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Date : 20210603

Dossier : T‑1061‑20

Référence : 2021 CF 531

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

LUCAS DENNEBOOM

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le bombardier‑chef [bdrc] Denneboom est musicien dans les Forces canadiennes. À l’époque où il s’est joint à celles‑ci au grade de caporal (ou « bombardier » dans l’artillerie), la Branche des services de musique avait pour politique que les caporaux étaient en fait promus au grade de sergent après six mois. Cependant, peu après, une nouvelle politique a été adoptée, avec le résultat que la promotion du bdrc Denneboom au grade de sergent a été considérablement retardée. Vu la date de son enrôlement, le bdrc Denneboom n’était pas visé par la disposition relative aux droits acquis que comportait la nouvelle politique.

[2] Le bdrc Denneboom a déposé un grief. Le Comité externe d’examen des griefs militaires [le Comité] a recommandé que le grief soit accueilli, mais l’Autorité de dernière instance n’y a pas souscrit et l’a rejeté. Le bdrc Denneboom sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

[3] Je ferai droit à la demande du bdrc Denneboom. La décision de l’Autorité de dernière instance est déraisonnable, parce qu’elle ne tient pas compte d’aspects importants de la preuve et qu’elle n’explique pas de façon adéquate pourquoi elle s’écarte des recommandations du Comité. Plus précisément, la conclusion de l’Autorité de dernière instance selon laquelle la disposition relative aux droits acquis a été le résultat d’un examen minutieux n’est étayée ni par la preuve ni par les recommandations du Comité. De plus, l’Autorité de dernière instance n’a pas justifié de manière cohérente son refus d’accorder au bdrc Denneboom une « promotion intérimaire (qualification insuffisante) ».

I. Le contexte

A. La politique de classement hiérarchique du métier de musicien

[4] Les Forces canadiennes ont adopté des politiques concernant le classement hiérarchique et la promotion de ses militaires. Jusqu’en 2016, les membres de la Force régulière qui exerçaient le métier de musicien bénéficiaient d’une politique de promotion distincte, différente de celle qui s’appliquait à la majorité des militaires du rang des Forces canadiennes. Cette politique distincte était appelée l’Ordonnance administrative des Forces canadiennes 9‑8 [l’OAFC 9‑8].

[5] Contrairement à ce qui se passait dans la plupart des autres métiers, dans le cas du métier de musicien le grade de niveau opérationnel était celui de sergent, où [traduction] « se situ[ait] le gros des postes de métier et le travail de compagnon [était] exécuté ». C’est donc dire que les musiciens étaient embauchés au grade de caporal, mais que, en pratique, ils étaient automatiquement promus au grade de sergent après avoir répondu aux critères pertinents. Entre autres qualifications, les aspirants‑sergents étaient tenus de suivre une formation en leadership, sous la forme d’un cours de qualification élémentaire en leadership [QEL]. Ils devaient également servir au grade de caporal pendant six mois et obtenir de leur commandant une lettre de recommandation. La promotion au grade de sergent n’était donc pas fondée sur le mérite, ni sur un processus concurrentiel quelconque, mais sur le respect de critères déterminés.

[6] La question n’a pas été examinée en détail dans le cadre de la présente demande, mais il semble que cette politique distincte était justifiée par le fait que, contrairement à d’autres métiers, on s’attendait à ce que les musiciens aient suivi une formation complète au moment de leur embauche, ainsi que par le souhait d’offrir un incitatif supplémentaire au recrutement. Cette situation était toutefois considérée comme insatisfaisante. En 2013, la Branche des services de musique a lancé une étude visant à établir une nouvelle politique de classement hiérarchique.

[7] Le 7 novembre 2016, le Plan de mise en œuvre de la structure des emplois militaires [le PMOSEM] a été approuvé et son entrée en vigueur a été fixée au 30 novembre 2016. Il abrogeait l’ancienne politique sur la structure des grades et assujettissait les musiciens à l’Ordonnance administrative des Forces canadiennes 49‑4 [l’OAFC 49‑4], soit la politique de promotion habituelle qui s’appliquait aux militaires du rang. Le grade de caporal‑chef a été inséré entre les grades de caporal et de sergent. Le nombre de postes au sein de la Branche des services de musique, à chaque grade, a lui aussi été changé. En particulier, des postes ont été créés aux grades de caporal et de caporal‑chef, et le nombre des postes de sergent a été nettement réduit.

