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Date : 20040930

Dossier : T-1321-97

Référence : 2004 CF 1343

Montréal (Québec), le 30 septembre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU

ENTRE :

                                                   ELI LILLY AND COMPANY et

                                                       ELI LILLY CANADA INC.

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                                                 (défenderesses reconventionnelles)

                                                                             et

                                                                  APOTEX INC.

                                                                                                                                      défenderesse

                                                                                                   (demanderesse reconventionnelle)

                                                                             et

                                                         SHIONOGI & CO. LTD.

                                                                                                       défenderesse reconventionnelle

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La défenderesse/demanderesse reconventionnelle Apotex Inc. (Apotex) voudrait que soit rendue une ordonnance prorogeant le délai de signification et de dépôt de sa requête en appel et en prorogation, et pour que soit rendue une ordonnance annulant l'ordonnance de madame la protonotaire Aronovitch, datée du 4 juin 2004, qui accordait aux demanderesses/défenderesses reconventionnelles, Eli Lilly and Company and Eli Lilly Canada Inc. (Lilly), des dépens selon la somme de 10 000 $, payable sur-le-champ (l'ordonnance de dépens).

[2]                Je n'ai pas été convaincu que la présente requête en prorogation de délai devrait être accordée ni que l'ordonnance discrétionnaire de la protonotaire Aronovitch devrait être modifiée par la Cour.

[3]                La décision d'autoriser ou de refuser une prorogation de délai est discrétionnaire et comprend ici l'examen des facteurs suivants : 1) Apotex avait-elle l'intention de faire appel avant l'expiration du délai d'appel? 2) la durée de la prorogation; 3) le préjudice pour la partie adverse; 4) l'explication donnée pour le retard; 5) est-il conforme à l'intérêt de la justice que la prorogation de délai soit accordée? 6) l'appel lui-même paraît-il fondé?

Apotex avait-elle l'intention de faire appel avant l'expiration du délai d'appel?


[4]                La preuve produite par Apotex en la matière n'est pas concluante. Sur ce point, Apotex se fonde exclusivement sur l'affidavit de D.M. Scrimger, associé du cabinet juridique Goodmans LLP, qui représente Apotex, et l'avocat qui avait plaidé la requête sur laquelle s'est prononcée la protonotaire Aronovitch. Il n'y a aucun affidavit d'un représentant d'Apotex précisant à quel moment et de quelle manière Apotex a été mise au fait de l'ordonnance de dépens, et le cas échéant, précisant le mandat qui a pu être donné à l'avocat d'introduire la présente procédure. L'affidavit souscrit par M. Scrimger n'est pas une preuve concluante de l'intention d'Apotex de déposer et de conduire le présent appel. Les observations générales faites par M. Scrimger dans ledit affidavit ou dans la correspondance annexée à l'affidavit sont au mieux évasives.

La durée de la prorogation

[5]                Dans la présente affaire, Apotex voudrait que soit porté à 60 jours, c'est-à-dire bien au-delà des 10 jours prévus par l'article 51 des Règles, le délai imparti pour faire appel de l'ordonnance de dépens. Je trouve que les explications données par l'avocat d'Apotex au soutien d'une telle prorogation du délai sont insatisfaisantes; et je trouve donc ce délai excessif.

Le préjudice pour la partie adverse

[6]                Lilly a sans doute peu souffert du retard, mais il demeure qu'elle a dû recourir à un avocat pour préparer ses arguments et comparaître devant la Cour. L'audition elle-même a nécessité environ deux heures.


L'explication donnée pour le retard

[7]                Le motif avancé pour expliquer le retard est le fait que M. Scrimger a négligé de lire l'ordonnance de dépens que la Cour avait fait transmettre par télécopieur aux avocats le 4 juin 2004, et cela malgré la lettre d'accompagnement, qui se réfère expressément tant à la version publique de l'ordonnance dûment paraphée du 14 avril 2004 (l'ordonnance principale) qu'à l'ordonnance de dépens (pièce D de l'affidavit de John Norman).

