogbonis. La ligne particulière de la décision de la SAR à laquelle les demandeurs font référence – celle où la SAR déclare que [traduction] « la preuve d’une distinction nette entre les deux n’est pas claire » – avait trait à certaines des informations contenues dans les RDI.

V. Conclusion

[27] Je suis d’avis que les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité et à l’insuffisance de la preuve, des conclusions qui, conjointement, sont déterminantes dans sa décision, satisfont aux « exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » qui étaient requises pour les rendre raisonnables. J’estime également que la SAR n’a pas fait abstraction d’éléments de preuve. Ayant conclu que la décision de la SAR est raisonnable, je rejetterai la présente demande.

 

.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4238‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. L’intitulé est modifié afin d’indiquer que le défendeur approprié est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  2. La demande est rejetée.

  3. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4238‑20

INTITULÉ :

OMOEFE ANDREW OMATE, LIZZY EMUESIRI OMATE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE ENTRE Ottawa (Ontario) ET TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 MAI 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 10 MAI 2021

COMPARUTIONS :

Taiwo Olalere

Kehinde Olalere

POUR LES DEMANDEURS

Jennifer S. Bond

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Olalere Law Office

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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