[8] Le passage de l’ancien système au nouveau a été structuré de la manière qui suit. Une exception à cette nouvelle structure des grades a été créée pour les musiciens qui s’étaient joints à la Force régulière avant 2014. Cette disposition relative aux droits acquis garantirait qu’ils étaient toujours assujettis aux critères de promotion antérieurs, établis dans l’OAFC 9‑8. Tout porte à croire que cette date limite a été choisie en raison du fait que les musiciens enrôlés avant janvier 2014 n’auraient pas été au courant des changements apportés à la politique. Bien que la politique ait, en réalité, abaissé le grade de niveau opérationnel de sergent à caporal, le PMOSEM ne visait pas à rétrograder les sergents qui avaient déjà été promus dans le cadre de la politique antérieure.

[9] Le résultat pratique de ces mesures est que les musiciens qui ne sont pas visés par la disposition relative aux droits acquis devront attendre plus longtemps, jusqu’à 10 ans peut‑être, avant qu’il se libère un poste au grade de sergent.

B. L’enrôlement du bdrc Denneboom

[10] Le bdrc Denneboom a été musicien à temps partiel au sein de la Première réserve des Forces canadiennes pendant les étés de 2013 à 2015. Le 4 février 2016, il a passé une entrevue en en vue d’obtenir un poste à temps plein dans la Force régulière, par la voie de que l’on appelle un « transfert de catégorie de service ». Lors de son entrevue, on l’a informé de l’existence d’une étude qui était susceptible d’avoir une incidence sur la structure des grades du métier de musicien au sein de la Force régulière. Il a demandé s’il serait personnellement touché par l’étude s’il se joignait à la Branche des services de musique. Ses intervieweurs lui ont répondu qu’ils n’étaient pas en mesure de fournir d’autres informations sur la date éventuelle de mise en œuvre de la nouvelle politique ou sur les effets qui en découleraient. Ils l’ont toutefois informé qu’on ne pouvait pas lui garantir une promotion au grade de sergent dans un délai de six mois, comme le prévoyait la politique de promotion en vigueur à cette époque. Sur la foi de ces informations, le bdrc Denneboom a accepté un poste à temps plein au grade de caporal au sein de la Branche des services de musique, dans la Musique, Artillerie royale canadienne, à Edmonton, en Alberta.

[11] Le 29 avril 2016, son premier jour dans la Force régulière, le bdrc Denneboom a aussitôt demandé d’être inscrit dans les cours qu’il était obligatoire de suivre pour obtenir une promotion, conformément à l’OAFC 9‑8. Dans les Forces canadiennes, les militaires doivent être recommandés par leur gestionnaire des carrières pour les cours qu’ils ont demandés. Ils sont ensuite inscrits sur une liste d’attente. Un militaire n’a aucun contrôle sur ce processus. Néanmoins, le bdrc Denneboom a régulièrement communiqué avec sa chaîne de commandement pour s’assurer que sa demande de recommandation avait été transmise au gestionnaire des carrières. Il se souciait principalement de sa demande concernant la QEL, car il savait que, pour l’inscription à ce cours, on accordait généralement un faible degré de priorité aux musiciens et ceux‑ci pouvaient passer de nombreux mois sur la liste d’attente. Le bdrc Denneboom a finalement été recommandé pour la QEL le 27 septembre 2016, cinq mois après sa première demande.

[12] Pendant qu’il attendait d’être inscrit au cours de QEL, le bdrc Denneboom a répondu aux autres exigences en vue de la promotion au grade de sergent. En date du 29 octobre 2016, le bdrc Denneboom avait répondu à toutes les exigences, sauf la QEL.

[13] Vers le 18 novembre 2016, le bdrc Denneboom a eu vent de la nouvelle politique de promotion. Il a aussitôt demandé d’être inscrit au cours de QEL, dans l’espoir de pouvoir le suivre avant l’entrée en vigueur de la politique, mais sans succès. Le 15 décembre 2016, le bdrc Denneboom a de nouveau écrit aux dirigeants de la Branche des services de musique, demandant d’être inscrit au cours de QEL et promu au grade de sergent sous le régime de l’ancienne politique. Sa demande a été rejetée le 27 septembre 2017.