[8]                Peu après, la Cour avait transmis à chaque avocat une copie certifiée conforme des deux ordonnances (pièce E de l'affidavit de John Norman). M. Scrimger, a semble-t-il, décidé de les ignorer ou de ne pas les lire. Le 14 juin 2004, John Norman, l'un des avocats qui représentait Lilly dans cette affaire, a envoyé à M. Scrimger une lettre de rappel dans laquelle il exigeait le paiement immédiat de la somme de 10 000 $. Le relevé de transmission par télécopieur montre clairement que la transmission a bel et bien eu lieu (pièce F de l'affidavit de John Norman). Une deuxième lettre de rappel fut envoyée le 19 juillet 2004. En réponse à la deuxième lettre, M. Scrimger demande qu'on lui envoie une copie de la première lettre de rappel et une copie de l'ordonnance de dépens car « nous n'avons pas souvenir d'avoir reçu la lettre du 14 juin 2004 à laquelle vous vous référez, et nous ne savons pas de quelle ordonnance vous parlez » . Je ne puis accepter cette affirmation eu égard à la preuve documentaire contraire susmentionnée.

[9]                Je reconnais qu'il serait difficile de faire appel d'une décision qui n'a pas été communiquée à une partie, mais en l'espèce M. Scrimger a manifestement reçu copie de l'ordonnance de dépens et copie des deux lettres de rappel. Je suis d'avis que la preuve produite par Lilly sur ce point est digne de foi et convaincante. Or, Apotex n'a signifié son avis de requête que le 4 août 2004. L'avocat d'Apotex qui a plaidé la présente requête, M. Andrew Brodkin, affirme aujourd'hui qu'il y a eu « oubli » de la part de M. Scrimger. Cependant, il n'est pas question ici d'un atermoiement de seulement quelques jours. On parle ici d'un délai additionnel d'environ 50 jours. C'est cinq fois le délai habituel de 10 jours qui est accordé pour la signification et le dépôt d'un avis d'appel. Je suis d'avis qu'Apotex n'a pas donné une explication satisfaisante et crédible de la durée totale de la prorogation demandée. Par conséquent, au vu des circonstances, le délai est excessif.

Est-il conforme à l'intérêt de la justice que la prorogation de délai soit accordée?


[10]            Je reconnais que l'erreur d'un avocat qui a donné une explication satisfaisante de son retard dans le dépôt d'un avis d'appel peut, dans certains cas, constituer une raison valable d'accorder une prorogation de délai si l'avocat a par ailleurs des arguments défendables à faire valoir. Cependant, l'intérêt de la justice requiert que, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'accorder une prorogation, la Cour examine également la nature et l'effet de l'ordonnance de prorogation au regard des parties. L'octroi d'une prorogation de délai n'est pas ici conforme à l'intérêt de la justice. Aucun droit matériel n'est perdu par Apotex. L'examen d'une requête en prorogation de délai sur un aspect d'une ordonnance de dépens rendue au cours d'une procédure ajoute à la charge de travail déjà considérable de la Cour. L'ordonnance de dépens est très accessoire à la présente procédure, et la somme de 10 000 $ dont le paiement immédiat est ordonné est dérisoire par rapport aux sommes que les deux parties ont dépensées jusqu'à maintenant dans cette procédure.

L'appel lui-même paraît-il fondé?


[11]            Je ne crois pas que le bien-fondé relatif des arguments avancés par Apotex à l'encontre de la validité de l'ordonnance de dépens soit suffisant pour annuler les éléments négatifs susmentionnés. Je n'aurais pas accordé une prorogation de délai si l'affaire avait été soulevée à titre préjudiciel et mise en délibéré. Cela dit, j'ai eu l'avantage d'entendre les arguments approfondis des deux avocats sur la question de la prorogation de délai et sur le bien-fondé de l'appel. J'ai aussi examiné non seulement le contenu de l'ordonnance principale et son effet sur les parties, mais aussi les conclusions écrites respectives présentées par les avocats à la protonotaire Aronovitch à propos des dépens. J'ai aussi tenu compte de l'affidavit postérieur de H.B. Radomski produit par Apotex au soutien de la présente requête en appel. M. Radomski est l'avocat externe d'Apotex qui a la conduite de l'action. Le privilège revendiqué par Apotex s'étendait aux rapports, notes, mémoires et lettres rédigés dans le dessein d'aider les avocats à préparer et conduire la présente action. M. Scrimger, qui a aidé M. Radomski en cette matière, n'a examiné aucun de ces documents ni n'est intervenu dans la préparation de l'affidavit de documents d'Apotex (les réponses de la pièce « 1 » , annexe 2, données par Apotex, qui concernent la question 384, de même que les appendices 1, 2 et 3, qui énumèrent les documents visés). Dans son affidavit, M. Radomski donne une description détaillée des trente-huit documents à l'égard desquels un privilège était revendiqué.