C. Le grief du bdrc Denneboom

[14] Le 7 octobre 2017, le bdrc Denneboom a déposé un grief militaire contre le traitement injuste des musiciens qui n’avaient pas encore terminé leur formation à l’époque de l’entrée en vigueur de la nouvelle politique. Il a fait valoir qu’il avait droit à une « promotion intérimaire (qualification insuffisante) », une pratique de promotion courante dans le cas des militaires qui avaient atteint six mois de service et qui répondaient à tous les critères pertinents, sauf le cours de QEL, à la date d’achèvement de leur période de six mois ou après avoir répondu aux autres critères. En guise de réparation, il a demandé d’être inscrit au cours de QEL, d’être promu au grade de sergent rétroactivement au 29 octobre 2016, comme le prévoyait l’ancienne politique de promotion, ainsi que de recevoir l’arriéré de solde remontant à cette date.

[15] Les griefs militaires sont soumis à un processus en deux étapes, formé de l’Autorité initiale et de l’Autorité de dernière instance : Loi sur la défense nationale, LRC (1985), c N‑5 [la Loi]; Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, chapitre 7. Le 30 mars 2018, le directeur général – Carrières militaires, agissant à titre d’Autorité initiale, a rejeté le grief. Il a conclu qu’étant donné que le bdrc Denneboom n’avait pas été [traduction] « inscrit au cours » avant l’entrée en vigueur du PMOSEM, sa demande de promotion avait été refusée de manière équitable, conformément à la politique.

[16] Le bdrc Denneboom a alors demandé que son grief soit transmis à l’Autorité de dernière instance. Avant d’atteindre cette étape décisive, le grief a été transmis à titre de renvoi discrétionnaire au Comité, dont la mission consiste à examiner des griefs et à transmettre des conclusions et des recommandations à l’Autorité de dernière instance : art 29.2 de la Loi.

[17] Le Comité a conclu que le bdrc Denneboom avait été lésé. Il a passé en revue l’historique procédural du PMOSEM et a jugé que la disposition relative aux droits acquis avait été rédigée arbitrairement et n’était pas le fruit d’une analyse appropriée, que la communication du PMOSEM aux militaires et à leur chaîne de commandement avait été inégale et inconstante, que la date de mise en œuvre n’avait pas accordé aux militaires touchés un délai suffisant pour se préparer à l’entrée en vigueur de la politique, et que — autre signe de l’application inégale du PMOSEM — plusieurs des collègues du bdrc Denneboom qui se trouvaient dans la même situation que lui avaient été promus. Le Comité a de plus reconnu que les promotions intérimaires (qualification insuffisante) étaient une pratique courante et que, au 29 octobre 2016, le bdrc Denneboom aurait été admissible à une telle promotion.

[18] Le Comité a recommandé qu’on offre une réparation au bdrc Denneboom, soit en modifiant la disposition relative aux droits acquis du PMOSEM, de façon à englober les musiciens qui se trouvaient dans sa situation, soit en lui accordant rétroactivement une promotion au grade de sergent (à titre intérimaire (qualification insuffisante)). De plus, il a recommandé qu’on examine tous les dossiers des musiciens qui avaient suivi tous leurs cours, sauf celui de la QEL, et qui, avant le 30 novembre 2016, avaient servi durant six mois au grade de caporal, et qu’on leur accorde le même traitement.

[19] Le grief du bdrc Denneboom a ensuite été transmis au capitaine de vaisseau [capv] William Quinn, qui agit comme Autorité de dernière instance, conformément à une délégation du chef d’état‑major de la défense en vertu de l’article 29.14 de la Loi.

[20] Le 6 juillet 2020, l’Autorité de dernière instance a rejeté le grief du bdrc Denneboom. Elle a conclu que celui‑ci avait été traité d’une manière conforme aux politiques qui s’appliquaient à sa situation précise, que ces politiques, y compris leur effet, avaient été mûrement réfléchies et que la clause relative aux droits acquis que comportait le PMOSEM était raisonnable et justifiée. Contrairement à ce que le Comité avait conclu, l’Autorité de dernière instance a jugé que le bdrc Denneboom n’aurait pas pu être promu au grade de sergent « intérimaire (qualification insuffisante) » le 29 novembre 2016, car, à ce grade, il n’y avait aucun poste vacant. Elle a jugé que sa situation n’était pas identique à celle de ses collègues qui avaient été promus. Elle a également conclu que le bdrc Denneboom n’avait pas été traité de manière inéquitable, parce qu’il avait accepté un poste au sein de la Force régulière en étant pleinement au fait des changements de politique imminents.

[21] Le bdrc Denneboom sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

[22] Il vaut la peine de signaler que le bdrc Denneboom n’est pas le seul membre des Forces canadiennes qui est touché par la situation. La décision du Comité fait référence à trois autres griefs semblables et signale que 14 militaires sont touchés. Le caporal Jaffray est l’auteur de l’un de ces griefs. Lui aussi sollicite le contrôle judiciaire d’une décision défavorable de l’Autorité de dernière instance. J’ai instruit sa demande de pair avec celle du bdrc Denneboom et j’ai rendu jugement en même temps : Jaffray c Canada (Procureur général), 2021 CF 532.

II. Analyse

[23] L’argument principal du bdrc Denneboom est que l’Autorité de dernière instance n’a pas tenu compte des conclusions essentielles du Comité et qu’elle a mal interprété les faits de son grief, surtout en ce qui a trait à l’iniquité de la disposition relative aux droits acquis, à l’application inégale de la nouvelle politique et son admissibilité à une promotion à un grade à titre intérimaire (qualification insuffisante). Il soutient de plus que, dans la présente affaire, le capv Quinn n’avait pas compétence pour agir à titre d’Autorité de dernière instance dans la présente affaire.

[24] Les deux parties conviennent qu’il y a lieu d’examiner les questions de fond selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[25] Je conclus que la décision de l’Autorité de dernière instance est déraisonnable et qu’elle doit être annulée. Avant de motiver cette conclusion, je vais expliquer pourquoi je ne souscris pas à l’argument du bdrc Denneboom selon lequel le capv Quinn n’avait pas compétence à l’égard de son grief.

A. La compétence de l’Autorité de dernière instance

[26] En matière de grief, c’est le chef d’état‑major de la défense qui est l’Autorité de dernière instance, mais, conformément à l’article 29.14 de la Loi, il peut déléguer ce pouvoir à des officiers subordonnés. En novembre 2017, le général Vance, le chef d’état‑major de la défense de l’époque, a délégué son pouvoir au capv Quinn, sous réserve d’un certain nombre d’exceptions, dont tout grief « ayant trait à un recouvrement ou le refus d’une prestation financière ou de prestations qui excèdent 10 000 $ ». D’après le bdrc Denneboom, étant donné que son grief se rapporte au refus d’accorder une promotion, la réparation qui peut lui être accordée en termes d’arriéré de solde sera nettement supérieure au montant de 10 000 $, ce qui soustrait son grief de la compétence du capv Quinn.

[27] Je ne puis souscrire à cet argument. La plupart des griefs, s’ils sont accueillis, ont des conséquences de nature pécuniaire qui, si on les projette suffisamment loin dans l’avenir, excéderont facilement le montant de 10 000 $. À mon sens, un grief « ayant trait à un recouvrement ou le refus d’une prestation financière » est donc un grief dans le cadre duquel la cible principale est le refus de l’avantage. Cela n’inclut pas un grief en matière de promotion. Le bdrc Denneboom fait valoir que le libellé de l’exclusion pertinente doit être comparé à celui d’une autre exclusion relative à un grief « dans lequel un écart de conduite sérieux (harcèlement de nature sexuelle, discrimination ou abus de pouvoir) est une question fondamentale ». C’est donc dire, selon lui, qu’il n’est pas nécessaire que le refus d’accorder un avantage soit la « question fondamentale » de son grief. Je ne suis pas d’accord. Les mots « une question fondamentale » (avec l’article indéfini) évoquent l’idée qu’il n’est pas nécessaire que les questions mentionnées soient la principale cause d’action invoquée, bien qu’elles jouent un rôle important dans l’affaire. Il m’est impossible de tirer une conclusion quelconque de cette différence de vocabulaire. Le capv Quinn avait donc compétence pour trancher le grief du bdrc Denneboom.