[12]            Le point de savoir si Apotex avait ou non des « points défendables » à exposer devant la Cour est largement théorique puisque Apotex ne m'a pas persuadé que la protonotaire Aronovitch s'est manifestement fourvoyée lorsqu'elle a rendu l'ordonnance de dépens (auquel cas il m'aurait fallu instruire cette affaire depuis le début puisque l'ordonnance de dépens ne soulève par elle-même aucune question essentielle pour l'issue finale du litige).

[13]            Dans cette action en contrefaçon de brevet, Lilly affirme qu'Apotex a contrefait huit de ses brevets. Les brevets en question concernent des procédés ou des composés intermédiaires qui servent dans la production du cofacteur antibiotique. Les questions de contrefaçon seront résolues par comparaison des procédés revendiqués et des procédés employés par les fournisseurs d'Apotex pour produire des cofacteurs en nombre. Le 19 août 2003, Lilly déposait une requête en production des communications entre Apotex et ses fournisseurs. Apotex avait la charge d'établir l'existence d'un privilège dans les documents en question. La protonotaire Aronovitch, en tant que protonotaire chargée de la gestion de l'instance, a donc ordonné à Apotex de déposer une requête en vue d'être dispensée de produire ces documents.

[14]            C'était là l'objet de l'ordonnance principale rendue par la protonotaire Aronovitch le 4 avril 2004, ordonnance dont les parties n'ont pas fait appel, d'après ce que je constate. Chacune des parties chante victoire, mais ce n'est pas un point qui puisse être décidé à titre final par la Cour dans le présent appel. Bien que l'issue de la procédure soit un facteur pertinent, elle n'est que l'un des nombreux facteurs dont la Cour peut tenir compte pour attribuer les dépens et décider qui devra les payer. Sur ce point, la Cour dispose d'un pouvoir discrétionnaire total dans le calcul des dépens, et plusieurs des facteurs énumérés dans l'article 400 des Règles peuvent être pris en compte par la Cour lorsqu'elle établit les dépens qu'il convient d'adjuger. Par exemple, la Cour peut prendre en compte la complexité des questions, la quantité de travail, la conduite d'une partie, le fait qu'une partie a négligé d'admettre un fait, etc. De plus, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour peut tenir compte de « toute autre question qu'elle juge pertinente » (alinéa 400(3)a) des Règles).


[15]            Une lecture de l'ordonnance principale montre que, le 4 avril 2004, la protonotaire Aronovitch a jugé qu'Apotex avait indûment refusé la communication de trois documents non privilégiés, encore qu'elle eût déclaré privilégiés les documents restants. La protonotaire Aronovitch a aussi jugé qu'Apotex avait indûment refusé la communication de renseignements factuels qui, de l'avis de Lilly, intéressent le point essentiel de la défense d'Apotex, ce sur quoi je n'ai pas à me prononcer ici. La protonotaire Aronovitch a aussi estimé qu'Apotex avait indûment refusé de répondre à des questions factuelles se rapportant aux informations sur le procédé qui figuraient dans les documents privilégiés. Par ailleurs, la protonotaire Aronovitch a estimé qu'Apotex avait tardé à trouver les documents et à revendiquer un privilège dans lesdits documents :

[traduction] Finalement, comme je l'ai dit, les lenteurs à trouver ces documents et à revendiquer un privilège les concernant, bien qu'elles posent problème, ne changent rien au fond de l'affaire. Elles imposent cependant à Apotex une obligation accrue de faire sa part dans l'accomplissement des interrogatoires préalables, depuis longtemps attendus, en stricte conformité avec la présente ordonnance. [Non souligné dans l'original.]