B. Le caractère raisonnable de la décision

[28] Cela m’amène au caractère raisonnable de la décision de l’Autorité de dernière instance. Selon la Cour suprême du Canada, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au paragraphe 85. « Ces contraintes d’ordre contextuel cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solutions qu’il peut retenir » : ibid, au paragraphe 90. La Cour a énuméré les contraintes les plus importantes, dont la preuve soumise au décideur, le régime législatif applicable, d’autres lois et la common law, ainsi que les principes d’interprétation législative : ibid, aux paragraphes 108 à 135.

[29] Dans le cas présent, la Loi fixe une contrainte supplémentaire. L’article 29.12 prévoit que l’Autorité de dernière instance peut et, dans certains cas, doit renvoyer une affaire au Comité avant de rendre une décision. L’article 29.13 indique que l’Autorité de dernière instance n’est pas liée par les recommandations du Comité. Cependant, si l’Autorité de dernière instance entend s’écarter de ces recommandations, elle est tenue de motiver sa décision. Aucune exigence de cette nature ne s’applique si l’Autorité de dernière instance est d’accord avec le Comité.

[30] En établissant ce système, le législateur entendait rehausser l’indépendance et l’impartialité de la procédure de grief des Forces canadiennes, tout en reconnaissant que le contexte particulier de l’institution militaire, en particulier les questions d’efficacité opérationnelle, constitue dans certains cas un facteur prépondérant : Rory G Fowler, « The Canadian Forces Grievance Process: How Adequate an Alternative Remedy Is It? » (2014), 27 Can J Admin L & Practice 277 aux p 285‑286. On recourt à des mécanismes semblables dans d’autres contextes en vue d’intégrer des aspects externes aux processus décisionnels, par exemple, en matière de cogestion des ressources dans les accords sur les revendications territoriales : voir, par exemple, Corporation Makivik c Québec (Procureure générale), 2014 QCCA 1455 au paragraphe 71; First Nation of Nacho Nyak Dun c Yukon, 2017 CSC 58 au paragraphe 18, [2017] 2 RCS 576.

[31] La décision que rend le Comité constitue donc une contraire importante que l’Autorité de dernière instance doit respecter. La décision de cette dernière doit non seulement être justifiable au regard des faits de l’affaire et du droit applicable, mais l’Autorité de dernière instance doit également expliquer pourquoi elle ne souscrit pas aux recommandations du Comité. Cela exige une couche de justification supplémentaire. Au paragraphe 27 de l’arrêt Zimmerman c Canada (Procureur général), 2011 CAF 43, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’une décision de l’Autorité de dernière instance était déraisonnable, parce qu’elle ne s’était pas penchée sur les recommandations du Comité :

Enfin, comme je l’ai noté au paragraphe 16 des présents motifs, le Chef d’état‑major de la Défense n’a pas contesté les motifs sous‑jacents à la recommandation du Comité des griefs des Forces canadiennes d’accueillir le grief. Le Chef d’état‑major de la Défense n’a pas contesté les conclusions de fait du Comité des griefs des Forces canadiennes. Il a même souscrit à la conclusion du Comité selon laquelle le processus de promotion manquait de transparence. Mis à part le fait qu’il a soulevé la question du manque de renseignements disponibles, le Chef d’état‑major de la Défense n’a pas critiqué la recommandation du Comité des griefs des Forces canadiennes en faveur de l’accueil du grief. Compte tenu de ce qui précède, et compte tenu des éléments de preuve dont il disposait, il n’était pas loisible au Chef d’état‑major de la Défense de rejeter les plaintes du capitaine de frégate Zimmerman au sujet du processus de promotion.

[32] La Cour d’appel fédérale a traité d’un mécanisme semblable dans l’arrêt Wilkinson c Canada (Procureur général), 2020 CAF 223. Dans la fonction publique, les griefs en matière de classification doivent être examinés par un comité externe avant que l’administrateur général compétent puisse rendre une décision. Cet administrateur doit indiquer pourquoi il s’écarte des recommandations du comité. La Cour a déclaré, au paragraphe 20 :

En ce qui a trait au contrôle judiciaire de la décision de l’administrateur général, signalons que la composition du comité et la charge incombant à l’administrateur général de justifier, le cas échéant, son rejet de la recommandation du comité donnent à penser que le premier n’est pas entièrement libre de substituer sa décision à celle du comité. Il doit en effet expliquer en quoi il se trouve en désaccord avec le comité sur le plan de l’appréciation des faits ou du raisonnement. C’est en gardant ces contraintes à l’esprit que l’instance révisionnelle, qu’il s’agisse de la Cour fédérale ou de notre Cour siégeant en appel de la Cour fédérale, doit examiner la justification avancée par l’administrateur général pour rejeter les motifs du comité. Par conséquent, si les raisons avancées par l’administrateur général pour rejeter les recommandations du comité ne sont pas liées aux motifs exposés par ce dernier, sa décision sera déraisonnable. Elle le sera également s’il interprète mal la recommandation du comité et la rejette en se fondant sur quelque chose que celui‑ci n’a pas dit ou décidé.

(1) Le caractère inéquitable de la disposition relative aux droits acquis

[33] La décision de l’Autorité de dernière instance est déraisonnable, parce qu’elle n’explique pas de manière adéquate pourquoi elle s’écarte de la recommandation du Comité à propos de l’équité de la disposition relative aux droits acquis.

[34] À ce sujet, le Comité a résumé son point de vue en ces termes :

[traduction]
À mon avis, cette clause relative aux droits acquis a été rédigée d’une manière arbitraire. Compte tenu de la preuve au dossier sur les délibérations qui ont mené à l’implantation du PMOSEM, je conclus que la clause ne semble pas avoir été choisie sur un fondement éclairé. Elle n’a pas été communiquée adéquatement aux militaires; elle ne semble pas être le fruit d’une analyse détaillée du nombre de militaires qui seraient touchés par le PMOSEM, pas plus qu’elle ne semble prendre en considération des solutions de rechange ou des stratégies d’atténuation.

[35] L’Autorité de dernière instance a mentionné qu’elle ne souscrivait pas à cette recommandation. Cependant, ses motifs portaient uniquement sur la nécessité d’établir une nouvelle structure des grades pour le métier de musicien. Rien ne concernait précisément la disposition relative aux droits acquis. C’est donc dire que, malgré qu’elle consacre trois pages à l’analyse de la question, l’Autorité de dernière instance n’a pas véritablement justifié la conclusion suivante :

[traduction]
Vu le grand nombre de recherches et l’examen détaillé des options, il m’apparaît clairement que, contrairement à ce que le Comité a fait remarquer, la décision relative aux droits acquis était éclairée, elle a été analysée en détail et de nombreuses solutions de rechange ont été prises en considération.

[…]

Depuis quelques années, la Branche perpétuait des instructions permanentes d’opérations (IPO) qui avaient pour effet qu’un nombre élevé de militaires étaient mal classés et rémunérés, contrairement aux DEMFMR. Cette pratique était, en fin de compte, irrégulière et inéquitable pour les membres d’autres branches et contraire aux ordonnances et aux politiques administratives. Il était nécessaire de fixer de la manière la plus équitable possible une date limite pour cette pratique et, à mon sens, cela a été fait.

[36] Le Comité a pourtant conclu que le groupe consultatif chargé de concevoir une nouvelle politique n’avait pas pris en considération la manière dont aurait lieu la transition entre l’ancienne politique et la nouvelle. Selon le Comité, [traduction] « il ne semble pas que la Branche des services de musique ait accordé beaucoup d’importance, sinon aucune, à cette question, qui avait une incidence sur ses propres membres ». La preuve semble confirmer les conclusions du Comité. Par exemple, le procès‑verbal de la dernière réunion du groupe consultatif ne fait aucunement référence à la période de transition (dossier du demandeur, aux p 268‑273).

[37] C’est donc dire que les déclarations de l’Autorité de dernière instance selon lesquelles la disposition relative aux droits acquis a été [traduction] « analysée en détail » et [traduction] « fix[ée] de la manière la plus équitable possible » sont contraires à la preuve. De plus, elles ne traitent pas de manière sérieuse des conclusions du Comité. Celui‑ci a justifié de plusieurs façons sa conclusion selon laquelle la disposition relative aux droits acquis était inéquitable. L’Autorité de dernière instance n’a pas abordé ces questions. Elle réitère simplement la justification de la nouvelle politique et déclare qu’il devait y avoir une date limite. Mais cela ne fait que contourner la véritable question en litige.