[16]            À la suite de cette ordonnance, la protonotaire Aronovitch a ordonné aux parties de présenter des conclusions sur les dépens. Le 3 juin 2004, elle ordonnait à Apotex de payer à Lilly une somme de 10 000 $ à titre de dépens, payable sur-le-champ. Les motifs exposés sont les suivants :

[traduction] Vu les lenteurs à produire les documents, ainsi que le fait que la requête était à la fois complexe et à mon avis parfaitement inutile puisque les parties auraient pu s'entendre pour protéger le privilège tout en permettant la communication des faits et documents pertinents, je suis d'avis qu'un accroissement des dépens est justifié et je fixe donc les dépens à la somme de 10 000 $.


[17]            Un examen microscopique des éléments de preuve et des arguments avancés par les avocats n'est pas justifié. En l'absence de circonstances très spéciales (qui ne sont pas présentes ici), la question accessoire des dépens ne devrait pas servir d'excuse pour mettre en doute ou revoir les conclusions de l'ordonnance principale, dont appel n'a pas été interjeté. S'agissant de l'ordonnance des dépens, la Cour ne devrait pas se préoccuper de retenir des facteurs ou de les évaluer de nouveau, mais devrait plutôt se limiter à vérifier si la protonotaire a ou non pris en compte et appliqué les facteurs pertinents. Malgré l'argumentation habile de M. Brodkin, il m'est tout simplement impossible de dire que la protonotaire Aronovitch a tenu compte de facteurs hors de propos, qu'elle a agi d'une manière abusive ou arbitraire ou qu'elle a manifestement eu tort d'accorder plus d'importance à certains facteurs. Sa décision sur ce point repose sur la preuve versée dans le dossier et elle n'est certainement pas irrationnelle. Par ailleurs, en tant que protonotaire chargée de la gestion de l'instance, la protonotaire Aronovitch a été intimement mêlée à la présente procédure et elle comprend donc parfaitement les circonstances, la nature et les résultats de la requête à l'égard de laquelle l'ordonnance a été rendue. D'ailleurs, nombre des ordonnances de communication de la preuve qui ont été rendues dans la présente procédure l'ont été par elle et elle est donc tout à fait à même de comprendre les circonstances entourant la requête relative au privilège. Raison de plus pour la Cour d'adopter ici une approche circonspecte, et tout particulièrement en ce qui a trait aux dépens.

[18]            Pour ces motifs, il ne peut être fait droit à la présente requête. Par conséquent, l'ordonnance de dépens enjoignant à Apotex de payer sur-le-champ la somme de 10 000 $ ne sera pas modifiée. Au vu du résultat de cette requête en prorogation et en appel, et compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire, et eu égard au fait que cette procédure n'aurait pas dû être introduite, j'estime qu'il est juste et raisonnable d'accorder à Lilly, à titre de dépens, la somme de 3 000 $, payable sur-le-champ.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente requête déposée par Apotex en vue d'obtenir une prorogation de délai ainsi qu'une ordonnance annulant l'ordonnance de dépens rendue par la protonotaire Aronovitch le 4 juin 2004 soit rejetée, avec dépens en faveur de Lilly, selon la somme de 3 000 $, payable sur-le-champ.

                   « Luc Martineau »                  

                              Juge                               

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-1321-97

INTITULÉ :               ELI LILLY AND COMPANY et

ELI LILLY CANADA INC.

                                demanderesses/(défenderesses reconventionnelles)

et

APOTEX INC.

                                    défenderesse/(demanderesse reconventionnelle)

et

SHIONOGI & CO. LTD.

                                                             défenderesse reconventionnelle

LIEU DE L'AUDIENCE :                              OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 21 SEPTEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :                                   LE 30 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Patrick Smith                                                     POUR LES DEMANDERESSES

Andrew Brodkin                                                POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson                                            POUR LES DEMANDERESSES

Ottawa (Ontario)

Goodmans                                                         POUR LA DÉFENDERESSE

Toronto (Ontario)

Smart & Biggar                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Ottawa (Ontario)                                               RECONVENTIONNELLE


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