[38] L’Autorité de dernière instance n’a pas non plus souscrit aux conclusions du Comité sur la communication des changements aux recrues, faisant remarquer ce qui suit :

[traduction]
Je reconnais que les documents de recrutement ont continué de faire mention des anciennes IPO après l’apport de changements. Cependant, cela a été atténué par le fait que les militaires, comme vous‑même, qui voulaient être enrôlés ou obtenir un transfert de catégorie de service ont été personnellement informés que le changement était imminent et qu’on ne pouvait pas leur garantir une promotion sous le régime des anciennes IPO.

[39] Là encore, cette remarque ne tient pas compte des conclusions du Comité selon lesquelles la connaissance des changements était inégale d’un bout à l’autre du pays et qu’en tout état de cause, le fait d’être au courant des changements imminents ne prive pas les militaires d’une période de transition raisonnable.

[40] En résumé, la décision de l’Autorité de dernière instance sur l’équité de la disposition relative aux droits acquis n’est pas conforme aux contraintes qui lui sont imposées. Certaines de ses conclusions ne sont pas étayées par la preuve et, par‑dessus tout, n’expliquent pas de manière appropriée pourquoi elle rejette les recommandations du Comité. Si on l’examine de près, la décision est simplement une affirmation du résultat que privilégie l’Autorité de dernière instance – un simple « non » aux recommandations du Comité. Ce « non » ne répond pas aux exigences de l’alinéa 29.13(2)a) de la Loi.

(2) L’admissibilité à une promotion à titre intérimaire (qualification insuffisante)

[41] L’analyse que fait l’Autorité de dernière instance à propos de l’admissibilité du bdrc Denneboom à une promotion à titre intérimaire (qualification insuffisante) est également déraisonnable, pour des raisons semblables.

[42] L’Autorité de dernière instance a conclu que le bdrc Denneboom n’était pas admissible à une promotion à titre intérimaire (qualification insuffisante) pour une seule raison, à savoir l’indisponibilité de postes vacants au grade de sergent, une exigence énoncée au paragraphe 2 de l’annexe C de l’OAFC 49‑4. Le PMOSEM impose un plafond de 38 sergents, alors qu’on en comptait 173 à la Branche des services de musique avant sa mise en œuvre. L’Autorité de dernière instance a conclu de ce fait que le nombre excessif de sergents empêchait le bdrc Denneboom d’être admissible au grade de sergent à titre intérimaire (qualification insuffisante).

[43] Ce faisant, l’Autorité de dernière instance applique de manière déraisonnable une politique de promotion qui n’était pas encore entrée en vigueur, plutôt que de faire référence à celle qui s’appliquait au bdrc Denneboom à l’époque pertinente. Elle n’explique pas pourquoi elle a choisi de faire référence à l’OAFC 49‑4, qui ne s’appliquait à la Branche des services de musique qu’à compter du 30 novembre 2016, plutôt qu’à l’OAFC 9‑8. Elle souligne plutôt que le Comité semble avoir [traduction] « omis d’inclure l’exigence [des postes vacants] dans l’examen de [son] grief ». Il semble que l’Autorité de dernière instance soit d’avis que le Comité a mal interprété les exigences de l’OAFC 49‑4.

[44] Je conclus que ce n’est pas le cas. Le Comité n’a pas appliqué l’OAFC 49‑4 pour examiner la question de savoir si le bdrc Denneboom était admissible à une promotion à titre intérimaire (qualification insuffisante). L’Autorité de dernière instance confond deux conclusions tirées par le Comité : la première, concernant l’admissibilité du bdrc Denneboom, et la seconde, concernant la réparation appropriée pour son grief. Dans le cadre de son analyse de l’admissibilité du bdrc Denneboom, le Comité mentionne explicitement que sa conclusion [traduction] « est fondée sur les politiques en vigueur à l’époque de son transfert de catégorie de service [TCS] ». Cela veut dire qu’il a appliqué l’OAFC 9‑8 à la question de son admissibilité. C’est uniquement dans ses dernières remarques sur la réparation appropriée qu’il fait mention de la possibilité d’invoquer une disposition de l’OAFC 49‑4 pour accorder au bdrc Denneboom une promotion à titre intérimaire (qualification insuffisante) dans le cadre du nouveau régime.

[45] Pour apprécier correctement les critères applicables, l’Autorité de dernière instance devait prendre en considération la politique qui était en vigueur à l’époque. Il ressort clairement de la preuve que, selon l’OAFC 9‑8, la Branche des services de musique ne comptait aucun poste d’un grade inférieur à celui de sergent. Il était donc déraisonnable de considérer qu’il y avait un nombre excessif de sergents alors que, tout compte fait, il s’agissait à l’époque du grade de niveau opérationnel du métier de musicien. En fait, le bdrc Denneboom occupait déjà un poste de sergent, même s’il avait le grade de caporal (ou de bombardier).

(3) L’application inégale de la politique

[46] M. Denneboom fait également valoir que la décision de l’Autorité de dernière instance est déraisonnable, parce qu’elle n’aborde pas la preuve de l’inégalité d’application de la nouvelle politique. Selon lui, d’autres membres de la Branche des services de musique embauchés au grade de caporal après le 1er janvier 2014 ont été promus au grade de sergent. À cet égard, le Comité a fait remarquer ceci : [traduction] « Il existe dans les autres dossiers une preuve que plusieurs des collègues du plaignant se situaient exactement au même point que lui dans leur avancement professionnel et qu’ils avaient été promus, contrairement à lui, ce que je considère comme inéquitable. »

[47] Ayant déjà conclu que la décision était déraisonnable pour d’autres motifs, je ne ferai qu’un bref commentaire sur la question. Dans son analyse, l’Autorité de dernière instance a formulé les remarques qui suivent :

[traduction]
Quand, dans le cadre de son argumentation, le plaignant indique que d’autres ont reçu ce qu’il souhaite obtenir, je lui rappelle que certaines situations concernant d’autres personnes peuvent paraître similaires, mais elles sont rarement identiques et se rapportent souvent à des circonstances différentes.

[…] les principes du droit administratif exigent que j’examine et que je tranche chaque affaire en fonction des faits qui lui sont propres. Je ne ferai donc pas de commentaires sur la situation précise des autres personnes auxquelles vous avez fait référence.

[48] Il va de soi que chaque affaire doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres. Cependant, dans les cas où l’on allègue un traitement inconstant, une affaire ne peut être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres sans la comparer à des affaires semblables. Les commentaires susmentionnés pourraient donner l’impression que l’Autorité de dernière instance n’avait pas l’esprit ouvert au sujet d’allégations de traitement inconstant. Si, après un nouvel examen, l’Autorité de dernière instance ne souscrit toujours pas aux recommandations du Comité, elle devrait analyser de manière plus complète les éléments de comparaison allégués et expliquer précisément pourquoi le Comité s’est trompé en concluant à l’existence d’un traitement inégal.

III. La réparation

[49] Comme la décision de l’Autorité de dernière instance est déraisonnable, je ferai droit à la demande de contrôle judiciaire du bdrc Denneboom.

[50] Le bdrc Denneboom me demande de renvoyer l’affaire à l’Autorité de dernière instance, en lui enjoignant d’accueillir le grief et de déterminer la réparation appropriée. Je refuse de ce faire. Rien ne justifie que l’on s’écarte de la règle habituelle selon laquelle, lorsqu’une demande de contrôle judiciaire est accueillie, l’affaire est renvoyée au décideur initial pour nouvel examen. Il va de soi que, quand l’Autorité de dernière instance rendra une nouvelle décision, il lui faudra tenir compte du présent jugement et ne pas commettre à nouveau la même erreur.

[51] Le bdrc Denneboom, qui a agi avec grand talent pour son propre compte devant notre Cour, ne sollicite pas de dépens. Il n’y aura donc pas d’adjudication de dépens.

JUGEMENT dans le dossier T‑1061‑20

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2. La décision que l’Autorité de dernière instance a rendue le 6 juillet 2020 au sujet du demandeur est annulée.

3. L’affaire est renvoyée à l’Autorité de dernière instance pour nouvel examen.

4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Sébastien Grammond »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T‑1061‑20

 

INTITULÉ :

LUCAS DENNEBOOM c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MAI 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 3 JUIN 2021

COMPARUTIONS :

Lucas Denneboom

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Sean Sass

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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